Marcelle Randal

Mlle Marcelle Randal, la victime du « Tourbillon de la mort »

Le « Tourbillon de la mort ». — The Looping the loop ayant fait son temps, afin de plaire au snobisme en quête d'émotions malsaines, on chercha mieux, et l'on trouva le « Tourbillon de la mort ». C'était toujours la boucle, mais avec solution de continuité, et l' « artiste », liée dans une automobile, faisait au sommet, la tête en bas, un saut vertigineux dans le vide. Chaque soir, quelques spectatrices s'évanouissaient de peur. C'était charmant. La malheureuse acrobate qui accomplissait ce tour de quelques secondes, et pour lequel elle touchait 25000 francs par mois, Mlle Marcelle Randal, vient de payer de sa vie ce petit frisson d'épouvante qu'elle procurait chaque soir à quelques centaines de désœuvrés.

Revue universelle, 1905, p. 251.


Le Tourbillon de la Mort. — Je ne sais pas très bien en quoi consistait cet exercice. C'était je pense, une sorte de saut périlleux exécuté par un automobile. Dans cette mécanique, on attachait une jeune femme. Un jour, la violence du choc, jointe au manque d'air provoqué par la rapidité de l'évolution, a déterminé une congestion, et la dame est arrivée au but, à peu près morte.

Voilà des jeux charmants, bien esthétiques, bien intelligents, et qui donnent une idée aimable d'un certain public et des industriels qui, pour ce public, organisent ces ingénieuses folies. On a vu de tout temps dans les cirques, ou sur le tapis des baladins de plein air, des exercices qui semblaient dangereux, mais qui n'étaient que des trucs. Aujourd'hui il faut le vrai péril; il faut que l'on puisse, en toute vraisemblance, promettre la mort. La promesse a été tenue. Les spectateurs n'ont pas été volés : le tenancier de cette roulette est un honnête homme.

REMY DE GOURMONT.

Mercure de France, 1er mai 1905 , p. 99.


NOTES DE LA SEMAINE
Un Fait-Divers

Vous avez pu lire, dans les journaux, le récit du tragique accident auquel a succombé Mlle Marcelle Randal.

Cette jeune et jolie personne accomplissait, chaque soir, au Casino de Paris, un périlleux exercice que l'affiche désignait par ces mots impressionnants : le Tourbillon de la Mort. Et il n'avait pas volé son nom. En quoi consistait-il ? Les photographies de notre Supplément illustré vous le feront comprendre. Mlle Randal prenait place dans un automobile qui filait à toute vitesse sur un plan incliné. A un certain moment, la piste s'interrompait. Le véhicule poursuivait son trajet dans le vide, décrivait un tour sur lui-même, un saut périlleux, et retombait à terre. L'équilibriste était-elle mal disposée ? Le choc fut-il trop violent ? On la transporta, inanimée, à son domicile, où elle expira sans avoir repris connaissance. Ce soir-là, les spectateurs qui se pressaient dans le music-hall durent s'estimer très heureux. Ils avaient éprouvé une secousse rare. Leur férocité naturelle avait été satisfaite...

Oui, leur férocité... Car nous n'avons guère changé, depuis le temps de Caligula et de Néron. Nous ne donnons plus d'esclaves à dévorer aux bêtes. Nous n'obligeons plus des êtres humains à râler, sous nos yeux, dans les supplices. Cette absence de contrainte est le signe, auquel on s'aperçoit que nous sommes un peuple civilisé. Mais nos instincts sont demeurés sanguinaires, comme l'étaient ceux des Romains du bas-empire. Nous goûtons les spectacles qui se peuvent dénouer par des catastrophes ; nous nous délectons aux abominables courses de taureaux, à la vue des chevaux éventrés, des pauvres animaux agonisants, des toréadors, des picadors, des dompteurs... Et notre hypocrisie tâche de pallier, de mauvaises raisons, ce que jeux ont de sinistre et de cruel.

— Ils exaltent le courage, disons-nous ; ils développent la témérité, la hardiesse ; ils enseignent le mépris du danger. Et je veux bien que ceux qui s'y adonnent aient quelque mérite... Mais qui les regardent!...

Ils éveillent, surtout chez les femmes une curiosité passionnée. Les barnums — malins et bons psychologues — savent comment on chatouille les nerfs des spectatrices, comment on agit sur leur imagination. La mise en scène dont ils entourent leurs barbares exercices est ingénieuse et savante... Admirez avec quelle habileté ils préparent, graduent, prolongent l'émotion. D'abord, c'est l'entrée de l'héroïne... Mlle Randal apparaissait, gracieuse, aimable, en toilette de soir, le corps enveloppé dans une sortie de bal. Et chacun de songer à part soi :

— Elle est charmante, et très distinguée. Ce n'est pas une acrobate de profession, mais une dame du monde. Et elle va risquer sa vie pour notre plaisir !...

Premier frisson...

Mlle Randal montait dans son redoutable appareil. On la hissait au haut de la piste. A ce moment, l'orchestre se taisait, nous prévenant ainsi que la minute était grave.

Deuxième frisson...

Puis, un monsieur en habit noir s'avançait, et, d'une voix solennelle :

— Mesdames et messieurs, je vous supplie de vous abstenir de tous cris, toute manifestation, car il importe que Mlle Randal ne soit pas troublée. Elle a besoin de conserver son sang-froid.

Troisième frisson...

Un profond silence. On entendrait voler une mouche. Enfin, le signal est donné L'automobile s'ébranle... Je. vous confesse qu'à cet instant (je me trouvais hélas ! parmi les badauds !) mon appréhension fut si vive que je fermai les yeux. Lorsque je les rouvris, Mlle Randal saine et sauve, ayant remis son superbe manteau, saluait la foule et lui envoya des baisers. Je bénis le ciel de n'avoir pas été là, le jour où l'infortunée a péri. Et, en reprenant mon paletot des mains de l'ouvreuse, je lui confiai le petit accès de faiblesse que je venais d'éprouver.

— Monsieur, me dit-elle, tout le monde est comme vous : les trois quarts des spectateurs détournent les yeux quand Mlle Randal franchit l'espace ; à tel point qu'elle pourrait très bien ne pas passer : on croirait qu'elle a fait le tour tout de même...

Je me suis souvent demandé quelles sont les sensations d'un acrobate durant les quelques secondes où il a la tête en bas. Ce fut la question que je posai naguère, au cycliste du looping the loop. Cet « artiste » me répondit :

— Je ne réfléchis pas à grand'chose. Tout ce que je puis vous dire, c'est ce à que j'ai pensé ce soir. J'ai pensé à ma blanchisseuse qui a perdu deux mouchoirs, et à ma cuisinière qui m'a fait trop cuire mon roastbeef que j'aime saignant...

Nous ne saurions exiger, n'est-il pas vrai, que le cycliste du looping the loop ait l'intellect développé d'un Pasteur, d'un Taine ou d'un Renan. L'activité qu'il déploie est purement physique. Au reste, sa mentalité n'offre qu'un médiocre intérêt : c'est celle du public qu'il est instructif d'analyser.

Parmi les gens qu'attirent ces sortes d'exhibitions, il en est qui y cherchent des impressions d'un ordre relevé. Tel, autrefois, Théophile Gautier, qui avouait préférer les élans superbes, les envolées prodigieuses des gymnastes, aux gestes toujours étriqués du plus grand des artistes dramatiques.

« Quel acteur, s'exclamait-il, peut rivaliser avec l'acrobate svelte, pailleté, qui, se soustrayant à la plus tyrannique des lois, la loi de la pesanteur, franchit l'espace de trapèze en trapèze, dans l'éclat des lumières et le tumulte des applaudissements ? L'acteur est humain ; l'acrobate est le demi-dieu qui plane, que mon regard suit avec une stupeur mêlée d'admiration et de crainte... »

Le paradoxe se peut soutenir. Il y a, chez ces virtuoses de l'air, comme une révolte contre la nature qui a fait de nous des êtres faibles, aux membres lourds, enchaînés au sol... Pareils à Atalante, ils ne touchent la terre que pour mieux bondir, pour voler, et il n'y a peut-être pas loin, du gymnasiarque qui plane au cintre du cirque, au clown lyrique de Banville qui saute jusqu'aux étoiles.

L'acrobatie a eu ses grands hommes. Qui n'a entendu parler de Blondin, le roi des équilibristes ? Blondin marchait sur la corde raide, à vingt, à cinquante, à cent mètres de hauteur, aussi aisément que vous ou moi sur l'asphalte du boulevard. C'est sur la corde raide que Blondin franchit les chutes du Niagara. Au milieu de ce terrible voyage, il s'arrêtait, faisait cuire une omelette et la mangeait, confortablement assis sur une chaise, tout comme s'il se fût trouvé dans un restaurant. Une autre fois, il prit son fils à califourchon sur ses épaules et recommença la dangereuse expédition. Un jour, il offrit au Prince de Galles de le transporter par-dessus Niagara's falls. Mais le futur roi d'Angleterre repoussa cette alléchante proposition. Sa grandeur l'attachait au rivage.

Blondin et ses imitateurs, les acrobates qui, grâce à leur effort personnel et à leur talent (c'en est un d'assouplir son corps et de le réduire à l'obéissance), mènent à bien d'audacieuses entreprises, méritent l'admiration. Mais je n'en accorde aux automates dont le seul mérite est de monter dans un wagonnet ou sur une bicyclette lancés à toute vitesse et de se fier aux lois de la pesanteur. Cela ne rime à rien, ne prouve rien ; cela est inutile et grossier ; cela excite l'appétit d'animalité, l'obscur désir de meurtre et de destruction qui sommeillent en nous ; cela est immoral ; cela devrait être proscrit. Je déplore le trépas de Mlle Marcelle Randal, mais je n'éprouve aucune envie de la plaindre.

LE BONHOMME CHRYSALE.

Les Annales politiques et littéraires, 23 avril 1905, pp. 258-259.

Marcelle Randal au Casino de Paris


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