Le Journal
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1. Georges Le Cardonnel, Le Journal, 25 septembre 1922
LE MAGAZINE LITTERAIRE UN GRAND ECRIVAIN NORMAND Remy de Gourmont Remy de Gourmont est mort à Paris le 27 septembre 1915. Hier, son buste, œuvre de sa belle-sœur, Mme Suzanne de Gourmont a été inauguré dans le jardin public de la ville de Coutances. C'est dire que sa Normandie natale n'a pas tardé à lui rendre un peu du juste hommage qui lui est dû. Remy de Gourmont sera considéré, un jour comme un des grands Normands de notre littérature. Poète, romancier; dramaturge, critique érudit, philologue, grammairien, naturaliste, biologiste même, il a promené sa curiosité dans les domaines les plus divers. La Normandie a eu raison de l'honorer la première. Il lui eût été difficile d'avoir des origines plus normandes. Né le 4 avril 1858, au château de La Motte, à Bazoches-en-Houlmes (Orne), une vieille tradition de famille veut même qu'il ait compté parmi ses ancêtres un neveu du. vieux roi Gormon, prince de Danemark, qui débarqua en France avec Rollon et y fit souche. Aux XVe et XVIe siècles, des Gourmont se distinguèrent. Comme savants, peintres, graveurs, imprimeurs, ils ont timbré d'admirables éditions de leurs armes « d'argent au croissant de sable, au chef de gueules chargé de trois roses d'or. » Ce fut Gilles de Gourmont qui imprima en France le premier livre en caractères grecs. Enfin par sa grand'mère maternelle, Mlle de Malherbe, il descend de François de Malherbe. Normand, Remy de Gourmont l'a été non seulement par le caractère de son talent, à la fois réaliste et cependant ouvert au mystère, mais aussi par son goût de l'aventure, qu'il a satisfait en faisant, le tour du monde des idées de son temps et de tous les temps, sans que son intelligence éprise de tout connaître eût jamais cependant, paru trouver, sa pleine satisfaction dans aucune connaissance. Il avait gardé de son enfance et de son adolescence normandes un trésor d'images fraîches où il puisa pendant toute sa vie. Nous trouvons des descriptions de la Normandie dans Merlette son premier roman, aussi bien que dans Sixtine, sa première œuvre vraiment littéraire, et dans les Histoires magiques dont les lecteurs du Journal eurent jadis la primeur ; le Songe d'une femme fait respirer le parfum du paysage devant lequel s'écoula son enfance ; les vers de Simone ont la fraîcheur des vergers normands. Jamais ses souvenirs de la campagne normande ne l'abandonnaient complètement, pas même tandis qu'il se livrait à son jeu tout cérébral des idées et paraissait se complaire en ses Epilogues fameux aux déchirements de sa propre pensée, comme s'il y avait trouvé de secrètes et cruelles délices. Il s'était épuisé à démêler les subtilités les plus raffinées de l'esprit, à vouloir expliquer les contradictions des connaissances et il avait atteint les bornes possibles d'un pessimisme amer et plein de sarcasmes, quand il se prit à aimer la vie pour elle-même après l'avoir observée directement. L'auteur de la Physique de l'amour découvrait la science ; en même temps, il se montrait, accessible à la pitié qu'il paraissait avoir toujours ignorée ; peu à peu, il recouvrait même le sens social. Il s'adonna bientôt aux considérations les plus neuves qu'il tirait de la biologie, de la botanique, de la paléontologie, de la physique de l'ethnographie. Quand la guerre survint, il en était à demander au raisonnement scientifique, aidé des quelques connaissances que nous avons du monde animal, de lui permettre d'édifier un système qui procurât de l'agrément à son esprit et légitimât sa recherche du bonheur. Quelle eût été sa philosophie, s'il avait vécu au lendemain de la grande tourmente si inattendue de lui qu'il semble bien qu'elle l'ait foudroyé ? Il avait écrit que sa philosophie était à la merci de la pomme qui tombe ou du livre qui va s'ouvrir. Ne l'était-elle pas davantage encore d'un événement aussi formidable ? Ce fut le culte de notre langue qui le tira du délicieux chaos, du charmant labyrinthe que fut, à un moment, le symbolisme à propos duquel il a écrit, dans le Chemin de velours, des pages si pénétrantes. Il avait voulu faire de l'un des ouvrages de ses débuts, le Latin mystique, une sorte de manifeste pour signifier sa rupture avec la littérature classique et le cliché. Ses travaux sur le latin du moyen âge le conduisirent naturellement ; aux études de linguistique dont l'Esthétique de la langue française, la Culture des Idées, le Problème du style sont les expressions variées. L'étude du passé de notre langue l'amena à se détourner ainsi d'erreurs dont il cherchait peut-être la justification. Dès le premier Livre des masques, son évolution se reconnaît. Elle ne cessa de s'affirmer dans les ouvrages suivants, pour aboutir au style souple, fluide, et cependant musclé d'Une nuit au Luxembourg, d'Un cœur virginal, aussi bien que de ses Epilogues et de ses deux séries de Dialogues des amateurs sur les choses de ce temps. Quant à sa série des Livres des masques, des Promenades littéraires et des Promenades philosophiques, elle représente peut-être, avec ses ouvrages sur la langue française et le style, la partie la plus forte de son œuvre, celle où quand il cessa de dissocier ce fut pour affirmer construire, créer des valeurs. On pourrait y trouver les matériaux d'une histoire du symbolisme et de la littérature française contemporaine qu'il eût, sans doute, écrite s'il avait vécu. Si l'on voulait chercher, dans le passé de notre littérature, des ancêtres immédiats à Remy de Gourmont, c'est aux Encyclopédistes que, tout de suite, il faudrait penser ; cependant, c'est peut-être bien de Rivarol que le rapprochaient le plus certaines faces de son esprit. Remy de Gourmont ne reçut durant sa vie aucune décoration ou récompense officielle. D'ailleurs le souci de la notoriété dans le présent lui était aussi étranger que la perspective d'obtenir une gloire posthume. N'avait-il pas écrit dans un accès de philosophie désenchantée : « Il est temps que l'homme apprenne enfin à se résigner au néant et même à jouir de cette idée dont la douceur est incomparable. » Et, par un juste retour des choses, voici que sept ans à peine après sa mort, cette gloire qu'il avait dédaignée commence de sourire à son ombre. Georges Le Cardonnel. [document communiqué par Frédéric Piton, mars 2002] |