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Une aventure géologique. La terre n'est pas finie, soit qu'elle ne soit pas tout à fait née, soit qu'elle ne soit pas tout à fait morte. Il est impossible de savoir si elle est jeune ou vieille, plus près de sa naissance que de sa fin. Mais ses mouvements intérieurs sont perpétuels ; si ce sont des travaux de consolidation ou des travaux de destruction, nul ne peut le dire. Un être terrestre commence à mourir le jour qu'il est formé ; la terre et tous les astres visibles et invisibles, puisqu'ils sont, sont en train de périr. Et les mondes qui ne sont pas encore sont déjà en train de naître.
Ainsi que les hommes qu'elle porte, la terre mourra tout entière. La douloureuse vie marche avec une certitude absolue vers l'anéantissement absolu. Cet événement, qui semble prodigieux à l'imagination, aura autant d'importance au sein de l'infini que l'écrasement d'un grain de blé sous une meule.
Il est bon de savoir cela ; il serait peut-être meilleur de l'ignorer. Mais nous sommes venus trop tard. D'ailleurs, comme le dit si bien M. Brewster, dans son Ame Païenne, le ressort de la vie n'est pas l'espérance, mais le plaisir d'exercer notre activité. Le monde n'a pas de but et n'en saurait avoir, puisqu'un but est une limite. L'homme croit en avoir un, et il ne l'atteint jamais ; ce qui n'a jamais découragé personne. On pourrait cependant dire que l'espérance, si elle n'est pas le ressort lui-même, est du moins la chaîne qui le tend et décuple sa force.
Illusion : l'espérance n'est sans aucun doute autre chose que la conséquence nécessaire d'un certain degré d'activité. Il n'y a pas qu'en morale où il soit urgent de renverser les valeurs ; presque tous nos raisonnements traditionnels sont basés sur des paralogismes. Le renoncement chrétien et le détachement philosophique, à moins qu'ils ne servent à dissimuler de grands desseins, sont des signes vulgaires de maladie. Un homme sain est toujours plein d'activité, et, partant, plein d'espérance. Dès que les héritiers de la catastrophe de Saint-Pierre auront surmonté leur trouble, de nouvelles maisons, des usines à rhum encore perfectionnées vont resurgir des cendres. Les terrains volcaniques sont d'une fécondité infernale ; les flancs du Vésuve produisent des raisins miraculeux. L'aventure de la Martinique s'oubliera comme celle de Pompéi, parce qu'il le faut, parce que si les hommes avaient, depuis que la terre est humaine, au lieu d'agir, pleuré leurs malheurs passés, il n'y aurait presque pas de civilisation. L'activité, qui nécessite l'espérance, nécessite aussi l'oubli. Un homme étant homme n'est pas libre de ne pas agir, non plus qu'une lampe allumée n'est libre de ne pas brûler. Naples en est la preuve, et Résine, dont les murs sont fondés sur la couche de lave qui recouvre la mystérieuse Herculanum.
Ce n'est pas la convulsion des Antilles qui ébranlera la confiance de l'humanité dans la vieille terre qu'elle aime et qu'elle déchire. L'événement est pourtant des plus graves, parce qu'il est de ceux qui nous laissent désarmés. La plupart des malheurs de l'homme arrivent par sa faute. On se récrie qu'il y ait eu à Saint-Pierre trente ou quarante mille victimes ; qu'est-ce que cela ? La Révolution et Napoléon furent des volcans autrement terribles que la montagne Pelée. Ces deux démons du patriotisme et de la dévastation tuaient toutes les semaines plus de jeunes mâles aryens que n'en étouffa en toutes ses rages la misérable petite soufrière. Mais l'activité d'un homme est brève, et celle d'un système politique ; l'activité géologique est éternelle, c'est-à-dire aussi durable au moins que l'humanité elle-même. C'est ce qui justifie l'épouvante, à de telles nouvelles. Rien ne pouvait donner aussi fortement la sensation de la fatalité. Il y a aussi, dans ces manifestations du feu, une absurdité qui nous gêne : écrasé, calciné par les avalanches de cendre rouge et de pierres enflammées, l'homme proteste en même temps qu'il meurt. Sur la rade de Saint-Pierre, il pleuvait de l'eau bouillante : voilà de ces démences de la nature capables d'enfanter, dans les imaginations ivres de terreur, des contes mythologiques.
La catastrophe géologique dépasse les moyens littéraires. Même shakespearien, le drame se détourne, fâché que les ironies soient trop fortes pour son rire tragique. Il laisse les anecdotes : la mort au pied de leurs affiches de ces deux candidats pleins d'injures (on doit le supposer) qui voulaient représenter devant la France ce qui n'est plus qu'un cimetière ; l'optimisme de ce gouverneur gardant ses bureaux ouverts pour rassurer et empêcher de fuir ceux qui, l'instant d'après, allaient tomber autour de lui ; la naïveté d'une population fétichiste qui attendait, des prières et des processions solennelles de l'Ascension, un grand secours contre la fureur de la montagne. Laissons aussi. On considérera plus volontiers que la cruauté des Dieux a fait taire certaines désaffections internationales : de même que les carnassiers, dont il s'éloigne peu, l'homme n'oublie sa férocité que sous les menaces d'un destin plus implacable encore que lui-même.
Et nous admirerons, comme Pythagore adorait le souffle des tempêtes, la justice de la Nature, qui, du milieu des ténèbres, dans la région au delà du Bien et du Mal, veille sur les hommes et les écrase tous indistinctement, au hasard de ses gestes,
Et, fessum quoties mutet latus, intremere omnem
Murmure Trinacriam...
Madame Humbert. Le père de cette femme célèbre avait des idées de grandeur, presque délirantes. Elles se tassèrent dans la fille et acquirent une puissance admirable d'expansion. Son premier acte fut de conquérir le fils d'un politicien heureux, estimé dans son parti pour la force de ses convictions et la rapidité de sa fortune. On paie les ministres ; on pourrait les faire payer. Ils disposent de tant de valeurs que les hommes sont prêts à acheter, qu'il leur faut une attention soutenue pour se maintenir pauvres. On ne dit pas que le vieux M. Humbert fut exempt de distractions ; on dit tout le contraire et que, intègre bourreau de l'Union générale, son intégrité lui fut obligeamment remboursée. Rien, dans nos honnêtes sociétés, n'est d'un meilleur rapport que la vertu ; mais la gestion en est délicate, tant qu'au moindre faux mouvement, « le masque tombe et le héros s'évanouit » . Si le vénérable M. Humbert (deux fois vénérable) n'inventa pas les millions Crawford, il en toléra avec indulgence l'évocation. C'est de chez lui que partirent les premières procédures ; il entretenait ses amis des phases de l'histoire : « Nous venons encore de gagner un procès, » disait-il, tout guilleret. Il est impossible qu'une femme, ignorante des subtilités de la chicane, ait imaginé une escroquerie aussi profondément judiciaire. L'ancien garde des sceaux était aussi un ancien répétiteur de droit ; ainsi ce professeur de « colles » en aurait poussé une à la magistrature, et si merveilleuse qu'elle mit plus de vingt ans à s'en dégluer. Il faut avoir étudié les codes et ses commentaires, ou avoir été mêlé à quelque long procès, pour savoir que la justice civile juge exclusivement sur pièces et sans aucun souci des personnes. Une procuration initiale donne la vie et le pouvoir à des générations d'avoués et d'avocats, sans que les juges aient, à aucun moment, aucun moyen de vérification. Il n'est pas sûr qu'en s'enquérant de la réalité des plaideurs Crawford, le premier président, l'autre, n'ait pas enfreint le droit strict. On vient de me citer un procès, parfaitement légitime, qui se plaida dix ans après que tous les ayants droit d'une des parties étaient morts. La loi voulut assurer l'impartialité des juges civils en les soustrayant au contact de leurs justiciables ; outre que c'est illusoire dans la pratique, puisque l'usage même est de visiter ses juges, dans certains cas cela est dangereux, au point que l'on voit maintenant.
Donc, il y a au commencement de l'histoire une forte tête judiciaire, un Humbert, un Dumort, un Parmentier ; il y a un inventeur, et cet inventeur est homme de loi. La femme, d'ailleurs, n'est jamais inventrice ; mais quand elle a compris un tour, avec quelle adresse elle peut le répéter et le compliquer ! Mise au courant de la partie d'échecs, Mme Humbert la poursuivit avec une adresse qui force l'admiration. Son inconscience morale, son impudeur sont parfaites. Elle porte des plaintes en diffamation contre les victimes qui se plaignent, les fait condamner et parfois les indemnise d'une aumône. Toute sa famille, dressée à l'escroquerie, lui obéit. C'est chez elle que l'on centralise les proies ; son hôtel est une somptueuse caverne de recel dont des gens sûrs gardent les entrées. Au centre de la vie sociale, une merveilleuse toile d'araignée est tendue, la Rente Viagère ; mais cela ne suffit pas, et l'on organise des battues. Au fond, la bande Humbert ne diffère pas beaucoup de la bande Julot qui dévalisait les villas autour de Paris. Seulement les uns usaient de moyens matériels, et les autres de moyens moraux. Comme pince-monseigneur, la Rente Viagère se servait de Léon XIII, de M. Loubet, de M. Edmond Rostand : comment douter d'un prospectus orné de si augustes faces ? Quant à la fin des deux bandes, elle est la même, et c'est le bagne.
Alors, l'admiration, qui n'a été que partielle, cesse tout à coup ; devant la vision du cinquième acte, un homme sain ne ressent plus qu'un profond dégoût. Tant d'intelligence apparente n'était en réalité, qu'une bêtise frénétique.
Remy de Gourmont, Mercure de France, juin 1902 & Epilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.
LA VÉRITÉ SUR L'AFFAIRE HUMBERT-CRAWFORD
Il est remarquable que les meilleurs esprits n'aient fait qu'entrevoir, malgré l'identité de date, la connexité de l'affaire Humbert-Crawford et de la catastrophe de la Martinique : la catastrophe de Saint-Pierre est du 8, annoncée, les jours précédents, par de peu moindres désastres ; c'est aussi le 7, au soir, que M. Romain Daurignac brûle ses papiers.
On a eu de nombreux exemples de ce cas d'aliénation mentale, qu'un homme, possesseur d'une considérable fortune, obsédé par le choix entre les divers usages qu'il en pourra faire, l'anéantisse. Il est évident que ce qu'incendiait M. Romain Daurignac, dans une folie subite déclenchée par l'hallucination du volcan, ce qu'il incendiait désireux de faire sa petite montagne Pelée, telle que la décrivaient les journaux, c'étaient les cent millions, en papier. Et ce qui le prouve, c'est qu'il s'est déclaré incontinent un feu de cheminée.
L'incendie des millions dans un accès de démence explique la faillite et la fuite Humbert ; le volcan de la Martinique explique l'absence des Crawford. Il serait absurde en effet que ces gens, que les dossiers de l'affaire attestent avoir beaucoup voyagé, n'aient point passé par la Martinique : et s'ils y ont passé, il serait contradictoire avec le génie même de cette affaire qu'ils n'aient point séjourné à l'hôtel Pelée précisément à la date de la destruction de tous les habitants.
Il serait toutefois plus glorieux pour la magistrature française qu'il n'y ait jamais eu de Crawford : leur non existence affirme l'omnipotence de la forme, et démontre ce dont on aurait pu douter qu'un procès peut se suffire à lui-même et marcher d'autant mieux que son mécanisme fonctionne à vide. Néanmoins, et encore qu'il nous soit pénible de le révéler, la vérité est autre : ce sont les Humbert et même toute l'affaire Humbert qui n'ont jamais existé : le tout est une habile réclame organisée à son propre profit par un bien vivant Crawford.
Un Crawford est à Paris ; cyniquement, il a substitué à son prénom celui, masculinisé, de Maria « l'éternelle fiancée » ; non moins cyniquement, à la place, chaude encore si l'on peut dire bien qu'elle soit en plein vent, de Barnum, il s'étale sur les murs ; ses affiches crèvent les yeux : MARION CRAWFORD, l'auteur de Francesca di Rimini au théâtre Sarah-Bernhardt.
Alfred Jarry, La Revue blanche, 1er juin 1902 & La Chandelle verte, Le Livre de poche, 1969.
Les Humbert et l'Illusion de fausse reconnaissance. Shelley, visitant pour la première fois l'Italie, se trouva tout à coup devant un paysage qu'il fut certain d'avoir déjà vu, et pourtant il savait que c'était impossible. L'émotion fut si débilitante qu'il s'évanouit. Jamais il ne pensa sans malaise à cette aventure.
Les faits analogues ou même identiques ne sont pas rares, l'explication en est difficile. Il est probable qu'il y a, dans la plupart des cas, deux sortes de visions successives : une première vision inconsciente, une seconde vision consciente. La vision inconsciente n'en laisse pas moins sa trace dans la sensibilité, mais l'esprit se trouve incapable de la localiser dans le temps. On a vu cela autrefois, c'est-à-dire antérieurement à la sensation présente ; et c'est tout. L'impression, étant faible, semble lointaine.
Il peut arriver aussi que cette fausse reconnaissance soit le résultat d'une erreur de jugement : et alors c'est le cas de ces milliers d'imbéciles qui, pour avoir vu le portrait des Humbert dans leur journal, croient les reconnaître à chaque pas dans la vie. On les a vus partout, ces êtres devenus fantastiques, et cette ubiquité n'est pas sans protéger le secret de leur cachette. Etre partout ou nulle part, c'est la même chose.
Pour expliquer ces petites hallucinations inévitables, les journalistes emploient depuis quelques années un mot commode : auto-suggestion. Un mot n'est pas une explication ; c'en est même tout le contraire. Auto-suggestion barre la route ; on s'arrête, on s'assied, satisfait de ne pas être obligé à un plus long effort. Le public n'en demande pas davantage.
Dans sa forme vulgaire, le fait se présente ainsi : on pense fortement à quelqu'un que l'on vient de quitter ou que l'on va voir, ou que l'on voudrait voir, et voici que l'on croit le reconnaître dans ce passant. Si la réalité concorde avec notre hallucination, c'est une hallucination vraie, une perception normale ; si elle ne concorde pas, et que nous ayons l'esprit sain et dispos, nous nous en apercevons très vite et nous passons. Les esprits malades ou débiles s'entêtent dans leur impression première, demeurent persuadés d'avoir vraiment vu ce qu'ils ont cru voir. C'est l'origine d'une quantité infinie de légendes et de superstitions ; c'est le fondement de beaucoup de religions et tout d'abord du christianisme.
Les hommes qui voyaient les faunes jouer dans les bois voient à cette heure Mme Humbert filer le long des routes en automobile ; les préoccupations d'aujourd'hui sont plus grossières, plus bêtes, elles ont diminué en qualité, mais leur nature est identique, et identiques les cerveaux où elles évoluent. Les paysans de jadis qui tremblaient devant le Loup Garou ; les hommes d'Etat du jour qui blêmissent à l'idée d'imaginaires complots ; les jeunes filles déréglées qui contemplent la bonne Vierge ; M. Haeckel, qui découvrit de chimériques monères ; et toute la chancelante humanité qui n'a d'autre souci que de croire et ensuite de mettre d'accord, par un raisonnement puéril, sa croyance et la réalité ; l'histoire du monde est l'histoire des hallucinations perpétuelles et contradictoires qui sont le principe même de l'activité humaine.
Les hommes qui savent voir sont si rares qu'on les appelle des grands hommes ; ils nous paraissent des dieux.
Conséquences fâcheuses de l'optimisme. On a retrouvé et publié le texte de la déclaration du gouverneur de la Martinique affirmant, la veille de la destruction de Saint-Pierre : « Ne craignez rien. L'administration a l'œil fixé sur le volcan ; elle en suit attentivement tous les phénomènes. Rien n'échappe à sa vigilance ; elle tiendra la population au courant des moindres faits observés. Il n'y a aucun danger : Je suis là ! » Le soir, ce document fut proclamé dans les rues au son du tambour ; le lendemain matin, il fut affiché partout. Le volcan partit, comme on épuisait le dernier pot de colle.
Il y avait déjà longtemps que le campanile de Saint-Marc à Venise donnait des inquiétudes. On nomma une commission ; elle s'assembla, inspecta, rédigea un rapport : « L'Administration a l'œil fixé sur le campanile de Saint-Marc... etc. » Le reste, comme à la Martinique.
La revue du 14 juillet, si meurtrière cette année, nous a montré un optimisme particulier : l'optimisme patriotique et républicain. Il se résume ainsi : un soldat français qui manifeste son patriotisme républicain en défilant devant M. Loubet ne peut être frappé d'insolation. Il y eut sans doute une circulaire disant : « D'ailleurs, l'administration a l'œil fixé sur le soleil... »
Oui, je crois, avec Nietzsche, que la bêtise est une condition de vie, que c'est le fondement même des sociétés humaines ; mais peut-être pourrait-on la doser ? Trop est trop. Un optimisme modéré serait très suffisant, surtout pour un peuple accroupi dans l'inaction et que ses maîtres ont dressé à faire le mort, au coup des pistolet, comme un cheval de cirque. Pour accomplir de grandes choses, il faut un optimisme immense, absolu ; ce fut celui d'Alexandre. Quand on se borne à monter la garde autour des grands principes, il est bon d'emporter son manteau, le matin, et de regarder, quatre fois par jour, d'où vient le vent.
Remy de Gourmont, Mercure de France, août 1902 & Epilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.
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