Aéroplanes
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Aéroplanes L'enthousiasme des feuilles est illimité. A chaque étape, il semble que la France ait gagné la bataille d'Austerlitz. Le mot a été dit, et bien d'autres, aussi inattendus. Je ne les ai pas notés, parce que je n'ai pas grand goût pour ce genre de cueillettes, et puis il y en avait trop. Pour qui ne participe que peu à ces sortes de fêtes, cela semble singulier, mais les psychologies diffèrent et il faut admettre et chercher à comprendre honnêtement celles qui nous sont le plus lointaines.
On a dit que le départ des aviateurs pour ce qu'on appela le Circuit de l'Est avait attiré, à cinq heures du matin, cinq cent mille personnes. C'est difficile à croire, mais il est certain qu'une partie de la population manifesta du délire et que, sur le parcours, ces concours de peuple se renouvelèrent, plus ou moins nombreux. De quoi est fait cet enthousiasme ? Il y a d'abord la curiosité ; on veut voir comment c'est fait, comment ça se met en route, comment ça vole ; ensuite la vanité : pouvoir dire qu'on était là, qu'on a examiné la chose en connaisseur, encore qu'on n'y connaisse rien, que d'ailleurs les sports vous passionnent, mais sans ajouter : surtout celui-là, parce qu'il est le dernier venu, parce qu'il est à la mode. Il y a encore un autre élément, le plus sincère, le plus naïf et le meilleur : la confiance dans l'avenir illimité de la nouvelle découverte, la certitude que cela va, définitivement cette fois, changer la face du monde. « Les rails des vieux chemins de fer, disait un de ceux-là, c'est encore bon à quelque chose, cela aide à repérer sa route. »
L'idéal moderne s'est porté sur les moyens de transport. Lors de la grande fièvre des automobiles, on parlait déjà des chemins de fer avec un dédain ironique. Maintenant qu'il semble que les automobiles aient toujours existé, c'est l'aviation qui est le recours des gens à idéal. Ils ont leur plan, ils ont leur rêve : c'est demain que leur vie sera, grâce à l'aéroplane, définitivement enchanteresse. Parmi les vingt mille voyageurs qui piétinaient l'autre soir à la gare Saint-Lazare, combien y en a-t-il qui n'ont pas dit : « Ah ! quand nous aurons les aéroplanes ! »
Or, la destinée de ces engins semble dès maintenant à peu près fixée : ils pourront être utilisés, dans certaines condition, comme éclaireurs, par les armées. S'ils ne servaient qu'à cela, ils ne serviraient à rien du tout, car toutes les armées en seraient bientôt pourvues : on se tuerait réciproquement un peu plus vite, mais on se déroberait également avec plus de facilité, et c'est tout.
On n'en admirera pas moins, je pense, la merveilleuse hardiesse de ces hommes aériens qui ont donné tout à coup bien plus que l'on n'attendait d'eux. Ils ont atteint à l'art. Laissons l'utilité. Quelquefois cela grandit et quelquefois cela rapetisse. Un vieux rêve naïf est réalisé : il y a des hommes qui volent comme les oiseaux et, comme les oiseaux, quand il fait beau temps.
Mais comme on se rend compte, puisque la majorité des hommes a besoin d'un idéal extérieur à soi-même, que les religions déclinantes détenaient le meilleur de tous ! Elles seules pouvaient tout promettre et ne jamais rien réaliser, sans que l'on songeât à se plaindre de leurs mensonges ! Quelle merveilleuse invention que l'au-delà ! Ah ! l'homme ne fait pas de progrès dans l'illusion. Il veut maintenant toucher du doigt ses chimères, et il les touche et les flatte. Elles lui appartenaient peut-être davantage, quand elles étaient loin de sa main (398e épilogue).
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Alcool
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L'Alcool La science se plaint des ravages de l'alcoolisme, ¾ mais qui inventa l'alcool, « industrialisa » l'alcool, sinon la science elle-même ? Et pourquoi vient-elle renier son œuvre et ses conséquences inévitables ? Stupide Science qui dit à l'homme : voici un verre de joie, ne le bois pas, cela te ferait mal au cœur ! N'écoute pas, peuple, les remords de la Science, bois, saoule-toi, anéantis dans l'oubli la moitié de tes heures de labeur ; trempe ta soupe à l'eau-de-vie, en attendant qu'on te vole ce plaisir-là, comme on t'a volé tous les autres, peuple triste, peuple sans espoir, chair à mitraille, à fièvre, à grève et à famine. Ah ! sale peuple, quand l'eau-de-vie vaudra un louis la bouteille, tu ne te saouleras plus et tu pourras te regarder vivre, et on rognera de ton salaire la part de l'ivresse et on la mettra à la caisse d'épargne pour la Patrie (40e épilogue).
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Architectes
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Architectes J'avoue que l'affaire Chédanne m'avait d'abord fort réjoui. Non que j'en veuille particulièrement à cet honorable hors concours, décoré de plusieurs ordres, mais les architectes me sont tous horrifiques. Pendant que l'on en tient un, me disais-je, on va, j'espère, lui faire subir quelques supplices choisis, analogues à ceux qu'ils nous infligent sans relâche, et je regrettais mentalement l'abolition de la torture. Je n'avais qu'un regret, c'est que celui sur lequel on avait mis la main ne fût pas celui qui a perpétré les clochetons infamants de la « Samaritaine ». Je ne pouvais proposer sérieusement qu'on le pendît au pendentif de l'une de ses pagodes biscornues. « Nous y avons pensé, m'aurait-on dit, mais ce n'est pas lui le coupable. Qu'importe ! Il est de la corporation ! » Mais je me fusse heurté à toutes sortes de difficultés administratives et judiciaires. Ce sera, souhaitons-le fermement, pour une autre fois. Avec quel bonheur les Parisiens ne verraient-ils pas gigoter à l'immonde potence l'être sans goût, sans pitié qui a déshonoré les bords de la Seine ! Allez voir cette ordure, si vous l'ignorez encore et, si vous n'avez pas les nerfs trop sensibles, gagnez les environs de l'Institut et de la Monnaie, sur le quai Conti, d'où l'on voit bien « ce petit morceau d'architecture fantastique dans le goût esquimau, rickapoo, ou hottentot », comme dit Edgar Poe ; et vous ne pourrez que murmurer (oh ! tout bas) les mots mémorables de Mallarmé qui semblent inspirés par les architectes modernes : « Les cochons ! les cochons ! les cochons ! » (422e épilogue)
Architecture
Architectes
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Archives
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L'AFFAIRE DES ARCHIVES
Les Archives Nationales sont un ancien hôtel très beau et très ancien où l'on entasse toutes les paperasses administratives dont les ministères n'ont plus besoin. Qui en a besoin ? Personne. Mais on pense aux futurs historiens et l'on classe et l'on ficèle et l'on étiquète. Pourtant, après avoir admis tout, on réfléchit. Est-ce que ce tas sera vraiment utile, même à un historien de petits papiers ? Il y a une limite à la curiosité et il y en a une à la patience, il y en a une à la place surtout. Alors, on liquide une série, puis une autre et l'on se sent meilleur.
Voilà enfin quelques étagères libres pour ce qui peut être considéré comme de vrais documents. A la suite d'une de ces liquidations, on a beaucoup crié contre le directeur des Archives, M. Langlois. « Comment ! vous faites mettre au pilon les sources mêmes de l'histoire de France ! » « J'en serais bien surpris, pourrait répondre M. Langlois. Je me débarrasse de ce qui empêcherait nos neveux de voir l'histoire d'aujourd'hui. Ne confondez pas les broussailles avec les jeunes arbres. » Et puis, quand même il y aurait un peu d'arbitraire dans les choix que fait le directeur des Archives, il aurait encore raison. Ne sait-on pas avec quelle rapidité s'entassent et montent les vieux dossiers de la Cour des Comptes ? A peine inauguré, l'hôtel qu'on lui a construit menace d'être insuffisant. Le papier gâché est un ennemi redoutable. Il s'avance, il inonde, il noie. Qu'on établisse des règlesde déblaiement, mais que l'on déblaie. Ne pensez pas seulement aux Archives d'aujourd'hui, pensez à celles de demain, à celles d'après demain. Voyez, en un autre domaine, mais tout proche, celui du livre, où nous mène la manie de tout conserver ! Mesurez l'inondation dans cent ans, c'est-à-dire doublez la Bibliothèque nationale ; dans deux siècles, doublez encore, et ainsi de suite. Un jour viendra où le calife Omar sera considéré comme undes bienfaiteurs de l'humanité (Nouvelles Dissociations).
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Armée
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L'AGE
L'habit militaire met ceux qui le portent à l'abri des atteintes de l'âge. Une fois entré dans ces étoffes de diverses couleurs, généralement rouges pour le pantalon et noires pour le dolman, l'homme participe du fer, du bronze, du marbre, du zinc et du caoutchouc. A quarante ans, il fait la culbute comme un écolier ou comme un élève du Collège d'athlètes. A quarante-cinq ans, il entre dans l'adolescence, passe ses derniers examens et se prépare à la vie sérieuse. A cinquante ans, il est propre au mariage et à la procréation. Vient l'âge mûr, qui le mène jusqu'à soixante-dix ans et au delà, parfois jusqu'à l'âge de Mathusalem. « Il est tout jeune, disait un général d'un de ses collègues, tout jeune. Songez qu'il n'a que cinquante-quatre ans ! » Cette appréciation serait folle si elle s'appliquait à un civil, mais l'uniforme préserve et conserve, en même temps que, je ne sais par quelle force inhibitrice, il s'oppose au développement des grandes forces martiales du commandement et de l'organisation : un militaire n'est plus apte au rôle de Condé, de Napoléon, de Desaix, de Marceau qu'à un âge qui, pour les humains ordinaires, se dirait « très avancé », et c'est sans doute pour cela qu'il n'y a plus de grands généraux. Ils sont tous morts avant d'avoir atteint l'âge du génie militaire. Des hommes de bien se sont émus de cette situation singulière, qu'ils ont étudiée sans résultat appréciable sous le nom de « rajeunissement des cadres ». Mon incompétence me commande de m'arrêter là. Je me suis borné à rassembler quelques vues nouvelles qui pourraient, il me semble, servir de point de départ à une science nouvelle : la biologie militaire. Plus modestement, on pourrait tenter un essai sur l'influence du drap d'uniforme, des galons et plumets sur l'évolution organique de l'homme. On voit le genre (Dissociations).
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Art
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REPONSE A UNE ENQUETE (1899)
Sur l'indépendance de l'art
Il y a dans le livre de Tolstoï une définition ou une explication de l'art qui n'est pas mauvaise; on peut dire en la prenant pour point de départ : L'art est l'expression de la Beauté. L'Art est de la beauté exprimée par une œuvre humaine. Une œuvre d'art est une œuvre où l'homme a traduit, au moyen de formes sensibles ou intellectuelles, l'idée ou la sensation du beau.
On peut dire encore plusieurs choses, toutes parfaitement inutiles, quoique justes et vraies; mais on ne peut pas dire :
« L'art constitue un moyen de communion entre les hommes s'unissant par les mêmes sentiments, » car cette définition s'appliquerait indifféremment à la religion, à la morale, au patriotisme, à la science, à toutes les activités qui ont une valeur sociale.
L'art a un but particulier et tout à fait égoïste : il est son but à lui-même. Il ne se charge volontiers d'aucune mission, ni religieuse, ni sociale, ni morale. Il est le jeu suprême de l'humanité ; il est le signe de l'homme ; il est la marque du désintéressement intellectuel. Il affirme le divin ; il tend à sortir des contingences ; il se veut libre, il se veut inutile, il se veut absurde, c'est-à-dire en désaccord avec les forces mêmes de la nature qui tiennent l'homme dans une étroite servitude.
Si l'on donne à l'art un but de moralité, il cesse d'être, puisqu'il cesse d'être inutile. II est impossible qu'une œuvre soit voulue en même temps d'art et de moralité ; l'antinomie est absolue.
Cependant la tendance des hommes est de faire servir à leurs besoins même l'inutile. C'est ainsi que l'on attribue à telles œuvres d'art pur une signification seconde, surajoutée arbitrairement et tellement factice qu'on peut l'ôter, la remettre, la changer comme ces robes des idoles espagnoles sans que l'œuvre ait rien perdu de son caractère désintéressé : elle y gagne parfois un nouveau sourire d'ironie et de pitié.
Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme Tolstoï, croyant faire à la fois de l'art et de la morale, a fait de l'art pur, malgré son désir et malgré sa volonté. Cela est rare et les hommes de génie eux-mêmes sont punis, le plus souvent, et réduits à la médiocrité, quand ils ont voulu se servir de l'art, au lieu de le servir. Je ne demande pas que, dans le désarroi futur, on respecte ce refuge suprême. Si tous les sanctuaires doivent être détruits, celui-là ne sera pas épargné et il est très probable que les prochaines civilisations, entièrement utilitaires, matérialistes, scientifiques et morales, se soucieront peu de jouer à faire des tableaux, des poèmes ou des dômes. Si elles admettent encore une sorte d'art, cela sera de l'art « social », pour que l'art soit nié sous son propre nom.
Ainsi Tolstoï, dont les paroles m'épouvantent, aura raison dans l'avenir, - à moins que l'avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à moins qu'il ne ressemble, tout bonnement, et au présent et au passé (Le Chemin de velours).
Le sens artistique du public contemporain ?
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Astrologie
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L'ASTROLOGIE
Ce qui maintient un certain crédit à l'astrologie, dont un procès récent rappelait l'existence, c'est l'antiquité de son origine, les mages, la Chaldée, son rôle dans l'histoire de France, la célébrité de quelques-uns de ses adeptes et même de ses maîtres, car enfin Képler ne fut pas seulement un des fondateurs de l'astronomie, il tirait des horoscopes et y gagnait sa vie. Pour chimérique qu'elle soit, c'est une science distinguée, propre et qui entre en conciliabule avec les sept planètes, en quoi elle est bien supérieure à la rhabdomancie, la chiromancie, la géomancie, voire au marc de café. Il y a donc encore des astrologues. J'en ai connu quelques-uns, parmi lesquels M. Ely Star, présentement en cause. M. Ely Star avait le défaut, ou l'agrément, d'escamoter fort adroitement les pièces de cent sous. Il les rendait d'ailleurs après les avoir avalées fort prestement. Cela lui valait des murmures flatteurs parmi la société. C'était, quand je le vis, un astrologue bon enfant et qui vous dévoilait volontiers les arcanes. Un autre, M. L. D. B., était plus gourmé, presque taciturne. Il ne parlait qu'après dîner et pourvu qu'il eût trouvé un louis sous sa serviette. C'était un astrologue cher. Il ne vous dévoilait pas votre horoscope à moins de cent francs. Cela contrariait Huysmans qui, doué de toutes les crédulités, lui aurait volontiers demandé, sur le tard, le secret de sa destinée. Les astrologues ont toujours des fidèles. Le système planétaire est plus productif pour eux que pour les astronomes. Ils le vendent d'ailleurs sous toutes les formes et surtout sous la forme talismanique. Comme à chaque planète correspond une pierre précieuse particulière, le talisman a pénétré dans la bijouterie. On ne doute pas de la valeur d'un talisman qui a pris la forme d'une bague ornée, un diamant de beaucoup de carats. L'astrologue est beaucoup plus malin que l'on ne croit (Dissociations).
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Baiser
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LE BAISER
Rien ne m'amuse comme de lire dans une revue bêtement scientifique (car il y a une qualité de science qui augmente la bêtise humaine) une diatribe contre le baiser. Tous les paradoxes sont déchaînés. Il y a des gens qui vous enseignent tranquillement que le baiser est un exercice anti-hygiénique. Je le croirais assez volontiers, mais cela m'est, et quasi à tout le monde, je suppose, parfaitement égal. A vrai dire, tout est anti-hygiénique, tout est malpropre, et la vie elle-même, mais il y a des choses qui sont malproprement agréables et d'autres malproprement désagréables. Pour vivre selon les préceptes de la science des imbéciles, il faudrait éviter les unes comme les autres. Vraiment, il vaut mieux s'en tenir à la vieille notion de la propreté vulgaire, celle qui se confond avec la décence, et pour le reste se livrer bravement à ses instincts. C'est ce que fait l'humanité civilisée et c'est ce qu'elle fera toujours, en se moquant des pédagogues scientifiques, qui ont à peu près la mentalité d'un médecin de Molière. Les amants se baisent sur les lèvres et le professeur d'hygiène surgit : « Malheureux, que faites-vous ? Vous ignorez donc que la salive contient tels et tels microbes et quelquefois d'autres plus dangereux encore ? Regardez-vous, mais ne vous touchez pas, surtout avec les lèvres. La science le défend. » Je ne crois pas que le jour vienne jamais où les amants se détourneront de leur plaisir, effrayés et obéissants. Pourtant les hommes sont si bêtes et ils sont si peureux ! Non, pas à ce point-là. Les amants répondront toujours : « Notre amour est plus fort que la peur. Notre désir est plus fort que la vie. » Et ainsi la sensibilité, qui a créé la civilisation, la sauvera de la tyrannie du scientisme dogmatique (Dissociations).
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Un cœur virginal, illustré par Siméon.
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Bibliophilie
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L'AME DU BIBLIOPHILE
Il n'est pas toujours facile de pénétrer dans l'âme d'un bibliophile, de démêler les raisons pour lesquelles il convoite un livre, en dédaigne un autre. Le bibliophile est un être fort subtil et beaucoup moins fol que le public ne le croit. Fini, le temps où on pouvait encore se le représenter sous les traits dessinés par La Bruyère, enfermé dans sa tannerie et couvant d'un œil jaloux des livres magnifiquement reliés et qu'il n'ouvrait jamais. Fini de se le figurer comme un maniaque n'ayant d'autre motif à préférer une édition que la faute d'impression qui la dépare. Le bibliophile contemporain doit être un homme de goût, avoir des lettres et savoir se décider autant pour des motifs littéraires que pour des motifs matériels ou de pure curiosité. Il doit suivre la mode, nécessairement, mais avec prudence et ne pas craindre de dédaigner ce qu'elle prône sans raisons valables, de rechercher ce qu'elle néglige. Il doit avoir, ce qui a trop manqué à beaucoup de ses prédécesseurs, l'esprit critique, ne pas moins se connaître en littérature qu'en papiers et en parfaits tirages. Son affaire est de conserver intacts des livres dont le texte offre une valeur certaine, de les conserver avec toute la fraîche apparence qu'ils eurent à leur apparition. C'est de là que vient l'extrême importance qu'ils attachent à leur couverture et vraiment il faudrait être un barbare pour se moquer d'un tel souci, car la couverture est une peau et jamais écorché ne fut très séduisant. C'est grâce aux bibliophiles que l'on saura un jour comment étaient faits nos livres et quelle était leur beauté extérieure, car seuls ils exigent des papiers durables et seuls ils savent les vêtir avec soin. Tous les écrivains doivent aimer les bibliophiles (Petits crayons & Le Chat de misère).
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Bonheur
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LE BONHEUR
Deux milliardaires, Américains nécessairement, interrogés par un journal sur leur présent état d'âme, ont répondu qu'ils étaient heureux, aussi heureux qu'il est possible de l'être en ce monde. Cela va confirmer le populaire dans sa traditionnelle croyance que, malgré l'adage également traditionnel, c'est l'argent qui fait le bonheur et qu'on ne saurait en posséder trop, et qu'il faut tout sacrifier à sa possession, exactement comme un chrétien devrait sacrifier tout à la conquête de la bienheureuse vie éternelle. Il est bien certain que je ne saurai jamais par expérience si un, deux, trois ou six milliards entraînent fatalement avec soi le bonheur, mais, en dépit de l'aveu touchant de ces messieurs, j'en doute. Je crois fermement qu'il peut très bien arriver qu'un homme très riche, encore jeune et d'une santé ordinaire, éprouve un profond dégoût de la vie. Il y en a d'ailleurs des exemples, comme il y a des exemples encore plus nombreux, étant plus faciles à réaliser, de bonheurs parfaits fondés sur une médiocrité horatienne. C'est donc le vieux proverbe qui aurait raison, s'il n'est pas plus juste de dire que le bonheur est un état de hasard, qu'on le gagne comme on gagne le gros lot à la loterie, qu'on n'en connaît pas les conditions, ni la recette, et que d'ailleurs c'est peut-être un état inconscient, donc qui échappe à notre jugement. Oui, être heureux, autrement que de façon très passagère, aiguë et fugitive c'est là un état qui ne peut entrer dans la conscience ni même se concevoir extérieurement. C'est probablement un état chimérique. Aussi les religieux modernes, qui s'en servent comme d'un appât, ont-ils placé le bonheur dans une vie future où il est invérifiable. Les religions anciennes, qui n'étaient qu'une méthode pour éviter le plus grand malheur, à savoir la colère des dieux, n'avaient pas cette astuce et elles furent vaincues. Le bonheur est entré dans l'imagination des hommes. Est-ce un bienfait ? (Dissociations)
La société moderne semble née de la Révolution ; mais que seraient devenues les idées de la Révolution, sans les chemins de fer et les usines ? La démocratie vient-elle de la déclaration des droits de l'homme ou des manufactures d'objets de demi-luxe à bon marché ? L'influence des idées sur la marche physique des choses n'est peut-être qu'une illusion. Nous vivons une vie et nous en pensons une autre, mais nous sommes toujours enclins à juger que la vie que nous pensons se confond avec celle que nous vivons. Se croire heureux et être heureux, c'est la même chose. La vie n'est qu'une représentation et sa réalité vive nous échappe. Le peuple le plus malheureux de la terre peut se trouver content, et des peuples heureux, méconnaissant leur félicité, peuvent se précipiter dans les révolutions. Il est probable que la condition relative des hommes n'a jamais beaucoup changé. La paille, qui est le tapis des bœufs à l'étable, a été la litière des rois dans leurs chambres du Louvre. L'éclairage public date d'hier ; l'éclairage privé date d'avant-hier ; des vies éclatantes se sont déroulées dans cette même soumission au soleil, qui régit l'activité des animaux sauvages. Tout est relatif, voilà ce qu'il ne faut jamais perdre de vue. Rivarol plaignait les peuples qui ont ignoré le cheval et la voile, et nous rions des civilisations qui n'ont pas connu la vapeur; plus tard, on se moquera de nous, qui ne faisons encore que vingt-cinq lieues à l'heure. Mais quel rapport tout cela a-t-il avec les bonheurs personnels, dont la somme fait le bonheur social ? Le bonheur, c'est à cela enfin que se réduit la politique. Toute théorie politique est une théorie du bonheur. D'où la diversité des opinions, parallèle à la diversité des goûts. « J'ai entendu dire au célèbre Cuvier, dans une de ces soirées curieuses où il réunissait à ses amis français l'élite des étrangers : « Voulez-vous vous guérir de cette horreur assez générale qu'inspirent les vers et les gros insectes, étudiez leurs amours, comprenez les actions auxquelles ils se livrent toute la journée sous vos yeux pour leur subsistance (1). » Pour se guérir des dégoûts ou des haines de partisan, il faut incorporer l'activité politique à l'activité générale de l'animal humain, et comprendre qu'il ne peut y avoir un de ses actes, conscients ou inconscients, dont le but ne soit la recherche du bonheur. Aucun mot ne nous laissera dupe : Vérité, justice, liberté, socialisme, anarchie, autorité, fraternité, vertu, tout cela veut dire bonheur. Mais l'homme cherche toujours, trouve toujours, cherche encore et n'est jamais heureux : « La nature, dit Rivarol (2), l'a mis sur la terre avec des pouvoirs limités et des désirs sans bornes. »
(1) Stendhal, Mémoires d'un touriste, t. II, p. 22.
(2) Discours préliminaire, § VIII, Récapitulations.
Philosophie
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Bovarysme
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[...] Les deux forces qui mènent les hommes sont le désir de vivre et le désir de savoir, le sentiment et la curiosité, l'amour et la science. Le drame de la vie, c'est le conflit entre ces deux forces, c'est la lutte que nous menons tantôt contre l'une, tantôt contre l'autre. Quand elle se laisse dominer par l'instinct vital, l'humanité peut vivre une intense vie matérielle, mais elle la vit stupidement ; si elle obéit aveuglément à l'instinct de connaissance, elle peut monter très haut dans les régions intellectuelles, mais aux dépens des nécessités pratiques. La supériorité dans les hommes, ainsi que dans les nations, s'obtient quand les deux forces se font équilibre, quand la floraison intellectuelle est le résultat logique d'une forte vitalité matérielle.
Cet équilibre est extrêmement rare et quand il se produit, ce n'est que pour un instant. Individus et peuples se laissent inconsciemment dominer par l'une de ces forces et se trouvent, selon le cas, ou maintenus dans un état voisin de l'animalité, ou exaltés sans mesure intellectuellement.
Des deux états absolus, le moins naturel à l'homme est assurément l'état intellectuel. Une certaine dose d'intelligence provoque dans l'animal humain une ivresse singulière ; il se met à se concevoir autre qu'il n'est réellement, il se croit appelé à mener une vie entièrement différente de celle qui lui est assignée par la destinée. M. Jules de Gaultier appelle cette maladie des civilisés le bovarysme, d'après l'héroïne de Flaubert, Madame Bovary, qui en fut atteinte à un degré aigu. Petite bourgeoise campagnarde destinée à une vie honnête et calme, sans passions, sans aventures, elle s'imagine un jour, sous l'influence des idées romantiques, que le bonheur, c'est le rêve exalté, l'amour fougueux, l'irrégularité, et elle meurt victime de son illusion. Presque tous les personnages de Flaubert, le Frédéric de l'Education sentimentale aussi bien que les bonshommes de Bouvard et Pécuchet, sont atteints du même mal ; mais ils guérissent, reconnaissent leur erreur, finissent par revenir à la vie normale. C'était donc Emma Bovary qu'il fallait prendre comme type de cette aberration particulière ; le mot bovarysme est, d'ailleurs, des plus heureux et il est très probable qu'il restera et entrera dans la langue, où il comblera une lacune.
Tous les jours des médecins découvrent des maladies nouvelles ; cela veut dire, non pas que ces maladies soient réellement nouvelles, mais bien qu'on ne les avait pas encore différenciées d'avec les autres maladies connues. Le bovarysme est dans le même cas ; il a toujours existé, mais on le confondait avec diverses autres maladies de notre esprit, l'amour-propre, la vanité, la suffisance, l'ambition, l'inquiétude, l'inconstance. Il y a un peu de tout cela dans le bovarysme, mais son essence est très différente et très particulière, puisqu'il suppose que le personnage qui en est atteint se développe dans un sens absolument opposé à sa personnalité réelle.
Il n'est presque personne qui ne soit plus au moins atteint de bovarysme, qui fasse exactement le métier pour lequel il a les meilleures aptitudes. Le monde, sans cela, serait moins plein de fausses vocations, de faux talents, de fausses passions. Mais cette maladie, du moins, est un principe de mouvement ; poussés par leur illusion, beaucoup de gens se remuent dans la vie, qui, entièrement sains, demeureraient immobiles dans leur coin. Il arrive même que le bovarysme réussit et qu'un homme, qui veut très fermement exercer un métier pour lequel il n'était pas fait, arrive à y devenir maître. C'est un bovarysme de ce genre que M. Jules de Gaultier a cru découvrir dans les Goncourt. En se basant sur les aveux même de leur Journal, il les montre n'acquérant le style que par un labeur terrible, par des séances de travail qui les couchaient épuisés comme des manœuvres qui ont abusé de leur force. Evidemment, s'ils étaient doués d'une des qualités indispensables à l'écrivain, la faculté de voir, d'observer la vie, ils ne possédaient qu'à un degré bien moindre l'autre don indispensable, le style spontané. « A mon sentiment, écrit Edmond de Goncourt, mon frère est mort du travail et surtout de l'élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase. » Si c'est vrai, c'est effroyable. D'autres pages du même Journal nous montrent les deux frères, dans une sorte de folie du style, « chercher l'insomnie pour avoir la bonne fortune des fièvres de la nuit » ou bien « tendre à les rompre, sur une concentration unique, toutes les cordes de leur cerveau ». Je pense que l'on reconnaît le travail normal, légitime, à ceci : qu'il est exécuté joyeusement et sans fatigue. L'apparition de la fatigue est le signe que la mesure est comble.
Le bovarysme peut donc, quand l'homme est doué d'une forte volonté, avoir les effets de l'activité naturelle. Quand cela se produit, il est bien difficile de se rendre compte si la vocation était véritable ou factice. En somme on ne sait jamais bien ce qu'un homme aurait dû faire, pour remplir sa destinée ; pour se concevoir autre que ce que l'on est réellement, il faudrait être quelque chose de fixe, et l'homme vit en perpétuel changement. Ces réflexions que M. Jules de Gaultier n'a pas manqué de faire l'ont conduit à considérer le bovarysme au moins dans son principe, comme l'une des causes de l'idée d'évolution et l'un des moteurs de l'évolution elle-même.
M. Jules de Gaultier, avec une probité logique excessive, a fait contre son propre système philosophique des objections qu'il est possible de ne pas admettre, et dont le principal résultat sera, d'ailleurs, d'augmenter l'admiration de ses lecteurs pour la lucidité de sa pensée et l'ingéniosité hardie de son esprit philosophique (« Un nouveau philosophe. Jules de Gaultier », Promenades littéraires, 1904).
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Bruit
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LE PHONOGRAPHE
Le paysage est vraiment très agréable au pied de cette colline de Saint-Adrien, dentée de ses quatre tours de pierre blanche, où s'enfonce le profil de la petite chapelle creusée dans le roc. La Seine coule entre deux rives de feuillages et de roseaux que le vent couche comme de grands épis. Le ciel est tout pommelé d'un orage proche. Il ne passe personne sur la route et, sur le fleuve, on n'aperçoit que la barque du passeur. Je suis assis dans un grand verger de pommiers où sont semées des tables et des chaises pour les promeneurs du dimanche. Aujourd'hui, c'est le grand silence, qui est comme souligné par le tonnerre des trains qui franchissent les deux ponts de fer d'Oissel, et j'écris à une personne lointaine qui a goûté le charme de ce paysage et qui pense peut-être, à cette heure, au plaisir que j'y prends. Tout est doux. Une femme cueille des pommes vertes. Au loin, derrière les îles, un remorqueur traîne une file lente de péniches. Et, tout à coup, d'une auberge voisine, un phonographe graillonne et vomit un refrain de café-concert, simule la voix ébréchée d'un pitre. Alors, le paysage fuit, l'air s'alourdit, comme empuanti par cet air canaille, la mélancolie et le rêve disparaissent, on est transporté devant les planches où s'agitent les ineptes fantoches. Hélas ! on entend jusqu'aux applaudissements d'une foule ivre d'ineptie ! On protège les paysages contre les affiches, qui, du moins, sont muettes. Qui les protégera contre le bruit, le bruit stupide et salissant ? Mais voici le petit bateau blanc. Nous partons, cependant qu'un vieux pêcheur explique à un citadin la différence qu'il y a entre un canot et une yole (Le Chat de misère).
Le bruit
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Cafés
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Autres poètes, autres bustes. La place leur devient mesurée. J'entendais donc dire l'autre jour qu'on pourrait orner de leur effigie les lieux mêmes qu'ils ornèrent le plus souvent de leur présence. L'on verrait ainsi Moréas, sur un piédouche, au café Vachette ; la Closerie des Lilas serait, d'un commun accord, réservée à Paul Fort. Qui sait, si Verlaine avait eu son buste et sa gaine au François Ier, cela aurait peut-être préservé ce café de la destruction ? Je ne vois nulle irrévérence dans cette idée. Ne voit-on point aux foyers et promenoirs des théâtres les images en marbre des auteurs célèbres de la maison où retentit leur parole ? Et les cafés de la Rive Gauche ne furent-ils pas et ne sont-ils pas les portiques modernes ? Je le jurerais : l'Art Poétique de Verlaine a été écrit au café. C'est au café que Moréas, qui je le crois composait de mémoire, lançait ses vers nouveaux et plus d'une ballade française est née à la Closerie. Il est peut-être sorti des cafés et des brasseries plus d'œuvres mémorables que des bibliothèques, ces vastes tombeaux. Je connais un homme de science qui va y écrire ses articles de biologie et je sais qu'un philosophe y a conçu et en partie rédigé des études importantes. C'est que le café offre au rêveur et au méditatif la solitude modérément bruyante qui nous convient le mieux. Et puis le café est un endroit où on se sent libre, souvent plus libre que chez soi. On s'y réfugie également contre l'isolement et contre la promiscuité du ménage. Le café est aussi le lieu idéal pour les disputeurs, les discoureurs, les teneurs de cercle, les prêcheurs d'esthétique. L'âme des jeunes gens y est plus docile, s'y plie mieux à la bonne parole. Toutes les révolutions littéraires ou politiques sont nées au café (432e épilogue).
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Cartes postales
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Il y a une chose qui m'amuse toujours en voyage, c'est le rôle de la carte postale illustrée. On dirait vraiment que la plupart des gens ne se déplacent que pour avoir le plaisir d'envoyer à leurs amis la photographie des sites ou des monuments rencontrés sur leur chemin. Je me souviendrai toujours de cette famille faisant irruption à la terrasse d'un hôtel d'où l'on avait sur la mer et les rochers une vue des plus pittoresques. Ils arrivèrent, jetèrent un coup d'œil au paysage, s'assirent résolument en lui tournant le dos et se mirent à signer et à timbrer à l'envers des cartes postales. Puis leur besogne maniaque achevée, ils disparurent par les rues de la petite ville. On s'est beaucoup moqué des Anglaises qui admirent les tableaux des musées dans les descriptions de leur Baedeker ou de leur Murray, on peut bien rire un peu des Françaises qui ne regardent les paysages que sur les cartes postales. A quoi bon voyager, alors ? Il serait beaucoup plus simple de se rendre dans une bonne maison de photographie et de choisir là les images dont on voudrait faire croire qu'on en a contemplé la réalité. D'autant plus qu'il existe à Paris des agences qui peuvent faire parvenir à leur adresse, d'un point quelconque du globe, les lettres et les cartes qu'on leur remet. Je signale aux amateurs ce moyen de voyager économique et reposant. Voulez-vous faire croire à vos amis et même à vos simples connaissances que vous êtes en train de vous extasier sur les chutes du Niagara ? Rien de plus simple, et pas besoin de prendre le paquebot. Votre écriture fera le voyage pour vous et vous en retirerez beaucoup plus de considération que si vous aviez été expédier vous-même la preuve de vos excursions au Puy-de-Dôme ou à Roscoff. Je connais une de ces agences. Souffrez que je ne vous en décèle pas l'adresse. Croyez plutôt que j'ai beaucoup d'imagination. Cela me flattera (Petits Crayons).
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Cinéma
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Cinématographe. Le cinématographe menace-t-il le théâtre, du moins la sorte de théâtre qui est surtout un spectacle, qui s'adresse d'abord à l'œil ? C'est assez probable. La photographie cinématique aura le sort très brillant de la photographie statique. L'une a presque annihilé la gravure ; l'autre prendra presque partout la place du spectacle fourni directement par des mouvements humains. C'est que le cinématographe ne donne pas seulement une reproduction très suffisante et très peu coûteuse de tel spectacle organisé, il produit, et cette fois en des conditions encore meilleures, les grands spectacles de plein air, soit naturels, paysages, soit artificiels, telle une chasse à l'hippopotame, posée certainement, mais posée sur les bords mêmes du Haut Nil par les indigènes et les bêtes évoluant dans leur propre milieu. Le meilleur théâtre à machine dépenserait des centaines de mille francs pour ne donner de cette chasse qu'une caricature. Le cinématographe rend à merveille les paysages. Il me montrait hier les Montagnes Rocheuses, les chutes du Zambèze : le vent courbait les sapins ; l'eau bondissait. On voit la vie remuer. Au Zambèze, sous l'effort d'un remous, un petit arbuste, poussé au bord de l'abîme, s'agitait constamment, et ce tremblotis, venu de si loin se montrer à moi, me donnait je ne sais quelle émotion. Je m'intéressais à sa lutte ; quand on nous redonnera une nouvelle vue de cette prodigieuse mer d'écume, je chercherai cet arbuste courageux qui résiste à la puissance du fleuve : peut-être aura-t-il vaincu, peut-être sera-t-il vaincu, peut-être sera-t-il devenu un arbre.
J'aime le cinématographe. Il satisfait ma curiosité. Par lui, je fais le tour du monde, et je m'arrête à mon gré, à Tokio, à Singapour. Je suis les itinéraires les plus fous. Je vais à New-York, qui n'est pas beau, par Suez, qui ne l'est guère plus, et je parcours dans la même heure les forêts du Canada et les montagnes d'Ecosse ; je remonte le Nil jusqu'à Kartoum et, l'instant d'après, du pont d'un transatlantique, je contemple l'étendue morne de l'Océan.
Cette partie des spectacles cinématographiques est-elle la plus goûtée ? Je n'en sais rien, mais je ne le crois pas. Le goût moyen du public va surtout, il me semble, aux scènes fantaisistes, comiques ou dramatiques, mimées devant l'appareil. Ce sont des féeries, des ballets, des transformations, des apparitions, des changements soudains obtenus par des trucs de métier dont je ne pénètre pas le secret : il y a là un élément qui appartient en propre au cinématographe. La féerie à personnages vivants a beaucoup moins de souplesse, la transformation y manque de ces nuances que l'on peut obtenir par une sorte de fusion des images, par un chatoiement tout particulier des couleurs. Les couleurs, le cinématographe les rend parfaitement et comme il les donne par transparence, il les rend avec un éclat qu'elles n'ont pas toujours dans les spectacles ordinaires. Il y a cependant un grave défaut et qui demande à être corrigé : les chairs apparaissent uniformément d'un blanc blafard fort désagréable. Il faut arriver à donner aux figures, aux épaules et aux mains leur coloris naturel : après cela, on sera très voisin de la perfection.
Les scènes de la vie privée telles qu'arrangées pour le cinématographe, comiques ou tragiques, passionnent le public. Leur principal mérite est la clarté. Elles sont toujours simples, d'une intrigue élémentaire. Ce qui les sauve d'une entière banalité, c'est le cadre où elles évoluent ; c'est aussi le rapide changement de décor. Un conte mimé qui dure dix minutes se déroule en vingt milieux différents. S'il s'agit d'une poursuite, et il s'agit souvent de cela, des paysages variés se déroulent. J'ai vu une scène de ce genre nous montrer tout un petit coin de l'Espagne. La rapidité des mouvements augmente l'impression de vie. Elle est quelquefois très intense, et l'on oublie la vulgarité de l'histoire pour s'amuser aux détails. C'était bien curieux d'entendre, à Rouen, le bon public des samedis applaudir aux gestes des personnages chimériques, leur prodiguer des conseils de prudence, honnir le malfaiteur. Pour un peu ils auraient jeté des morceaux de sucre aux bons chiens fidèles, qui jouent fréquemment un rôle sympathique dans ces jeux innocents. Telle est la puissance de l'illusion qu'une photographie projetée sur un écran peut, tout aussi bien que la réalité, émouvoir nos passions.
Le cinématographe a une morale. Elle est morale avec intensité. La maison Pathé, qui fournit beaucoup de ces pellicules, ne plaisante pas avec les bons principes. Avec elle, on est certain que la vertu sera toujours récompensée, le crime puni, les amants réunis et dûment mariés, les hommes infidèles battus soigneusement par l'épouse outragée. Le cinématographe est populaire et familial. Il a une tendance à se vouloir éducateur. Cela lui passera, ou, du moins, à côté de ces scènes trop adonnées à la moralité courante, on nous en offrira sans doute d'un peu plus élevées. Bien des contes de Mérimée, de Maupassant feraient des spectacles mimés d'une belle intensité. Plusieurs drames de Shakespeare fourniraient encore des scènes fort captivantes. On conseille sans remords ces transpositions, car elles ne toucheraient pas à l'oeuvre même ; elles respecteraient le verbe.
Le verbe, c'est ce que le théâtre respecte le moins. Aussi est-ce un des charmes du cinématographe que l'on n'y parle point. L'oreille n'est pas froissée. Les personnages gardent pour eux les sottises qui leur sont coutumières. C'est un grand soulagement. Le théâtre muet est la distraction idéale, le meilleur repos : des images passent emportées par une légère musique. On n'a même plus la peine de rêver.
Mais le public ne va pas au cinématographe pour rêver, il y va pour s'amuser, et s'y amuse, puisque les grands théâtres ont trouvé utile de lui ouvrir leurs portes. Le Châtelet, les Variétés, le Gymnase donnent des séances de cinématographe, et on fait queue aux petites salles du boulevard dont c'est la spécialité. Le prix est partout sensiblement le même. Pour deux francs, on a un fauteuil d'orchestre et pour un franc, c'est encore une place que les théâtres font payer d'ordinaire cinq ou six fois plus. Ainsi, le cinématographe a résolu le problème du théâtre à bon marché ; c'est un avantage que le public a vivement apprécié, surtout cette partie du public qui ne va au spectacle que pour passer le temps et à laquelle le spectacle même est assez indifférent, pourvu qu'il offre un certain pittoresque. Il y a de ce côté un grand avenir pour le cinématographe, et plus d'un petit théâtre sera forcé, même l'hiver, de céder à la mode et de remplacer les acteurs par des ombres. Un spectacle cinématographique est monté une fois pour toutes et il pourrait fonctionner jour et nuit pendant un siècle. C'est une grande lanterne magique qui ne demande qu'un écran, une source électrique et un opérateur. Avec cela, aux Variétés on déroule une belle pantomime qui se différencie fort peu du spectacle animé dont elle est l'image vivante. Les acteurs jouent une fois, et c'est pour des années ; leurs gestes sont fixés, et ils pourraient périr tous dans une catastrophe que le spectacle n'en continuerait pas moins toujours identique à lui-même.
Considéré du point de vue scientifique, le cinématographe est une des plus curieuses et même une des plus belles inventions de notre temps. Quelques améliorations en feront un instrument parfait et véritablement magique. Je ne doute pas qu'un jour il ne nous donne les paysages avec toutes leurs couleurs, les nuances du ciel et des forêts (1). Alors nous connaîtrons vraiment la vaste terre jusque dans ses coins les plus inaccessibles et les mœurs diverses des hommes viendront s'agiter devant nous comme une troupe de danseuses dociles. Profitons-en. Bien sot ou bien incurieux qui dédaignerait ces spectacles. Ils sont pour l'intelligence un agrandissement singulier et quelquefois soudain. Le cinématographe, l'an passé, me renseigna, mieux que les récits confus des voyageurs, sur le Maroc. Je vis défiler l'armée, l'artillerie du sultan et je compris la bêtise des politiciens qui prenaient au sérieux la puissance de ce fantoche. C'était la leçon des yeux. Il n'y a que celle-là qui compte.
(1) Le premier pas est fait avec les photographies en couleur de MM. Lumière. Projetées sur l'écran, c'est la nature même avec peut-être un peu trop d'éclat.
CINÉMA
Le hasard m'a mené hier dans un cinéma. Je m'étais pourtant bien promis de ne pas m'y laisser reprendre. En peu d'années, ce spectacle est devenu d'une telle platitude, d'une telle bêtise, qu'on se sent vraiment humilié de faire partie, même pour un temps très court, du troupeau qui s'y délecte. Il y a certains films fabriqués en Italie, où se déroule, dans l'anecdote la plus inane, la sentimentalité la plus basse, qui semblent conçus pour récréer un peuple d'acéphales. On me dit que nous sommes mal tombés, que c'est une série choisie pour les enfants, qu'ordinairement il y a certains tableaux attachants ou curieux. J'en doute. Le cinéma, de plus en plus, est envahi par la mauvaise pantomime, le quiproquo facile, le truc vulgaire. Quelle déchéance ! Les premiers spectacles cinématographiques m'avaient plu et même enchanté, mais alors l'élément théâtre y faisait encore presque défaut. On donnait des vues de la nature, des grandes industries, des mœurs lointaines. Maintenant, c'est l'anecdote, une anecdote de morale en action, imaginée par des imbéciles et traduite par des acteurs sans talent ou d'un talent tout mécanique. Parmi toutes ces histoires turpides, on avait glissé tout de même la vue d'un paysage de Normandie, mais les feuilles des arbres remuaient tellement vite que c'en était absurde. De plus, cela se déroulait sur des airs de quadrille grivois, car il est convenu pour le peuple que la Normandie est un pays où on trépigne en buvant du cidre qui mousse. Ce qui est parfaitement idiot, car la danse y est quasi inconnue. Évidemment, je suis de mauvaise humeur et le cinéma n'est peut-être pas tombé partout aussi bas que je viens de le voir. Pourtant, je le crois sur une mauvaise pente(La Fin de l'art).
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Critique
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CRITIQUE
M. Brunetière vient de publier dans un grand journal de province, l'Ouest-Eclair, fort répandu par toute la Bretagne, une suite d'articles très intéressants sur Renan. Mais intéressants bien moins par le jugement qu'ils portent sur Renan que par celui qu'ils nous inclinent à porter sur M. Brunetière. Comme je l'ai déjà expliqué plusieurs fois, contre l'opinion commune, la critique est peut-être le plus subjectif de tous les genres littéraires ; c'est une confession perpétuelle ; en croyant analyser les œuvres d'autrui, c'est soi-même que l'on dévoile et que l'on expose au public. Cette nécessité explique fort bien pourquoi la critique est en général si médiocre et pourquoi elle réussit si rarement à retenir notre attention, même quand elle traite des questions qui nous passionnent le plus. Pour être un bon critique, en effet, il faut avoir une forte personnalité ; il faut s'imposer, et compter pour cela, non sur le choix des sujets, mais sur la valeur de son propre esprit. Le sujet importe peu en art, du moins il n'est jamais qu'une des parties de l'art ; le sujet n'importe pas davantage en critique : il n'est jamais qu'un prétexte. M. Brunetière aurait pu tenir, à propos du plus humble graphomane, la plus grande partie du discours qu'il a intitulé Autour de la Statue. [...] (« Renan et l'idée scientifique », Promenades littéraires)
Les hommes ou les œuvres, on les juge rarement d'après leur valeur propre, celle qui est indépendante du milieu, du moment ; on les juge, et cela convient bien à nos paresses, d'après l'accueil qu'ils reçoivent du public. Peu de critiques sont assez raisonnables, ou assez forts, pour oser, au moment où ils lisent un livre, en ignorer l'auteur. La couverture, la plupart du temps, dicte le prologue de leur opinion ; ils pensent moins à sentir librement qu'à disserter selon le goût du jour, et plutôt à ce qu'on dira d'eux qu'à ce qu'ils diront de leurs lectures. Ils ont peur de ne pas être suivis, et que l'autorité qu'ils ne tiennent que du peuple, le peuple la leur retire. Aussi que de soins et que de ruses pour ne pas arriver le premier ! Que de détours pour ne boire à la source qu'après le passage de la caravane !
Depuis dix ans, et plus, presque pas un critique de profession n'a porté le premier sur un écrivain nouveau un jugement décisif : de si heureuses et même glorieuses aventures ne sont échues qu'à des romanciers, à des poètes, à des « contemplateurs », à M. Mirbeau, à M. Coppée, à M. de Vogüé. C'est que le critique de métier, malgré tout le talent qu'il peut avoir, est dominé par deux vertus ou deux défauts, si l'on veut : la prudence et le scepticisme. Si une œuvre nouvelle est originale, elle lui paraît extravagante ; il fait le compte des règles qui sont méconnues, des usages qui sont blessés, et à mesure que les infractions s'accumulent son plaisir diminue. Il finit par se persuader que les œuvres vraiment supérieures ont toujours respecté la tradition des idées et la tradition de la forme, et il rejette parmi les productions bizarres le livre qui l'avait charmé tout d'abord. Le scepticisme professionnel a les mêmes effets, mais plus accentués. Le critique sceptique, toujours en défiance même contre sa propre sensibilité, est mené par la peur d'être dupe ; il adopte volontiers le ton de l'ironie ou même celui du badinage. Il craint l'enthousiasme comme une maladie et se tire de toutes les difficultés au moyen d'un sourire et parfois d'une grimace.
Cette attitude, plus ou moins accentuée, est tellement inhérente à la profession de critique, qu'on la rencontre jusque chez Sainte-Beuve, ce maître et ce modèle de tous les juges littéraires. Il fut parfois d'une prudence excessive et, chose extraordinaire dans un esprit aussi sûr, d'un scepticisme de mauvais goût. Les articles sur Balzac et sur Flaubert sont là pour prouver qu'il est bon qu'à côté du critique de profession, trop respectueux de la tradition, surgisse de temps en temps le critique occasionnel qui dit franchement ce qu'il sent et ce qu'il pense, sans autre souci que de se plaire à lui-même et de décharger sa sensibilité, comme on décharge une pile électrique (« Octave Mirbeau », Promenades littéraires, 1904).
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