1. Journal de la Manche et de la Basse-Normandie, 9 septembre 1922
2. Journal de la Manche et de la Basse-Normandie, 30 septembre 1922

1. Journal de la Manche et de la Basse-Normandie, 9 septembre 1922

Arrondissement de
COUTANCES

COUTANCES. — En l'honneur de Remy de Gourmont. — Dans une récente séance du Conseil Municipal, M. le docteur Leconte, maire, a fait connaître qu'il a été saisi d'une proposition tendant à ériger, au rond-point du jardin public, un buste de Remy de Gourmont.

On sait que le délicieux et subtil écrivain, l'un de ceux qui ont exercé le plus d'influence sur la génération littéraire actuelle, aimait notre cité où chaque année il venait passer les vacances chez sa sœur, Mlle Suzanne (1) de Gourmont et où il se trouvait au début de la dernière guerre. C'était un ancien élève de notre lycée. Dans l'une de ses meilleures œuvres d'observation, doublée de fine ironie : « La petite Ville », Remy de Gourmont a su traduire les charmes et les travers de la ville si chère au cœur des Vrais Normands.

Et c'est pourquoi on a songé à ériger à Coutances même un buste à la mémoire du célèbre écrivain. Les imagiers du Pou qui Grimpe se sont mis à la tête du mouvement.

Le buste, remarquable de vie et d'allure, est l'œuvre de Madame Jean de Gourmont, épouse du frère de l'écrivain qui est lui-même écrivain de talent. L'inauguration aura lieu le dimanche 24 septembre, sous la présidence de M. Henri de Régnier, de l'Académie Française.

Des délégations d'étudiants de Caen et de Rouen prêteront leur concours. Une soirée de gala aura lieu le samedi soir 23 au Théâtre où sera donnée une pièce inédite de Remy de Gourmont, L'Ombre d'une Femme, par des vedettes de l'Odéon déléguée par M. Gemier.

Le programme comportera également une Conférence par M. Louis Dumur (avant la représentation au théâtre) et un cortège fleuri avec rondes et farandoles et une fête foraine. Une exposition réunira les œuvres du « Pou qui Grimpe » actuellement admirées à Caen et des autographes et portraits de Remy de Gourmont.

— Remy de Gourmont l'auteur de Sixtine, des Epilogues, des Promenades littéraires, est né à Bazoches-en-Houlme dans l'Orne et descend de la famille des imprimeurs humanistes du XVIe siècle, Gilles, Jean et Robert de Gourmont.

Pendant la guerre, étant allé à Darnétal (Seine-Inférieure) en bicyclette, il fut, par erreur, arrêté comme vagabond. On lui rend mieux justice aujourd'hui.

(1) Marie, et non Suzanne, prénom de Madame Jean de Gourmont (note des Amateurs).

[document communiqué par Frédéric Piton, mars 2002]


2. Journal de la Manche et de la Basse-Normandie, 30 septembre 1922

FETES

REMY DE GOURMONT

Rémy de Gourmont (1858-1915) ne sera jamais un auteur populaire, mais il tient dans l'esprit d'une élite une place prépondérante dont témoignèrent samedi et dimanche de fervents disciples groupés, pour le fêter, autour de ses frères et de M. Alfred Val[l]ette, directeur du Mercure de France.

Etonnant polygraphe, R. de Gourmont a laissé, plus de cinquante volumes sur les sujets les plus divers : philosophie, critique, sciences, roman, histoire, philologie, physiologie, esthétique, poésie, etc... Il rappelle à la fois les humanistes de la Renaissance, auxquels il s'apparentait d'ailleurs par ses ancêtres imprimeurs, les Encyclopédistes du XVIII siècle, la curiosité et l'ironie d'un Stendhal et d'un Anatole France.

Soirée au Théâtre

Le Théâtre municipal était comble samedi pour une soirée consacrée à la gloire du grand écrivain.

M. Louis Dumur, l'auteur réputé du Boucher de Verdun, de Nach Paris et d'Un Coco de Génie, fit d'abord une Conférence nourrie de faits, d'idées et de citations sur R. de Gourmont, « expression dans tous ses aspects, dans toute sa complexité d'une génération littéraire. »

Rémy de Gourmont ne se borna pas à donner de parfaits et délicats produits du Symbolisme ; il sut le définir. « Il en fit une libération esthétique de l'objectivisme des formes. »

« Le poète symboliste n'observe pas le monde pour s'en inspirer ; il s'inspecte lui-même et découvre en lui le monde qui lui est personnel et dont, par la projection d'images devenues des symboles, il réalise au dehors l'apparence et la fantaisie. »

R. de Gourmont n'enferma pas sa jeunesse dans la doctrine symboliste, qui s'appliquait surtout aux œuvres d'imagination.

Critique, il remonta le long des siècles, recueillit des écrivains oubliés, méconnus ou calomniés par les historiens attitrés de la littérature, détermina leur importance, caractérisa leur signification et les offrit ainsi renouvelés à l'intérêt de ses lecteurs.

Puis, concevant l'insuffisance du symbolisme, l'idée prit chez lui la place prépondérante. Il rechercha les combinaisons infinies des mots et des idées ; il étudia la déformation des mots ; il s'attacha à élucider les mystères du style et de la création subconsciente. Il tira de tout cela des effets déconcertants qu'on a appelés ses « paradoxes ».

Dans ses acrobaties de pensée, il fut souvent le premier dupe de son brillant illusion[n]isme, mais sa sincérité était entière. Il savait la vérité multiple et fugitive, il s'efforçait de traquer le mensonge.

Il avait projeté d'écrire une histoire véridique de la littérature française. On la regrettera d'autant plus que l'ordre de ses admirations et de ses curiosités changeait à mesure qu'il vieillissait.

« Un travail de déplacement analogue s'opérait dans nombre de nos esprits et en cela comme toujours, Gourmont nous révélait notre propre transformation littéraire. »

En philosophie, longtemps influencé par Nietz[s]che, il s'adonna ensuite aux considérations les plus neuves tirées de la biologie, de la botanique, de la paléontologie, de la physique ou de l'ethnographie.

Les lois de constance proposées par Quinton l'incitèrent à en faire l'application aux fonctions supérieures de l'intelligence et à formuler hardiment la loi de constance intellectuelle.

« Il sera notre mandataire devant l'avenir. Quand la plus lointaine postérité voudra se faire une idée de ce que nous fûmes entre les années de l'esthétisme d'hier et celles du réalisme néo-classique de demain, de ce que fut cette génération qui fit le pont entre le conflit de 1870 et la grande guerre qui s'ouvrit en 1914, la page qu'elle devra lire sera signée Rémy de Gourmont. »

Après celte magistrale Conférence, une grande cantatrice, Mme Bathori chanta en les nuançant admirablement : La Neige (musique de Woolett), Forêt (Caplet), Fragment du vieux Roi (Mariette), Songe et Inscriptions champêtres (Robert Montfort).

Mme Claude Hariel, parfaite de diction et de distinction, interpréta les Feuilles tombées. (Simone), les Saintes du paradis (Divertissements), le Soir (Paysages spirituels), Rondes lyriques (Divertissements), le Verger (Simone), l'Eglise, le Moulin (Payages spirituels), etc...

M. Georges Laisney lut avec art des fragments de la Petite Ville.

Accompagnée par M. Robert Montfort, Mlle Jeanne Ronsay exécuta une danse complexe et gracieuse sur le Pèlerin du Silence.

Un acte de R. de Gourmont termina la soirée, interprété par Mlle Devillers et M. Rieux, de l'Odéon, L'Ombre d'une femme, c'est un portrait qui excite la jalousie d'une femme et dans lequel elle finit par se reconnaître elle-même, jeune fille, dès lors aimée secrètement par son futur mari. Ce fut délicatement rendu.

Le samedi après-midi s'était ouverte une Exposition du « Pou qui grimpe » sur laquelle nous reviendrons.

Le Dimanche

A 11 heures du matin, réception à l'Hôtel de Ville. Souhaits de bienvenue par M. le Dr Le Conte, maire. Remercîments de M. Souriau, représentant le ministre de l'Instruction Publique, qui fait l'éloge de la Normannia nutrix, féconde en richesses et en hommes : en ces derniers mois seulement, trois cérémonies en l'honneur de trois Normands : Flaubert, Sorel, de Gourmont.

L'après-midi, une cavalcade organisée par le Pou-qui-Grimpe, parcourut la ville avant de venir à la mairie chercher les autorités pour aller au jardin public.

Les Chars du Pommier, des Cerises, du Bouais-Jan (vieille masure surmontée d'un hibou et entourée de lutins), des Lilas, de la Rose au Bois, ont été dessinés par MM. Georges Laisney et Quesnel : donc ils sont ravissants. Des groupes de coquelicots, de bleuets, de marguerites, font escorte. Le défilé est plein de fraîcheur, de charme et de goût.

La reine des reines, Mlle Frémont et ses demoiselles d'honneur, MMlles Juguet et Lefrançois, aux belles coiffes normandes, les autres reines, MMlles Laruelle, Mougin, Horel et Agnès, le sourire aux lèvres, recueillent des vivats sympathiques, avant d'être félicitées officiellement par M. le Maire et d'être reçues à un vin d'honneur.

Inauguration du Monument

Passé 4 heures, le cortège se rend au jardin public déjà rempli d'une foule dense. La reine de « la Rose au Bouais » et ses deux demoiselles d'honneur encadrent gracieusement la stèle, à laquelle les autres reines et tous les personnages de la cavalcade forment une garde d'honneur juvénile et pittoresque.

Le voile qui recouvre les traits de Rémy de Gourmont est enlevé. M. le Dr Le Conte, maire, donne la parole à M. Eugène Morel, de la Société des Gens de Lettres.

Rémy de Gourmont, dit M. Morel, ne fut pas seulement un phraseur habile, mais un « prodigieux éveilleur d'idées », « un formidable briseur de conventions ». « Universel sceptique », il usait du doute pour aller à la vérité. « Il y a une vérité, on la trouve. » Toute sa vie en fut la recherche personnelle. Son œuvre immense s'étend à tous les genres. « Initiateur », il est de ceux qui n'enseignent qu'après avoir appris.

« Sixtine » (1896) le classa parmi les écrivains de première valeur.

M. Morel énumère les travaux de R. de Gourmont au Mercure de France, dont il fut l'un des maîtres : « Petite chapelle, mais desservie par des croyants. Sur ces petites chapelles on a bâti des cathédrales. »

Cette Revue de jeunes s'est répandue dans le monde entier.

M. Morel nous montre ensuite le fondateur de l'Ymagier, l'amateur de belles éditions, le grand érudit, le commentateur de Saint-Evremond, le fondateur de la Revue des Idées avec Jules de Gaultier.

« Sa clairvoyance sut émonder, sut connaître. » « Comme les grands humanistes du XVIe siècle, il sut ce qu'il était possible de savoir de son temps. »

M. Marcel Coulon, des amis de Rémy de Gourmont (procureur de la République à Beauvais), prend ensuite la parole.

« Célébrer Rémy de Gourmont, c'est célébrer l'Intelligence... Il fut le plus intelligent depuis plusieurs lustres et pour plusieurs autres. »

Philosophe et critique, il alliait l'expérience de la vie et la volonté avec une délicatesse et une tendresse de touche admirables. « Il reste, en définitive, un esprit pondéré et modérateur. »

Sur la stèle du monument, M. Coulon voudrait voir gravée cette phrase qui résume la curiosité universelle de R. de Gourmont :

« Je pense qu'il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science. Le temps des belles ignorances est passé ; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu'il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité et non une série de petits jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain. »

M. le Dr Voisvenel [Voivenel] parle d'après l'histoire littéraire et d'après R. de Gourmont, car il fut « mêlé directement à sa vie de souffrances. »

Le style, chez ce grand écrivain, fut une spécialisation de la sensibilité. »

Il eut l'amour sensuel des mots, des dictionnaires. Il nous livra « ses sensations visuelles, auditives, olfactives. » Normand, il unissait la force et l'ironie.

Sur la fin de sa vie, quand il eut été défiguré, « sa sérénité fut bâtie sur le sacrifice. »

Cette ville qu'il affectionnait a raison de le célébrer car, grâce à lui, par les disciples qu'il a éveillés, « Coutances sera, dans dix ans, une des plus importantes stations de psychologie. »

En termes excellents, M. le Dr Leconte, maire, reçoit le monument au nom de la ville de Coutances.

Il se souvient de Remy de Gourmont qui fut son jeune condisciple au lycée de Coutances et qui entre déjà dans la gloire. Le buste, œuvre de Mme S. de Gourmont, « d'une simplicité voulue », placé « comme un dieu-terme » dans un site délicieux du Jardin Public, a le mérite de la ressemblance.

Les Coutançais et Normands seront heureux de saluer ici un concitoyen et compatriote qui les connut et apprécia fort bien. Quelques lignes de « La Petite Ville », œuvre d'observation fine suffiraient à en témoigner.

De tout cœur M. le Maire remercie tous ceux qui ont collaboré à cette journée de fête littéraire.

M. Souriau, professeur à l'Université de Caen, représentant le ministre de l'Instruction publique, clôt la série des discours.

Sa tâche est délicate, dit-il après tant d'éloquents témoignages et de pénétrantes études. Il salue en R. de Gourmont un successeur de ces « merveilleux esprits de la Renaissance qui essayèrent d'épuiser toute la connaissance humaine. »

Il resta essentiellement Français. Lorsque l'Allemagne mobilisa ses corps d'armée et ses 93 Intellectuels, R. de Gourmont, que surprenait la catastrophe, trouva, pour stigmatiser les Barbares qui bombardaient systématiquement la cathédrale de Reims des accents qui retentirent au loin notamment dans l'Amérique du Sud, où ses lecteurs étaient fort nombreux.

Ceux qui l'accuseraient d'avoir eu parfois des apparences d'impassibilité n'ont qu'à relire ces pages. Ses disciples aussi témoignent pour lui, car devant Verdun, M. le Dr Voisvenel relisait et faisait lire Sixtine et les Promenades philosophiques.

Rémy de Gourmont, a-t-il écrit, faisait partie de mon patriotisme. »

Lorsque mourut le comte Albert de Mun R. de Gourmont exprima délicatement quelle perte était pour la France celle de ce haut patriote qui, pendant des semaines, releva le moral du public et maintint la confiance dans l'état-major général français.

Saluons par dessus tout en R. de Gourmont « un penseur qui a su comprendre la pensée des autres. »

Le poète normand, Charles-Théophile Féret déclame, pour terminer, un poème à la gloire de R. de Gourmont « le Viking. »

Un banquet réunit, à 8 heures du soir, à l'Hôtel de Ville la famille de Gourmont et ses amis venus de Paris, de Beauvais et d'ailleurs, M. le Sous-Préfet, M. le Président du Tribunal, MM. Le Denier et Le Dault, les artistes du « Pou qui grimpe » et des invités de la municipalité.

Au Champagne, M. Jean de Gourmont lut les lettres et les télégrammes d'un grand nombre de personnalités littéraires, parmi lesquelles nous avons noté au hasard Mesdames Delarue-Mardrus et Rachilde, M. et Mme Régismanset, MM. H. de Régnier, Joseph Bédier, de l'Académie française, J.-H. Rosny aîné, Lucien Descaves, de l'Académie Goncourt, le poète Paul Fort, Charles-Henri Hirsch, Camille Mauclair, Mac Orlan, Quinton, André Fontainas, Camille Cée [Cé], Edouard Dujardin, Othon Fried [Friesz], André Putz, Arthur [Adolphe] Van Bever, Jean Mathis, George Lecomte, etc.

Des discours furent prononcés par MM. Royère, ancien directeur de la Phalange, Léonce Fontaine, censeur du lycée de Coutances.

MM. Jean de Gourmont, Joseph Quesnel, Mme Claude Hariel, MM. le Dr Le Conte, Souriau portèrent des toasts très applaudis.

[document communiqué par Frédéric Piton, mars 2002]