|
AGE
L'âge répand sur nos mélancolies des teintes très diverses. Le jeune homme est mélancolique pour n'avoir pas assez vécu, et l'homme de cinquante ans, pour avoir trop vécu, mais le second surmonte son mal bien plus facilement. Il a appris, c'est précisément ce que le jeune homme ne saurait savoir, qu'il faut demander très peu à la vie, et que si on lui fait des demandes raisonnables, elle les accorde presque toujours. Le jeune homme demande tout ; c'est pourquoi il n'obtient presque rien. Mais on peut dire cependant que si l'impatience du jeune homme lui est fatale, elle est bonne, au contraire, pour la société qu'elle secoue dans son apathie. Ce sont les jeunes gens déçus qui, par désespoir, font les révolutions ; or, les révolutions sont essentiellement favorables au maintien de l'énergie vitale, qu'elles empêchent de s'atrophier, tandis que l'esprit conservateur mène fatalement à la paralysie et à la mort (Promenades philosophiques).
ARCHITECTURE
Les merveilles qui enchantaient l'imagination des anciens étaient presque toutes architecturales. Nous n'avons pas cela à craindre, puisqu'il n'y a plus d'architecture (Dissociations).
ART
Le peuple n'est pas fait pour l'art, ni l'art pour le peuple. Le peuple ne goûte pas l'exception, et, je le maintiens, l'art est une perpétuelle exception (Le Problème du style).
ASTROLOGIE
Les astrologues ont toujours des fidèles. Le système planétaire est plus productif pour eux que pour les astronomes (Dissociations).
AU-DELÀ
Pourquoi vouloir prouver l'au-delà ? On n'a donc jamais réfléchi : que l'au-delà prouvé serait l'au-delà nié. L'autre vie, n'étant plus contestée, ne serait plus mystérieuse ; l'Eldorado deviendrait ce qu'il est, un dangereux marécage où l'or est gardé par la fièvre et non par des dragons à langue de feu. Faisant partie de nos constats, de notre expérience, l'au-delà sortirait de l'infini sans diminuer l'infini, - et nous chercherions un au-delà, toujours plus loin (Epilogues).
BONHEUR
Une politique qui sacrifierait le bonheur des générations présentes à celui des générations futures, serait une politique de suicide, car, étant incapable de sa propre perfection, l'humanité vivrait dans un sacrifice perpétuel et inutile (Pensées inédites).
Je m'intéresse à la beauté de la vie bien plus qu'au bonheur de l'humanité (Epilogues).
Le peuple sera toujours avec ceux qui lui promettent le bonheur contre ceux qui lui démontrent que le bonheur est une rêverie (Promenades littéraires).
Ni l'amitié, ni l'amour ne sont des biens extérieurs à l'homme ; ils sont en lui. Pour être aimé, il faut aimer d'abord. Celui-là seul ne rencontre ni l'amitié, ni l'amour, qui n'est capable ni d'amitié ni d'amour. Le pessimiste ne serait-il décidément qu'un enfant qui boude dans son coin ? Allons, surmontez votre amour-propre, avancez-vous, faites un beau sourire. Pourquoi voulez-vous qu'on ne vous réponde pas ? Le sourire appelle le sourire. Pour être heureux, il faut faire d'abord les gestes du bonheur ( Promenades littéraires).
BON SAUVAGE
Il faut qu'il [Chateaubriand] les ait bien peu pratiqués, ces Indiens de l'Amérique du Nord, pour les avoir crus en état d'anarchie. Nul homme plus qu'un sauvage, et surtout un Peau-Rouge, ne fut lié par d'étroits commandements religieux et domestiques. L'homme de la nature est l'esclave de la nature, mais d'abord le serf de la coutume. La liberté augmente avec la civilisation et il n'y a de vraie liberté que dans la civilisation extrême (Promenades littéraires).
CIMETIÈRE
Les cimetières sont cruels. Ils empêchent d'envier les morts (Dissociations).
COPIE
La beauté grecque elle-même est fâcheuse quand elle est admirée de trop près. L'admiration passionnée tend à se réaliser, c'est-à-dire à copier ; et c'est ainsi que l'érudition artistique et les musées corrompent le goût ingénu d'une race. Copier, c'est si tentant pour la paresse, c'est une forme si reposante de l'activité ! Le dix-neuvième siècle ne fit que cela, en art décoratif ; il est à souhaiter que celui-ci ne prenne pas pour devise, après quelques essais laborieux, le mot final de Bouvard et Pécuchet : « Et ils se remirent à copier. » Aujourd'hui encore, malheureusement, bien des personnes, honnêtes et sensées, croient qu'un fauteuil « genre Louis XV » est plus d'art qu'une simple chaise de paille, et on les détrompera difficilement. Il y a en de lointaines provinces des chaisiers capables de façonner une chaise de paille que l'on qualifierait peut-être d'art naïf. La copie n'est jamais de l'art, même rusé. La copie d'une belle chose est toujours une laide chose. C'est, en admiration d'un acte d'énergie, un acte de lâcheté (Sur l'art nouveau de 1912).
CRITIQUE
Comme je l'ai déjà expliqué plusieurs fois, contre l'opinion commune, la critique est peut-être le plus subjectif de tous les genres littéraires ; c'est une confession perpétuelle ; en croyant analyser les œuvres d'autrui, c'est soi-même que l'on dévoile et que l'on expose au public. Cette nécessité explique fort bien pourquoi la critique est en général si médiocre et pourquoi elle réussit si rarement à retenir notre attention, même quand elle traite des questions qui nous passionnent le plus. Pour être un bon critique, en effet, il faut avoir une forte personnalité ; il faut s'imposer, et compter pour cela, non sur le choix des sujets, mais sur la valeur de son propre esprit. Le sujet importe peu en art, du moins il n'est jamais qu'une des parties de l'art ; le sujet n'importe pas davantage en critique : il n'est jamais qu'un prétexte (Promenades littéraires).
Je ne crois pas beaucoup à la distinction hiérarchique convenue, en littérature, entre les critiques et les créateurs ; il m'est difficile d'admettre que Taine ait été moins créateur que son contemporain dans le temps, Octave Feuillet, ou, si l'on veut s'élever aux sommets, qu'Aristote ait été moins créateur que Shakespeare, son contemporain dans l'espace. Qu'on écrive un roman ou qu'on écrive une histoire de la littérature française, il s'agit, pour construire une œuvre, d'établir entre des faits connus des rapports nouveaux, ou qui le paraissent. Il s'agit de nous présenter des motifs nouveaux de comprendre ou des motifs nouveaux de sentir : dans les deux cas, il y a création. Si donc l'on tient, cependant, à la distinction convenue, il faudrait l'établir non pas sur la qualité de l'opérateur, mais sur la matière de leurs opérations. Ici pour être plus clair, changeons de termes et mettons en parallèle un romancier et un critique. L'un prétend toucher d'une manière nouvelle notre sensibilité ; l'autre prétend intéresser d'une manière nouvelle notre intelligence. Les deux ouvriers exercent des métiers différents, mais ils ont ce trait commun d'être condamnés à être originaux, chacun dans leur métier, ou à n'être rien du tout. Ils devront, l'un et l'autre, être créateurs de valeurs, l'un dans l'ordre de la sensibilité, l'autre dans l'ordre de l'intelligence. En résumé, il faut autant de génie pour être un grand critique que pour être un grand romancier (Promenades littéraires).
DÉBAUCHE
Une petite revue d'enseignement populaire, que j'entrouvre, veut m'indigner, non contre les crimes, que je pourrais déplorer, mais contre les débauches du clergé au XIVe siècle. Elle réussit à me récréer vivement. Je suis enchanté d'apprendre que les couvents étaient des lieux de plaisance où les cavaliers allaient faire la cour aux jeunes nonnes et conquérir leurs faveurs. Mais on ne me l'apprend pas, je le savais, et je continue de croire que l'esprit de ce temps était plus humain que le nôtre, en permettant des compensations aux filles privées du mariage par le préjugé ou l'intérêt social. Je continue aussi de croire que, dans le même temps, exactement, il y avait des cloîtres sérieux et même trop sérieux. Tout a toujours existé et tout a toujours coexisté (Promenades littéraires).
DIFFÉRENCE (éloge de)
Tout ce qui tend à entraver la différenciation des sexes est mauvais et nuisible à la civilisation, contraire à l'esthétique générale de la vie. Plus l'homme et la femme sont différents d'esprit, de goûts, de désirs, de besoins, plus leur rapprochement est harmonieux, plus leur union est solide et complète. Pour que deux êtres puissent vivre heureusement ensemble, il faut que la disparité soit portée à la limite. Sans étonnement, il n'y a pas d'amour ; il faudrait que l'homme et la femme fussent l'un pour l'autre une surprise perpétuelle ( Épilogues).
ÉGALITÉ
Les idées sont si faciles à manier que c'en est désespérant. Elles sont d'une docilité lâche ; elles se prêtent à tout. Pas d'obstacles. S'il s'agit de constructions dans l'esprit, la perfection ne coûte aucun effort. Bien plus, la logique générale ne sera satisfaite que si la perfection est atteinte, c'est-à-dire le problème résolu. Mais qu'au lieu de manier des idées on manie des réalités, on se heurte aux lois de la physique. C'est ce qui arriva au parti des philosophes et à ses représentants, les Constituants. Il vinrent munis de principes abstraits, et, croyant que l'homme était une abstraction, furent très surpris de trouver une résistance matérielle. Ils crurent qu'ayant dit : tous les hommes sont égaux, tous les hommes, en fait, allaient devenir égaux, et leur étonnement fut extrême de voir qu'après leurs paroles souveraines il n'y avait rien de changé. Ils se trouvèrent pareils à des chimistes qui auraient déclaré : tout pouce cube de toute matière pèse le même poids (Promenades littéraires).
FANATISME
Une seule chose distingue l'homme des animaux, rendant l'espèce humaine la plus féroce de toutes, et d'abord contre elle-même : le fanatisme (Pensées inédites).
FÉMINISME
Ceci va paraître une plaisanterie, mais je suis convaincu que le jour où le féminisme triompherait, on ne tarderait pas à s'apercevoir que l'origine des maux profonds dont souffre l'humanité vient de la guerre sourde que se font les femmes maigres et les femmes grasses (Pensées inédites).
FORTUNE
Si tu veux faire de la philosophie, connais-toi-même ; mais si tu veux faire fortune, connais les autres (Dernières Pensées Inédites).
FOULE
Réunis en foule, les hommes deviennent particulièrement automatiques, et d'abord leur instinct de se réunir, de faire à un moment donné tous la même chose témoigne bien de la nature de leur intelligence. Comment supposer une conscience et une volonté aux membres de ces cohues qui, aux jours de fête ou de troubles, se pressent tous vers le même point, avec les mêmes gestes et le mêmes cris ? [....] L'homme conscient qui se mêle naïvement à la foule, qui agit dans le sens de la foule, perd sa personnalité ; il n'est plus qu'un des suçoirs de la grande pieuvre factice, et presque toutes ses sensations vont mourir vainement dans le cerveau collectif de l'hypothétique animal ; de ce contact, il ne rapportera à peu près rien ; l'homme qui sort de la foule n'a qu'un souvenir, comme le noyé qui émerge, celui d'être tombé dans l'eau (La Culture des Idées).
HOMME
L'homme est un animal domestique ; et, chose étrange, il s'est domestiqué lui-même. Il aspire à ne faire l'amour que muni d'un « laissez-passer ». Cet animal, vraiment, a de la chance d'avoir découvert le feu (Epilogues).
Il y a des hommes dont on ne peut jamais savoir ce qu'ils vont dire quand ils commencent à parler ; il y en a peu ; des autres le discours est connu dès qu'ils ouvrent la bouche (La Culture des Idées).
IMBECILLITÉ & INTELLIGENCE
Ne disons pas les hommes, disons les imbéciles ; ce sera d'ailleurs à peu près la même chose, mais cela permettra tout de même de séparer de la masse quelques êtres doués d'un esprit plus net, d'une sensibilité plus délicate (Dissociations).
Un officier n'est pas nécessairement plus obscurantiste qu'un professeur : Descartes, Vauvenargues, Vigny étaient des officiers, et d'autre part quelques-uns des esprits les plus bornés du temps présent sont des universitaires glorieux, patentés et tatoués de tous les diplômes (Epilogues).
Quand la sociale aura tout chambardé ; quand elle aura posé comme limite suprême de l'intelligence la mentalité d'un syndiqué (Epilogues).
Quand les imbéciles commencent à prendre une question au sérieux, les gens sérieux cherchent d'autres sujets de conversation (Dialogues des Amateurs).
Si les hommes avaient un peu d'esprit, ils seraient ingouvernables, et s'ils en avaient beaucoup, ils n'auraient pas besoin d'être gouvernés. En attendant, ils oscillent de bagnes en geôles et de geôles en casernes (Dialogues des Amateurs).
INSTRUCTION
Instruire un sot, c'est amplifier sa sottise, la faire voir, sous une cloche grossissante, énorme et ronde (Promenades philosophiques).
Le but de l'activité propre d'un homme est de nettoyer sa personnalité, de la laver de toutes les souillures qu'y déposa l'éducation, de la dégager de toutes les empreintes qu'y laissèrent nos admirations adolescentes. Une heure vient où la médaille décapée est nette et brillante de son seul métal (Le Problème du style).
LATIN
Apprendre la déclinaison latine ou la déclinaison allemande, ce sont deux exercices dont l'intérêt, purement physiologique, est de communiquer des habitudes actives aux cellules cérébrales ; mais il vaut mieux que ces habitudes soient données par des mots latins neutres que par des mots allemands actifs et qui peuvent avoir, sur la forme même de l'intelligence, une influence défavorable, c'est-à-dire faciliter, héréditairement, une assimilation pareille à celle dont sont victimes les populations des frontières linguistiques. Il faut accueillir les idées, mais repousser les mots ; le contact des mots est un contact physique ; l'originalité d'un peuple et sa force se mesurent à la pureté de sa langue. Lorsqu'on sait les ravages que fait constamment le français dans l'allemand, on ne souhaite pas pour le français un pareil traitement (Epilogues).
Je suis loin d'attribuer au latin on ne sait quelle valeur éducatrice ou magique. Les études classiques n'augmentent pas l'intelligence et n'améliorent pas les caractères. Cependant elles ont une vertu, parce qu'elles sont une richesse : il y a des choses qu'on n'apprend qu'en latin, comme il y a des choses qu'on n'apprend qu'en anglais. Lesquelles ? Tout le monde les connaît et personne ne peut les nommer. Ces choses innommables ont une valeur, puisque leur possession suffit à différencier, selon un certain plan, ceux qui les retiennent de ceux qui ne les ont jamais possédées. Le latin est certainement un lien social et un lien international. Il est bien évident que le médecin qui n'aura pas « fait ses classes » ne sera qu'un officier de santé, un vétérinaire humain ; l'ingénieur qui n'a pas de lettres n'est jamais qu'un contremaître parvenu. A quoi voit-on cela ? A rien. Cela ne se voit pas, cela se sent. D'ailleurs les études latines, si elles furent exclusives, laissent un relent un peu fort. Tout se tempère dans le dosage empirique que l'on appelle l'humanisme : c'est une de ces liqueurs qui deviennent grossières ou fades si l'opération n'a pas été faite selon les règles baroques mais sages de la tradition vénérable.
Il faut bien de la certitude pour toucher aux traditions (Epilogues).
LIBERTÉ
Pourquoi des lois ? La loi est le synonyme de la tyrannie. Laissez s'établir les usages, laissez les mœurs régler les heures. Laissez la liberté s'organiser elle-même (Epilogues).
L'école, le lycée, la caserne, le bureau, l'atelier : la Révolution française a perfectionné l'esclavage (Sixtine).
Dès qu'un candidat a pu joindre sur un papier les deux idées combinées de réaction et d'anarchie, son succès est assuré, puisqu'il flatte les deux sentiments qui coïncident dans l'âme obscure du citoyen, la peur de la liberté et la peur d'avoir l'air d'avoir peur de la liberté (Epilogues).
LIBRE-PENSEUR
Le type libre-penseur est moyen, comme tous les types. Il n'est ni tout à fait intelligent ni tout à fait stupide. Son intelligence consiste dans un certain sens critique, fort limité, mais assez droit à l'intérieur de ses limites. Sa stupidité, ou plutôt sa bêtise, n'est, le plus souvent, qu'un mélange d'ignorance et d'entêtement ou de fatuité. Ignorance parce que : ou il ignore ce qu'il rejette, ou il ignore ce qu'il admet ; sa critique ne porte jamais que sur un côté. En quoi il ressemble singulièrement au croyant. Autre ressemblance : il possède la vérité, soit qu'il l'ait cherchée en conscience et nécessairement trouvée, soit qu'il la détienne de naissance, soit qu'il l'ait « gagnée », comme on gagne la fièvre. On pourrait peindre le croyant et le libre-penseur par des traits communs ; aucun de ces traits ne conviendrait ni au savant, ni au philosophe, ni à l'homme d'un métier, qu'il fût un peintre comme Millet, un conteur comme Maupassant, ou le premier artisan venu et qui n'est que cela. Cela veut dire que, chez le libre-penseur comme chez le clérical, le métier est de croire, tandis que, chez le maçon, le métier est de maçonner. Shakespeare, en somme, maçonnait, et Spinoza aussi.
LOIS
Les fabricants de lois ont la vue courte et l'entendement bref. Ils croient d'abord que les lois sont faites pour être obéies, alors que c'est tout le contraire, et que, pour un Français, après le plaisir de tourner lui-même la loi, il n'en est pas de plus grand que de voir ses concitoyens se livrer au même jeu (Epilogues).
LOTERIE
La loterie, c'est pourtant bien moins immoral que la littérature médiocre (Epilogues).
MODE
Il n'y a point de honte à être de son heure exacte et à suivre la mode. Je ne goûte pas beaucoup les œuvres indépendantes de leur moment historique ; le jeu qu'on appelle pastiche n'est pas séduisant (Promenades littéraires).
MUSÉE
Livres, femmes, tableaux, chevaux, statues et le reste, l'herbe même et les arbres et tout ce dont on jouit, on n'en jouit qu'à moitié, si cela ne vous appartient pas. Cela explique le peu de succès des musées où il n'y a personne, hormis les dimanches de pluie ; il faut une grande indifférence ou un grand détachement pour associer d'ardentes sensations à la contemplation d'un tableau qu'un regard imbécile va polluer l'instant d'après (Sixtine).
NOUVELLE
Telle est la supériorité de la fausse nouvelle sur la vraie qu'elle donne des émotions sans dommage pour personne (Dissociations).
NUANCE
Ces pages remontent assez loin, quelques-unes à plus de quinze ans [...]. J'aurais pu les rajeunir, du moins çà et là, et cela m'aurait satisfait, mais à quoi bon vouloir que j'aie pensé il y a quinze ans exactement comme je pense aujourd'hui ? Pourquoi vouloir remplacer une couleur, ou une nuance, car il s'agit surtout de nuances, par une autre couleur ou une autre nuance ? Je ne suis pas de ceux qui prétendent à l'immutabilité des idées. Personne même n'a peut-être plus changé que moi. C'est que les méditations successives me font voir les choses sous un aspect qui se renouvelle sans cesse, et je ne vois pas pourquoi je fermerais les yeux à ces renouvellements. Mon cerveau d'il y a dix ou quinze ans m'inspire cependant autant de confiance que celui d'aujourd'hui : si l'un a ses préjugés, l'autre a les siens, et qui se valent sans doute (La Culture des Idées).
OISEAUX
Sans les oiseaux tout paysage est triste (Promenades philosophiques).
ORTHOGRAPHE
Il ne faut pas traiter la langue française comme une sorte d'espéranto. Il y a le point de vue esthétique. Ces vieilles orthographes sont des sortes de broderies sur la trame uniforme des langues ; mettons, si l'on veut, des mousses et des lichens sur un mur : c'est plus amène à l'œil que la blancheur du plâtre (Essai sur la simplification de l'orthographe).
PÉRIPHRASE
[...] curieuse tendance des hommes à remplacer par une description le mot qui est le signe de la chose alléguée. Cette maladie, qui est fort ancienne, puisqu'on a trouvé des énigmes sur les cylindres babyloniens (l'énigme du vent à peu près dans les termes où nos enfants la connaissent), est peut-être l'origine même de toute la poésie. Si le secret d'ennuyer est le secret de tout dire, le secret de plaire est le secret de dire tout juste ce qu'il faut pour être, non pas même compris, mais deviné. La périphrase, telle que maniée par les poètes didactiques, n'est peut-être ridicule que par l'impuissance poétique dont elle témoigne, car il y a bien des manières agréables de ne pas nommer ce que l'on veut évoquer. Le véritable poète, maître de son langage, n'use que de périphrases si nouvelles à la fois et si claires dans leur pénombre que toute intelligence un peu sensuelle les préfère au mot trop absolu (La Culture des Idées).
PATAPHYSIQUE
Aussi bien, toutes les activités s'équivalent ; il n'y a pas de hiérarchie cinématique (Promenades philosophiques).
M. DESM. Je voudrais penser, mais que cela fût agréable. Les raisonnements s'entrelaceraient avec une harmonieuse logique, s'avançant d'un pas rythmé vers la conclusion favorable. Il ne serait question ni de présent ni d'avenir, mais d'un temps intermédiaire qui contiendrait ces deux termes et en abolirait la contradiction.
M. DEL. Et voilà. Cher ami, vous vous exaltez vers la pataphysique.
M. DESM. La pataphysique est une belle chose pour les gens qui s'ennuient (Nouveaux Dialogues des Amateurs).
PEINTURE
Ce qui vaut d'être peint vaut rarement d'être dit ; et l'inverse, puisqu'on n'a jamais pu illustrer un roman (Le Problème du style).
POÉSIE
On le sait de reste, mais peut-être que la vraie poésie, celle de lyrisme personnel, est celle-là même qui ressemble le plus à ce que nous pressentons d'une plainte érotique du temps de la pierre polie. Les insectes à bruit, les oiseaux chanteurs donnent leurs bruits ou leurs chants aux jours de la reproduction. Les plus belles poésies humaines sont des appels à l'amour ou des lamentations sur l'amour perdu : le reste n'est peut-être que rhétorique (Une loi de constance intellectuelle).
Au fond, il n'y a qu'un genre : le poème ; et peut-être qu'un mode, le vers, car la belle prose doit avoir un rythme qui fera douter si elle n'est que de la prose. Buffon n'a écrit que des poèmes, et Bossuet et Chateaubriand (La Culture des idées).
POIRE
Les hommes, qui sont bêtes, ont fait de la poire toutes sortes de symboles ridicules. Quelle bassesse d'outrager le fruit le plus merveilleux, le plus clément qui existe ! La poire d'été n'est qu'une esquisse, qui ne s'accomplit qu'à l'automne, quelquefois même dans l'hiver (Petits crayons).
PRIVILÈGES
Les privilèges dont jouissait l'aristocratie avant la révolution n'étaient pas moins fondés que ceux de la bourgeoisie actuelle, comme s'indignent, cependant, les petits-neveux de ceux qui firent guillotiner Louis XVI, quand une autre couche de futurs bourgeois prétend rendre effective cette devise Liberté-Égalité-Fraternité, qui n'a passé jusqu'ici pour n'avoir qu'une valeur décorative ! (Pensées inédites)
RÉVOLUTION
Toute révolution est [...] bienfaisante par définition même. C'est un mal aigu qui secoue l'organisme en vue du rétablissement de l'équilibre qu'un mal chronique tendait à détruire. Si l'espèce humaine arrivait, selon l'expression célèbre, à « clore l'ère des révolutions », la dissolution serait proche, proche le moment du retour de l'espèce à l'état purement animal, proche, étant données sa débilité physique et sa faible adaptation naturelle, sa disparition quasi totale. Loin donc de protester contre les révolutions et, comme s'exprime Chateaubriand, contre les innovations, il faut les accueillir comme des gestes hautement conservateurs. Qui dit révolution dit conservation des énerglies vitales. Au sens actuel, l'esprit conservateur témoigne au contraire d'un appétit dépravé pour la décadence, pour la dégradation continue des forces (Promenades littéraires).
ROMANTISME
Je ne suis pas romantique, mais je ne suis pas classique non plus. Je ne prends pas grand plaisir à Lamartine, mais je n'en prends pas davantage à Corneille. Mon goût irait plutôt vers les choses très anciennes en même temps que vers les choses très nouvelles. Je me sens chez moi avant Boileau et après Baudelaire. Entre ces deux périodes, l'expression des sentiments me semble ou glaciale ou baroque. Ni la tristesse d'Olympio ne m'émeut, ni la douleur de Rodrigue. Ces humanités me sont inhumaines. Du XVIIe et du XVIIIe siècle, je goûte ou la raison ou l'esprit. La Rochefoucauld ou Buffon, Molière ou Voltaire. Si ces siècles ont senti leur vie, ils n'ont pas su, à de biens rares exceptions près, rendre vivante leur sensibilité. Les romantiques n'ont guère réussi, eux, qu'à en fixer la grimace. La correspondance des amants de Venise pourrait faire prendre l'amour en dégoût.
Mais je sens très bien que, sans la froideur classique, sans la frénésie romantique, notre moment littéraire, à la fois baudelairien et renanien, aurait été impossible. Nous sommes un dosage de ces deux éléments et de beaucoup d'autres. Oter le romantisme ? Vous nous ramenez à Crébillon, aux deux Crébillon. Encore qu'Hernani soit absurde, il est bon qu'il y ait eu Hernani depuis Rhadamante et Zénobie. Encore que Mardoche soit ridicule, il est bon qu'il y ait eu Mardoche depuis les Hasards du coin du feu. L'idée que le romantisme n'eût pas existé me fait frémir. Va-t-on me démontrer qu'il a corrompu mon intelligence ? Cette corruption m'est précieuse, car je ne la sens pas comme corruption ; je la sens comme un état habituel, hors duquel je me trouverais différent, c'est-à-dire diminué (Promenades littéraires).
SERVICE MILITAIRE
On voulut démontrer naguère, et sans doute en réponse aux propositions du tzar, que les dépenses militaires écrites dans les différents budgets européens sont moindres aujourd'hui, par proportion, qu'elles ne le furent jamais, depuis qu'il y a les budgets. Cela serait vrai, puisque les chiffres le disent, s'il ne s'agissait que de chiffres, mais il faut tenir compte du service militaire, des années qu'il vole à tous les hommes, des habitudes d'inertie, d'ivrognerie et de débauche qu'il leur impose, de la diminution grave de force dont il est responsable. Ce n'est pas le canon qui est le fléau, c'est la caserne : toute réduction dans le nombre des créatures esclavagées, astreintes à « faire l'exercice », serait un bienfait, un gain matériel, pour l'humanité toute entière.
Des conférences même où l'on vilipendera la paix trop bien armée, presque aussi féroce que la guerre, ne pourraient résoudre la question qu'en revivifiant le vieux principe : Nul ne peut être fait soldat malgré lui. Ceci écrit dans le code international et dans tous les codes, la civilisation cesserait aussitôt d'être une cruelle ironie et l'on pourrait naître au monde, enfin, sous la forme humaine, sans trouver dans son berceau une condamnation aux travaux forcés. Si la future conférence de Saint-Pétersbourg discute autre chose que ce principe, elle fera une œuvre vaine et nous continuerons à maudire une société lacustre, bâtie sur de grands mots qui sont des troncs d'arbres pourris (Epilogues).
SIGNE DES TEMPS
Les hommes n'inventent rien, non seulement dans leurs propos, mais dans leurs vies. Ils sont toujours forcés de lire la même chose, de faire les mêmes choses et il se trouve toujours à point un moraliste pour lever les bras au ciel et trouver là un signe des temps. La bêtise elle-même est imitée. Ah ! C'est bien humiliant (La Fin de l'art).
SNOB
Le snob est plus utile à la civilisation que l'anti-snob (Promenades littéraires).
SOCIÉTÉ (c'est la faute de la )
M. Magnaud est magistrat ; il siège ; il regarde la vie du haut de son estrade. C'est un esprit simple et qui ne s'embarrasse jamais de la réalité ni des causes secondes. Une fille fait un enfant et s'en débarrasse. Cela est vulgaire, et cela appelle l'indulgence, parce que la vie des filles-mères est parfois difficile. Cependant, ce juge, avant de juger, rédige en un style ridicule des considérants naïfs. Si la fille a supprimé son enfant, c'est la faute de la société. Comme c'est simple ! Mais quand un monsieur est écrasé par un tramway, c'est également la faute de la société. Tout est la faute de la société, puisque l'homme vit en société. Et s'il y avait une autre société, basée sur les principes de M. Magnaud, et si elle pouvait vivre, elle engendrerait également des crimes, des fautes et des accidents. On ne peut vivre sans remuer, et quand on remue beaucoup, on finit toujours par casser quelque chose (Epilogues).
STYLE
Le métier d'écrire est un métier ; mais le style n'est pas une science. Le style est l'homme même et l'autre formule, de Hello, le style est inviolable, disent une seule chose : le style est aussi personnel que la couleur des yeux ou le son de la voix. On peut apprendre le métier d'écrire ; on ne peut apprendre à avoir un style ; on peut teindre son style comme on teint ses cheveux, mais il faut recommencer tous les matins et n'avoir pas de distractions (La Culture des idées).
Ecrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c'est exister, c'est se différencier. Avoir un style, c'est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d'un seul (La Culture des idées).
Le style se constate ; en étudier le mécanisme est inutile au point où l'inutile devient dangereux ; ce que l'on peut recomposer avec les produits de la distillation d'un style ressemble au style comme une rose en papier parfumé ressemble à la rose (La Culture des idées).
Pour écrire un bon roman ou quelque drame viable, il faut ou élire un sujet si banal qu'il en soit nul ou en imaginer un si nouveau qu'il faille du génie pour en tirer parti, Roméo et Juliette ou Don Quichotte (La Culture des idées).
Je n'aime guère le style des écrivains dont je déteste la pensée. Le style est l'homme même. Une pensée fausse n'est jamais bien écrite, ni mal écrite une pensée juste. Il y a là quelque chose d'inséparable. J'irais volontiers jusqu'à négliger les vers qui ne contiennent pas quelque idée ou un sentiment vrai : c'est pourquoi il y a si peu de pages dans Victor Hugo qui me satisfassent pleinement (Promenades littéraires).
VÉRITÉ
Il n'y a pas plus de vérité en politique qu'en philosophie. Une suite d'apparences nous émeut, ou parfois nous étreint le cœur ; chacune est contradictoire. Le progrès d'aujourd'hui sera la reculade de demain... (Epilogues)
Posséder la vérité : je songe à ces explorateurs qui ont chez eux un lion apprivoisé et qui ne dorment que d'un œil (Promenades philosophiques).
Qu'importe la certitude, quand l'incertitude est délicieuse ? (Promenades littéraires)
VIN
Si on ôtait à l'humanité la joie du bon vin, la vie ressemblerait à quelque chose comme un catholicisme sans fête et sans art (Pensées inédites).
|