Jalousie

LA JALOUSIE

Dans notre état social, la jalousie semble un produit particulier de l'esprit provincial. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas de tempéraments jaloux à Paris ni qu'un jaloux n'y souffre pas ; bien au contraire. Mais la culture de la jalousie n'est possible que dans une existence aux longues oisivetés, aux longues attentions, aux longues ruses, telle qu'elle ne peut se dérouler que dans la vie provinciale, la vie balzacienne. Un jaloux, à Paris, ira-t-il compter les enveloppes qu'il laisse à la disposition de sa femme, ainsi qu'on le voit dans une histoire récente ? A Paris la femme a cent manières d'être libre et d'écrire et de faire ce qu'elle veut. Un jaloux peut crever sa jalousie, il ne peut empêcher sa femme de disparaître dans une voiture, le tramway, le métro. Il peut bouder, gronder et rouler des yeux, faire bien voir qu'il est jaloux, il se rend ridicule et voilà tout. Le jaloux, à Paris, est peut-être plus malheureux encore qu'ailleurs parce qu'il n'a pas l'usage de toutes les petites précautions qui, en province, gênent une femme et la font réfléchir. Elles deviennent d'une telle absurdité qu'il ne tarde pas à y renoncer et à prendre le parti de souffrir en silence, s'il ne peut vaincre son caractère et le plier aux circonstances sociales. Surveiller une femme, la faire surveiller, interroger les bonnes, les concierges, tous moyens dont la profonde inutilité ne tarde pas à se faire sentir. Alors, il ne reste bientôt plus que la confiance et c'est à cela que le jaloux même ne tarde pas à se résigner. Quant aux femmes jalouses, et elles le sont toutes, leur position est encore plus précaire : la conduite d'un mari ou d'un amant leur échappera toujours. Si elles ne domptent pas leur cœur malade, elles se vouent au malheur. (Dissociations)

Latin

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Le Culte du latin. — Conrart, chez qui est née l'Académie française et qui en fut le premier secrétaire perpétuel, Conrart, célébré pour « la pureté de son goût », n'avait point étudié le latin. On pouvait donc, sans cela, faire figure, au grand siècle, dans le monde poli. La Rochefoucauld, malgré son ignorance tardivement comblée par des lectures sans méthode, trouva pour sa pensée des formules si nettes qu'elles étonnent toujours. Saint-Amant, non seulement ignorait le latin, mais s'en gaussait. Ces exemples, les premiers qui me viennent à l'esprit, car il y en a bien d'autres, ne laissent pas que de faire réfléchir. S'ils ne prouvent rien contre l'usage du latin dans l'éducation, ils ne témoignent guère en sa faveur. Ils pourraient même fournir un commencement de raisonnement à qui voudrait démontrer qu'une civilisation latine, même littérairement raffinée, se peut concevoir en l'absence du latin. La première partie de notre littérature nationale évolua généralement loin du latin, connaissance de clerc, quoiqu'il y eût aussi des clercs jongleurs, comme Chrétien de Troyes ou Benoît de Sainte-More, cher à Moréas. Enfin, de nos jours, tout le monde sait qu'il y eut et qu'il y a des écrivains sans lettres latines, des femmes, des hommes aussi, fort supérieurs en talent et en expression du talent à tels docteurs et agrégés de l'Université. Alors, quoique latinisant (oh! fort modéré), quoique adhérent à l'une des ligues "pour le latin", je demeure perplexe. Si le latin m'a été utile, c'est peut-être que je l'ai regardé d'un autre œil que la plupart de ceux qui le vantent comme méthode d'éducation. Je lui ai demandé de m'ouvrir des coffres inconnus et méprisés de ceux-là mêmes qui en connaissent le contenu. Ce fut de la fantaisie. Je n'ai pas de vraie culture classique, je ne suis pas un humaniste. Rien du professeur de belles-lettres : il m'a toujours été impossible de reconnaître, en dehors du point de vue strictement linguistique, un haut et un bas latin, une langue qui aurait des vertus éducatrices et une autre qui n'en aurait pas. On écrit toujours bien quand on se sert avec ingénuité de la langue littéraire de son temps. Croit-on que le français écrit d'aujourd'hui diffère beaucoup, en valeur, du latin dont se servait, au XIIe siècle, Mathieu de Vendôme ? Notre français littéraire est parlé. Oui, par nous et par ceux qui nous lisent, comme langue d'apparat. Descendez et écoutez, si vous voulez connaître le vrai français usuel.

Pour revenir à la question en litige, un point du moins est certain, c'est que les études superficielles sont plus nuisibles qu'utiles par la dispersion de l'attention qu'elles provoquent, et qu'on distribue aux enfants les éléments de beaucoup trop de choses d'une manière trop fragmentaire. La méthode universitaire semble tenir en deux mots : hachoir, gavage. Avec un système plus suivi, on trouverait, comme jadis, sa place au latin, même dans un enseignement largement scientifique comme il convient. Le latin ! sa connaissance, même imparfaite, m'a été trop agréable pour que je la dénie aux hommes qui viennent. Ce que vaut rosa, la rose, au point de vue éducatif, je n'en sais rien et je ne me hasarderai point à affirmer qu'on ne saurait bien, sans cela, apprendre à raisonner, mais cela donne peut-être à la vie une autre couleur.

Livre de classe

LIVRE DE CLASSE

Je ne sais pas de quelle époque exactement date le livre de classe, mais je crois qu'il n'y en eut guère avant le XVIIe siècle, encore sont-ils à ce moment fort rares. Ni Montaigne ni aucun des humanistes qui surent si bien le latin ne l'apprirent dans de rebutants De Viris. Laissons Montaigne qui le parlait, avant même de savoir le lire. Comment le commun des enfants s'instruisait-il et quels livres leur mettait-on dans les mains dès qu'ils avaient appris le rudiment sur les lèvres de leurs maîtres ? Tout simplement les éditions courantes destinées aux érudits et aux lettrés. Quand il était nécessaire, le maître établissait lui-même les notes et les remarques de vive voix. Ainsi, l'enfant entrait directement en contact avec les auteurs, s'imprégnait de leur langue et de leur esprit, luttait avec les passages difficiles, apprenait peut-être peu de choses, mais les apprenait profondément.

Ce sont peut-être les Jésuites qui imaginèrent de faire pour les écoliers des éditions spéciales, soigneusement expurgées et dont le type est resté cette fameuse collection ad usum Delphini, mais cela ne touchait pas absolument à l'intégralité littéraire du texte et on épargnait encore aux enfants l'horreur de ces morceaux choisis, où, pour mettre un peu de tout, on réduit en miettes les plus beaux livres. Ce serait une longue histoire que celle des livres de classe, qu'il suffise de dire qu'on les a, au cours du siècle dernier, perfectionnés à un degré presque ridicule. En même temps, comme par hasard, le niveau des études baissait constamment. Jadis, avec rien, un livre plein de fautes d'impression, un maître bougon, souvent brutal, un enfant apprenait le latin, par exemple, à la perfection. Maintenant, avec des maîtres charmants, des livres admirables, il passe huit ou dix ans à ne rien retenir. Je crois qu'un jour viendra où on prohibera le livre de classe, comme la plus dangereuse et la plus odieuse béquille scolaire qui ait jamais été imaginée pour enseigner aux enfants l'art de ne rien faire. (Le Puits de la Vérité)