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Juillet.
La Demoiselle de Poitiers. Car de l'appeler « séquestrée », c'est une sottise populaire à laquelle je ne puis participer. Il s'agit d'une jeune fille de bonne famille qui fut, vers l'âge de vingt ans, atteinte d'une fièvre, sans doute, cérébrale. Cette fièvre laissa des traces très profondes, si bien que la malheureuse, devenue idiote, se révéla nymphomane. Son idée fixe était d'ouvrir sa fenêtre, et, relevant sa chemise, d'offrir aux passants la vue de ses charmes secrets. On n'a parlé de cela dans les journaux qu'en les termes les plus imprécis, comme s'il s'agissait vraiment d'une maladie à faire dresser les cheveux sur la tête. Rien de mieux connu, au contraire. Le remède est de fermer les fenêtres et de maintenir la patiente dans une certaine solitude. Malheureusement cet état comporte des excitations dont la satisfaction, trop facile, est périlleuse pour la santé. L'idiotie s'accentua et la maigreur. Finalement on eut une pauvre prostrée, avide de ne pas remuer, de ne pas voir le jour, une bête n'ayant gardé qu'un seul besoin actif : manger. La mère de ce triste résidu d'humanité aimait beaucoup sa fille, si bien qu'elle l'avantagea en un testament rédigé il y a une quinzaine d'années. Elle la soignait et la surveillait. Il arriva que, devenue malade elle-même et aussi très vieille (et aussi fort maniaque), elle se confia trop à des servantes étourdies et avides. La bête humaine qu'elles avaient à tenir propre ne tenait pas à la propreté ; elles en furent aises. Mais l'extrême ordure où on la trouva ne semble pas remonter à plus de deux ou trois mois ; cette crise de saleté coïncide avec la maladie de la mère forcée de garder la chambre.
Et voilà l'anecdote. On n'y voit pas clairement la main des Jésuites. Il s'agit de l'incurie de domestiques qui se dispensèrent de soigner une vieille fille revêche qu'il aurait fallu soigner de force. C'est toujours l'histoire de la bête du Gévaudan. Elle avait six pieds de haut, double rangée de dents, une baleine enflammée, des yeux dont les regards aigus perçaient les murs, la force d'un escadron de chevaux, la vitesse du vent, la ruse d'un démon, et, en vérité, c'était un pauvre loup qui fuyait les chasseurs et happait un mouton, quand il avait très faim. La raison et la sagesse populaires font des progrès admirables. Nous sommes loin de la crédulité de jadis. Les passions religieuses sont abolies et les passions politiques douces et bienfaisantes. C'est évident. Il est agréable de penser que le peuple, dont le nombre nous mène, a acquis tant de force morale et tant d'esprit critique. Et chez les journalistes qui guidèrent la foule en ce pèlerinage, que de bonne foi, que de sagacité ! Et quel homme avisé que cet ecclésiastique qui, ayant donné son avis sur la question, s'abonna à l'Argus pour ne rien perdre d'une gloire momentanée. Excellent curé, excellent cabotin ! On l'a vu maniant avec fièvre les petites coupures des agences ; « Il m'en vient jusque d'Amérique, Monsieur ! » Il est probable que celles qu'il reçoit maintenant lui paraissent moins flatteuses. Enfin, il y eut toujours un crime, celui de l'emprisonnement brutal d'une vieille femme cardiaque ; elle en devait mourir, cependant que l'idiote à qui l'on n'a pu faire comprendre cet événement, s'empiffre sous l'œil souriant des bonnes sœurs émerveillées.
Le Parlement toujours prêt à faire le bonheur de la France par quelque loi d'actualité, n'a point manqué cette occasion. Un député s'est montré qui se fait fort « de prévenir le renouvellement de pareils scandales ». Il s'agit de permettre aux autorités de fouiller à leur gré les maisons de la cave au grenier; on pourrait profiter de la visite pour inspecter aussi les tiroirs (où des ennemis de l'Etat cachent de l'argent), les secrétaires (pleins de papiers suspects) et les bibliothèques (où il y a si peu de bons livres). On a certainement remarqué que chaque fois qu'il se produit un accident il se lève un sage qui propose de faire une loi contre cet accident même. Il semble qu'on va le diminuer, peut-être le nier en le ligotant dans un article de Code. Ainsi jadis on pendait en effigie des coquins, heureux d'être ainsi pendus. C'était d'un bel idéalisme et d'une noble naïveté.
On a tout de même bien fait d'obéir même à une dénonciation anonyme et de soulager de la misère physique et de la malpropreté la pauvre idiote abandonnée de ses domestiques. On aurait pu également, car l'Etat a des devoirs de haute paternité, punir d'un peu de honte des parents insoucieux et incapables. Mais tout cela pouvait se faire sans ameuter lâchement une populace toujours prête à japper et à mordre. Il y eut à Lyon, dans le même temps, une affaire analogue. Elle n'a soulevé que peu de bruit et pourtant la séquestrée était une belle fille bien portante, sans doute hystérique. Les familles s'arrogent trop souvent des droits qu'il est impossible de leur reconnaître. Surtout dans le peuple, la correction des enfants est parfois pratiquée avec une véritable sauvagerie. Et pourtant la loi qui intervient en d'autres cas si mal à propos reste immobile dans celui-là. Elle regarde sans émotion la souffrance naïve de pauvres êtres privés de tout plaisir et de toute liberté. Si par hasard elle bouge, c'est pour servir de louches rancunes, pour jeter, à la demande d'un père stupide, un garçon à la maison de correction, à la prière d'une mère barbare, une fille au bagne des Dames de Saint-Michel. Pour un être vraiment vicieux et malfaisant, que d'enfants furent ainsi sacrifiés dont le seul crime était un caractère trop énergique, une activité trop audacieuse ! La puissance paternelle, pour ce qui est du châtiment, devrait être réduite à rien. Hors de la semonce, de la gifle et du pain sec accidentel, rien ne devrait être permis. Et quant au droit de jeter ses enfants en prison, il est vraiment trop romain.
Il serait dangereux cependant de donner aux enfants une liberté excessive, et dangereux d'introduire sans nécessité absolue la loi dans les relations familiales. Les parents sont rarement capables d'élever bien leurs enfants ; mais l'État en serait encore moins capable. De tous les articles du catéchisme collectiviste, l'un des plus odieux est celui qui propose l'élevage des enfants par la société. Je dis l'élevage, car c'est vraiment traiter les hommes et les femmes futures ainsi que des veaux et des cochons. Il faut laisser faire en surveillant. Les magistrats sont des témoins perpétuels dans la série infinie des duels sociaux ; ils ne doivent intervenir qu'en cas de déloyauté ou de méfait. Il y a des lois, et que l'on croit bonnes, qui ne font que changer le mal de place. C'est du temps et de la force perdus. Trop souvent le progrès social est comparable à ce travail que l'on imposait aux forçats dans les anciens bagnes : transporter et reformer à cent pas plus loin une pyramide de boulets de canons. Il faut bien prendre garde à cela. C'est bête.
Remy de Gourmont, Mercure de France, juillet 1901 & Epilogues, 2e série, Mercure de France, 1904.
CENT MILLE PERSONNES SÉQUESTRÉES
La mode est aux séquestrations : après la recluse de Poitiers, les journaux nous révèlent un vieillard de quatre-vingt-un ans martyrisé par ses enfants. Personnellement nous sommes informé de l'histoire authentique d'un autre vieillard qui, voici quelques années, fit appel à la charité d'un peintre philanthrope bien connu, M.H.R...(1) Celui-ci l'épouilla, le vêtit, le logea, le nourrit et l'abreuva pendant un peu plus de deux mois, au cours desquels l'hébergé se montra à peu près aussi doux et traitable que le Vieillard de la mer cramponné à Sindbad, le Marin, avec cette différence qu'il était trop capable ivrogne pour qu'on pût songer à s'en débarrasser au moyen de quelques raisins exprimés dans une calebasse. M. H. R... s'étant efforcé de le persuader par la douceur de chercher ailleurs un gîte, l'hôte se fâcha, menaçant de déposer une plainte au conseil des prud'hommes (pourquoi au conseil des prud'hommes ?) comme quoi il avait été SÉQUESTRÉ pendant deux mois et empêché de travailler. Il ne se calma qu'après le don d'une certaine somme qui lui permit de finir ses jours dans une aisance honorable et respectée.
Il y a des séquestrés plus vrais et plus intéressants. On n'est pas sans avoir remarqué qu'un très grand nombre de jeunes gens sont arbitrairement enlevés à leur famille, dans une intention qui nous échappe, pour ne lui être rendus qu'au bout de trois ans. Ils sont enfermés entre des murailles et gardés à vue. Sans doute pour faciliter cette dernière tâche, la personne ou la société qui les détient semble prendre un plaisir bizarre à les affubler de couleurs voyantes. Ces actes de rapt sont si anciens et si régulièrement renouvelés qu'on n'y prête plus attention. La phrase de la cuisinière n'est pas si absurde, qui prétend que les écrevisses s'accoutument à la cuisson, quoique ce ne soient pas les mêmes qu'on fait bouillir. Peut-être aussi ces abus sont-ils trop innombrables pour qu'on entreprenne de les punir tous.
Alfred Jarry, La Revue blanche, n° 183, 15 juin 1901 & La Chandelle verte, Le Livre de poche, 1969.
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