Dissociations

DISSOCIATIONS

J'ai passé toute ma vie à faire des dissociations, dissociations d'idées, dissociations de sentiments, et si mon œuvre vaut quelque chose, c'est par la persévérance de cette méthode. Il faut croire qu'elle est inutile et que j'ai parlé dans le néant, car les hommes continuent à vivre, à penser et à sentir dans la confusion. Certes, c'est plus amusant ainsi. Pourtant, à bien réfléchir, que c'est monotone ! Vous voyez les hommes, malgré qu'on les avertisse, malgré que l'expérience de chaque jour leur soit un spectacle clair, s'obstiner à unir toujours les idées les plus opposées et qui hurlent le plus d'être associées. Ne disons pas les hommes, disons les imbéciles ; ce sera d'ailleurs à peu près la même chose, mais cela permettra tout de même de séparer de la masse quelques êtres doués d'un esprit plus net, d'une sensibilité plus délicate. Donc, pour prendre un exemple, d'ailleurs périodique comme les phases de la lune, la foule (et dans la foule il y a pas mal d'hommes qui font figure dans le monde), la foule, guidée par les maîtres qui sont dignes de la conduire, s'obstine à unir dans un même concept, dans une même vision, l'art et la morale. Tous les ans et plusieurs fois par an, que ce soit au Salon d'été, d'hiver ou d'automne, un tableau se trouve exclu, quand ce n'est pas une statue, parce que, étant une œuvre d'art, il n'est pas aussi un encouragement à la vertu. Si l'œuvre était très médiocre, si elle n'avait vraiment aucun rapport avec l'art, cela ne choquerait personne, mais étant d'art elle doit être également de morale. La foule ne sépare pas ces deux idées. Mais elle suit l'exemple de Tolstoï. Tolstoï avait des préjugés grands comme lui-même. Il avait du génie. Cela demanderait un chapitre à part. Restons dans les sentiers ordinaires et voyons s'il est sensé d'exiger de Van Dongen de choisir ses sujets de telle sorte qu'ils aient à la fois des explosions de couleur et des explosions de pudeur. Ah ! Dieux ! Un peintre a autre chose à faire que de se demander si ce coin de peau qu'il reproduit est ou non dans les limites de la vertu. Il se demande, et c'est tout ce qui est de sa compétence, si cela va faire sur sa toile une tache harmonieuse. (Dissociations)

FLEURS

16 mai [1910]

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Les Fleurs. — J'ai trop aimé les fleurs. Maintenant je souffre à voir ces belles petites vies mourir si vite, si vite. Elles penchent la tête si mélancoliquement, elles pâlissent avec tant de tristesse ! Et voilà qu'elles ne sont que du foin, il faut les jeter ! Je connais une femme qui les garde et les met dans un tiroir comme des reliques. Mais cela fait de la poussière. Il faut que tout aboutisse là. Alors j'ai eu des fleurs en étoffes, de larges fleurs irréelles comme des orchidées et, comme elles, sans parfum. D'abord j'en suis content. Puis on me dit : « Il faut que les fleurs soient brossées ? » Alors je sus que les meilleures fleurs sont encore les fleurs qui meurent, les amours qui meurent, les vies qui meurent. Il faut que les fleurs meurent. Ce que nous aimons le plus en elles ce n'est pas leur fraîcheur, leur forme ou leur éclat, c'est leur fragilité. Mais quel conseil de libertinage elles nous donnent. Une autre, une autre, une autre encore ! (Epilogues, vol. complémentaire)

FOND ET FORME

[...] la tactique des adversaires de Renan, et des plus nobles, est toujours la même : pour étaler leur impartialité, ils admirent d'abord l'écrivain, quittes à ravaler ensuite, parmi les non-valeurs, l'historien et le philosophe.

Un tel partage, je l'avoue, m'est difficile. Je n'aime guère le style des écrivains dont je déteste la pensée. Le style est l'homme même. Une pensée fausse n'est jamais bien écrite, ni mal écrite une pensée juste. Il y a là quelque chose d'inséparable. J'irais volontiers jusqu'à négliger les vers qui ne contiennent pas quelque idée ou un sentiment vrai : c'est pourquoi il y a si peu de pages dans Victor Hugo qui me satisfassent pleinement. L'absurdité du thème d'Eviradnus m'empêche de me plaire à la musique de ce petit mélodrame. Le plus contestable, pour le fond, des ouvrages de Renan, la Vie de Jésus, est précisément celui qui est le moins bien écrit. L'incertitude de l'idée a fait vaciller le style ; cela tremblote comme une lampe d'église, une nuit que le vent souffle par un vitrail brisé. Dans beaucoup d'autres écrits de Renan, la souplesse solide de son écriture s'enroule merveilleusement à la solidité flexible de sa pensée. M. Brunetière parle de la « souveraine clarté » de sa langue, mais comment peut-il admirer une transparence, alors fâcheuse, qui n'a d'autre résultat que de faire mieux voir le trouble ou le néant du fond. Mais comment même peut-il se faire que l'eau soit pure et transparente quand le fond est bourbeux ? Les ondes ne sont claires que si elles s'appuient sur la fermeté d'un fond de roche. C'est une croyance des professeurs de littérature qu'il y a, en art, le fond et la forme, le vase et le contenu, et que, quand on possède le vase, on y peut mettre la liqueur que l'on veut. Contenu et contenant sont inséparables ; ils naissent ensemble et grandissent ensemble à peu près comme les veines et les artères et le sang qu'elles renferment. Le sang, hors de ses vaisseaux et les vaisseaux vidés de leur sang, sont également des choses mortes. Il faut qu'un physiologiste connaisse l'anatomie ; mais rien ne serait plus dangereux pour lui, et pour ses clients, s'il était médecin, que de raisonner en anatomiste. L'analyse littéraire est une étude préalable ; il faut, quand on travaille sur le vif, réunir les éléments qu'elle dissociait, et se convaincre que bien penser et bien écrire, c'est un seul et même mouvement qui met en marche deux activités solidaires. (« Renan et l'idée scientifique », Promenades littéraires, 1904)

FRONTIERE

FRONTIÈRES

Parmi les bêtises qu'ont fait dire les aéroplanes dans le premier moment de leur succès, se souvient-on qu'on nous les donnait comme des ouvreurs de frontières ? Ce que n'avaient pas fait les chemins de fer, malgré d'analogues prédictions, les rapides nacelles aériennes allaient l'accomplir, et les peuples allaient se précipiter les uns vers les autres et se mêler pacifiquement. Or, à ce point de vue, aéroplanes et dirigeables n'ont encore servi qu'à marquer plus strictement ces vieilles ou nouvelles frontières et à les faire plus jalousement surveiller. Il n'y a rien de changé qu'une manière neuve de veiller aux empiétements possibles du voisin. Ce n'est pas encore de cette invention-là que naîtra l'universel pacifisme dont il est plutôt permis de rêver que de se réjouir, car la frontière est un fait dont les peuples tirent peut-être plus d'avantages que d'ennuis. C'est la frontière qui a permis le plein développement et la différenciation des langues, l'originalité littéraire, artistique. Les frontières ont permis aux petits pays de conserver intactes leurs coutumes et leurs manières commerciales. C'est à sa frontière si fortement tracée par la nature même que l'Angleterre doit son puissant particularisme qui a fait dire qu'elle différait autant de l'Europe que la Chine, et qui lui a fait nourrir cette même Europe de ses idées et de ses exemples librement développés chez elle. Quand l'Europe, si cela arrive jamais, deviendra des sortes d'Etats-Unis à peu près uniformisés, l'Angleterre, par le privilège de ses frontières, gardera son originalité. Ce bienfait, à des degrés plus ou moins marqués, les frontières artificielles l'ont donné aux autres peuples. Maintenant, une certaine uniformité aurait ses avantages ; cela élargirait la conscience que l'humanité a de soi-même. Mais comment arriver à cela ? On n'y voit présentement aucun moyen qui ne soit utopique. (Le Vase magique)