LA NAÏVETÉ
La naïveté est une province psychologique qui touche d'une part à la bêtise et de l'autre à la bonté. Les gens pressés la confondent souvent avec l'une ou l'autre de ses voisines. Cependant elle a ses caractéristiques. D'abord les habitants de ce pays ne se connaissent pas eux-mêmes tels qu'ils sont et aucun ne veut jamais convenir de la qualité qui le distingue. Aussi sont-ils fort imprudents et toujours prêts à se jeter à travers mille aventures dont ils croient toujours que l'issue tournera à leur profit. Ils savent. Il ne faut pas chercher à leur en remontrer. « On me prend pour un naïf, dit l'indigène de cette province. Attendez un peu. Rira bien qui rira le dernier. » Et ils vont bravement, aveuglément, s'embarquent dans toutes les difficultés, toujours sereins, toujours confiants : « Je ne suis pas naïve, disait la pauvre héroïne d'une récente aventure. Je connais la vie, mais je suis bonne et c'est ce qui m'a perdue. » C'est la règle, ils ne veulent pas se reconnaître. C'est même à cela qu'on les distingue. La bonté est la qualité qu'ils assument le plus volontiers et je ne nie pas qu'ils y participent, qu'ils ne proviennent de quelque croisement avec les habitants de la province voisine. On peut être bon, sans être naïf et c'est là leur erreur, de ne pas savoir faire la distinction, mais s'ils la faisaient, ils ne seraient pas naïfs, ils n'existeraient pas. Ils ne sont pas, non plus, absolument bêtes. La bête ne perçoit même pas qu'on ose vouloir la tromper. « S'en prendre à moi, songe-t-elle. A moi ! » Le naïf, dans cette occurrence, a des soupçons, mais ils sont vite étouffés par la confiance. Il projette son caractère où luit la bonté dans les actes des autres et cela fait un jour sous lequel il ne perçoit pas la malice. Les naïfs sont bêtes aussi, sans doute, mais c'est à force de bonté. Cela fait qu'on ne peut tout à fait les mépriser. (Dissociations)
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LE NATURALISME
[...] Le naturalisme, c'est l'amour des détails, non pour eux-mêmes, mais pour ce qu'ils donnent à une œuvre littéraire de vie et d'exactitude. De tous les romanciers qui ont voulu être appelés naturalistes, celui qui mérita le mieux cette qualification est assurément M. Huysmans. Peut-être même est-il le seul, car M. Zola se laissait volontiers entraîner par son imagination ; or, pour être un véritable naturaliste, un véritable « descripteur » de ce qui se voit, se touche et se sent, il faut n'avoir aucune imagination. Deux contemporains de M. Huysmans, M. Hennique et M. Céard, ont écrit, eux aussi, des romans où on n'aperçoit pas la plus petite lueur imaginative ; mais il semble qu'ils ont dépassé la mesure. Une belle journée, de M. Céard, livre très curieux et peu connu, représente à merveille l'idéal littéraire qui fut celui de toute une génération, il y a vingt-cinq ans. Idéal, en effet, car nul écrivain n'a peut-être jamais atteint ce degré de nullité systématique ; M. Huysmans en est resté très loin. Il se passe toujours quelque chose dans ses livres : il se passe lui-même. Ce ne sont pas des romans ; ce sont des mémoires. Les rares événements qu'on y trouve ne sont pas inventés : c'est sa propre vie que l'auteur nous raconte avec une simplicité où il y a un peu de candeur et beaucoup d'orgueil. N'ayant aucune imagination, il en est réduit à lui-même ; mais comme la vie d'un homme sans imagination est généralement fort monotone, en racontant ce qui lui est advenu, il se trouve qu'il ne raconte presque rien. Pour combler les vides, M. Huysmans a recours tantôt à des études de mœurs, tantôt à des dissertations historiques ou archéologiques. Rien n'est moins romanesque que ses romans ; rien ne serait plus ennuyeux si l'auteur n'avait une personnalité très nette et une manière de voir vraiment très particulière. Mais l'absence même d'éléments imaginatifs inspire une confiance que ne donnent pas les romans ordinaires. On se sent bien réellement devant un homme qui ne ment pas, ou très peu, et cela, non par moralité, mais par impuissance d'imaginer. S'il décrit un vieux quartier de Paris ou une vieille abbaye de province, on peut tenir son tableau pour véridique et s'en servir comme d'un guide, comme d'un plan. Et c'est pour cela que ceux-là mêmes qui sont incapables de lire, sans ennui, un roman trop bien imaginé, peuvent prendre plaisir à ces récits dont la froideur rassure, dont la sincérité est évidente. Qu'il s'agisse de l'histoire de deux ouvrières parisiennes, d'un homme de lettres paresseux et faible, d'un bureaucrate en quête d'un restaurant convenable, d'un neurasthénique travaillé par le besoin de ne pas vivre comme tout le monde, on sent que rien n'est inventé, que tout a été, observé directement et que tout enfin s'est passé autour du même homme, l'auteur. Le point de départ n'est jamais une idée, mais un fait réel. [...] (« M. Huysmans, écrivain pieux », Promenades littéraires, 1904)
[...] Epoque un peu sévère pour l'intelligence que l'époque naturaliste. La mode était de paraître bête comme la vie. On ne la jugeait pas, on la subissait. Des écrivains véritables, momentanément abrutis, racontaient l'existence en excluant du conte tout ce qui en fait l'intérêt, le charme, la beauté ou la grâce. [...] (« Octave Mirbeau », Promenades littéraires, 1904)
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[...] L'oubli est nécessaire. Quel fardeau ne serait pas pour nous l'évocation volontaire de nos vieilles sensations d'amour, si nous avions ce pouvoir ! Le passé se mêlerait au présent, au point de souvent l'abolir, et nous serions incapables de nous livrer pleinement aux séductions de l'immédiat. Loin d'en être augmentée, notre vie s'en trouverait écourtée et comme bornée. Les anciens plaisirs, pour permettre le plein exercice de nos sens, doivent s'effacer ou se durcir et ne laisser en nous que l'idée d'un état imprécis, apte à être seulement perçu par l'intelligence Nous pouvons souffrir parfois, aux heures de rêve, de ne pouvoir reconstituer dans leur plénitude ces réminiscences, mais que nous souffririons davantage si les fantômes revenaient à la vie ! L'oubli du passé est une condition de force, d'aptitude au présent. C'est notre incapacité à le réveiller tout à fait qui nous pousse aux nouvelles expériences où nous espérons toujours nous retrouver tels qu'aux premières, et cette quête mène notre vie et ne la rassasie jamais. Vous connaissez le charme des commencements et quel rajeunissement y puise notre âme. Pour qu'il y ait commencement, il faut qu'il y ait oubli, non pas total sans doute, nous ne serions plus nous-mêmes, mais assez complet pour que la sensation nous paraisse neuve et comme inéprouvée.
L'amazone bondit au milieu du carnage.
Il faut tuer beaucoup d'amours pour arriver à l'amour. (Lettres à l'Amazone)
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