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L'Espéranto et les naïfs. — L'esperanto est une des dernières langues artificielles, et celle qui a fait le plus de bruit parmi les naïfs depuis le défunt volapuk. Rien de plus aisé que de créer une langue artificielle ; il y en a bien d'ailleurs une centaine ; mais rien de plus malaisé que de faire qu'elle ait le sens commun et qu'elle puisse servir une seule fois, au cours des siècles, à exprimer clairement que deux et deux font quatre. L'esperanto n'est guère que de l'espagnol déformé ; dans le temps qu'ils ont mis à s'assimiler cet idiome lunaire, les malheureux espérantistes eussent appris le véritable espagnol ; et, car ce sont les mêmes, on le croit, s'ils avaient il y a dix ans donné leurs veilles à l'anglais au lieu de pâlir sur le volapuk, ils pourraient déjà converser avec la plus grande partie du globe. Je leur conseille, la prochaine fois que les journaux vanteront un nouveau langage factice, peut-être la « Langue Bleue », de se mettre à l'allemand, tout bonnement.

Remy de Gourmont, Mercure de France, juin 1901 & Epilogues, 2e série, Mercure de France, 1904.


LE LANGAGE INSTANTANÉ

Les députés de la Haute-Savoie pétitionnent, ce mois, au bureau de la Chambre pour l'organisation, à Paris, d'une première école modèle du « langage instantané ».

Il s'agit d'un alphabet universel qui résumerait tous les alphabets du monde en 45 lettres ordinaires, et inaugurerait pour toutes les langues une orthographe unique de la dernière simplicité. Les principes, non moins universels, du langage instantané, sont :

« Une seule lettre pour chaque son ;
« Le même son reproduit par la même lettre dans
toutes les langues où il se rencontre
. »

« Une seule lettre pour chaque son » implique, si nous comprenons bien, autant de lettres que de sons ; d'après cette méthode, en français, au lieu de cinq voyelles simples, de leur combinaison en diphtongues, et de leurs accents longs ou brefs, il y en aurait au moins quinze. Un très petit nombre de ces quinze lettres (qu'il faudrait inventer, puisqu'on veut des lettres isolées) pourrait resservir à orthographier d'autres langues. On aurait besoin, au lieu de l'i et de l'u, actuellement communs à plusieurs idiomes, de caractères nouveaux pour l'aï, l'iou et l'eu des Anglais, l'ou ou l'u des Allemands...

Millions et milliards d'économie, disent les prospectus : oui, il faudrait bien un milliard de lettres.

Alfred Jarry, La Revue blanche, n° 183, 1er juin 1901 & La Chandelle verte, Le Livre de poche, 1969.


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