Ecos, Las Palmas, 22-XI-1915, p. 1. |
Remigio de Gourmont La crítica francesa ha estudiado con detenimiento la figura literaria de este gran escritor, muerto ha poco, que vivió exclusivamente consagrado a la vida del pensamiento y al cultivo del arte. Monsieur Paul Souday, conocedor como pocos de la literatura contemporánea de su país, dedica en las columnas de Le Temps un extenso trabajo al escritor del Mercurio, en el cual la simpatía no excluye el sentido estricto de la justicia. Paul Souday admira las singularidades de Gourmont y su constante desinterés artístico. Habiendo ganado la celebridad en buena liza, no por ello dejó de ser un escritor independiente, esforzado adalid de las ideas más avanzadas. Después de una permanencia prudente en los cenáculos, hasta los innovadores más intrépidos acaban por encontrar un hueco en lugares más estables y provechosos. El proceder de Gourmont fue opuesto. No obstante sus incursiones en los periódicos y revistas de reputación y nombradía más grandes, guardó siempre en el Mercurio de Francia su puesto de combate. La única inmoralidad para este escritor era la estupidez; expresión en que incluía muchas obras y a muchos hombres, cuyo espíritu excesivamente ponderado y a ras de tierra es el que conquista mayor número de sufragios... Remigio de Gourmont fue una representación acabada del perfecto tipo “intelectual”, exento de toda sentimentalidad. Indiferente a la experiencia, su existencia fue exclusivamente cerebral. “La vida -se pregunta en uno de sus libros- ¿se hizo para ser vivida? Se hizo para ser pensada... Aquel que no piensa su vida, no la vive.” Los hombres de esta naturaleza, advierte M. Souday, son contados en todos los tiempos, incluyendo el nuestro, en que la etiqueta de intelectual se aplica a honradas gentes en quienes la intelectualidad representa un papel minúsculo hasta en el ejercicio de las profesiones universitarias o literarias y que flotan a merced de todos los vientos del sentimiento. [article entoilé par Antonio Henríquez, avril 2003] Remy de Gourmont avait consenti à devenir célèbre mais non point à cesser d'être un écrivain d'avant-garde. C'est une de ses nombreuses originalités. Après un stage normal dans les cénacles, les plus intrépides novateurs, l'âge et le succès venant ne demandent en général qu'à se ranger. Remy de Gourmont maintint farouchement son indépendance : il y avait en lui du réfractaire et du vieil étudiant. Malgré quelques incursions dans Ies grands journaux, il garda toujours sa base stratégique ou son port d'attache au Mercure de France : ce n'est que là qu'il se sentait pleinement à l'aise. Il fut avant tout un libertin, dans les deux sens du mot, c'est-à-dire là la fois un penseur très libre et un auteur volontiers licencieux. Les deux traits que désigne ce mot unique ont été souvent réunis, au dix-septième et au dix-huitième siècle. Rien de plus logique, d'après lui, et il a formellement déclaré qu'à son avis la liberté de penser était liée à la liberté des mœurs. Inversement, il disait : « Ce qui est immoral, c'est la bêtise. » Ce païen fervent avait une curiosité universelle et une tête encyclopédique, en lui la libido sciendi et la libido sentiendi se partageaient l'empire. C'était un faune de bibliothèque, ou, révérence parler, un bénédictin athée et concupiscent, ou encore, si l'on, préfère, un docteur Faust courant tous les Walpurgis sans renoncer à son laboratoire. Il réalisait le type du pur intellectuel, exempt de toute sentimentalité, indifférent à la pratique, vivant d'une vie exclusivement cérébrale. « La vie, a-t-il dit, est-elle faite pour être vécue ? Elle est faite pour être pensée... Qui ne pense pas sa vie, ne la vit pas. » Les hommes de cette espèce sont peu nombreux à toutes les époques, y compris la nôtre, où I'on a collé cette étiquette à de braves gens chez qui l'intellectualité ne joue qu'un assez petit rôle, même dans l'exercice de leur profession universitaire ou littéraire, et qui flottent au contraire à tous les souffles du sentiment. D'ailleurs, ils captent plus aisément la popularité. M. André Suarès a dénoncé les « glaciers de l'intelligence ». L'intellectualisme a, en effet, la pureté d'atmosphère, mais aussi le profil abrupt et la rude température des hautes cimes. Cette alpe, où les forts respirent largement et d'où l'on embrasse de vastes perspectives, décourage ou même épouvante par son accès trop difficile et le danger du vertige les esprits faits pour les tièdes vallées humanitaires ou les confortables coteaux modérés. Elle excite une répulsion qui va presque jusqu'à la haine chez les êtres angoissés et douloureux, qui se frappent le cœur pour y chercher le génie et trempent leur plume dans les larmes ou dans le sang. Ceux qui ne sont que sensibilité trouveront Remy de Gourmont un peu inhumain. Il n'était pas sec, cependant, mais extrêmement capable d'émotion et de passion. Seulement, ses émotions étaient philosophiques, et il ne se passionnait que pour les idée ? Sa sensualité même avait son principal siège dans son cerveau. Il poussa l'audace de ses propos jusqu'à d'étranges excès ; mais il y conservait une sorte de gravité et ne donna jamais dans la grivoiserie ou la gravelure. Il acceptait la nature dans son intégrité, sans réserve arbitraires, mais il l'interrogeait avec respect, en peintre ou en biologiste, sans facéties de mauvais goût, et cet immoraliste a pu déclarer à bon droit qu'il ne haïssait rien tant que la polissonnerie. Il ne cultivait la sensation que comme matière de science ou d'esthétique. « II faut, a-t-il dit, faire entrer le plus possible de littérature dans la science, et de science dans la littérature. » Cette phrase résume le programme de sa carrière et l'intérêt de ses travaux. Il eut à la fois une extrême vivacité d'impressions ; une rare fraîcheur d'imagination plastique, une très jolie qualité de style sapide, alerte, nerveux, et en même temps il aborda tous les genres, tous les sujets, sut être aussi instructif qu'amusant, et donna l'exemple d'une prodigieuse et infatigable volonté non pas de puissance, mais de connaissance : au fond, le second terme exprime la véritable signification du premier, et les puissants selon la chair ne sont que de bien superficiels usufruitiers, tandis que plus on connaît et l'on pénètre l'univers, plus on s'avance dans la réalité de sa possession. C'est ainsi que Gourmont, comprenait Nietzsche dont il a beaucoup subi l'influence : et c'est en effet l'interprétation juste. S'il sied d'admirer Gourmont pour ce qu'il a voulu faire et pour ce qu'il a fait, ce n'est pas à dire que ses doctrines ne soulèvent aucune objection ni que son œuvre soit sans défaut. Elle est trop abondante pour n'être point inégale. En vingt-cinq ans, il a mis sur pied quarante ou cinquante volumes ! Dans un article publié au lendemain de sa mort, un de ses amis de lettres affirma qu'il valait surtout comme critique, et moins comme romancier. Ce n'est là pas mon opinion, à moins qu'on ne classe sous la première rubrique tout ce qui n'est ni poème ni roman. Je crois qu'il convient d'établir des subdivisions. La critique littéraire proprement, dite me semble la partie la plus faible de cette œuvre touffue, tandis que les romans me paraissent tout à fait attachants et ingénieux. Le premier en date, Sixtine, accomplit le tour de force d'être limpide, bien qu'écrit selon la mode symboliste de 1890 : et ce n'est pas seulement un récit divertissant, c'est aussi un document exact que les historiens de la littérature consulteront avec fruit. Plus d'un vieil homme de lettres y revivra sa jeunesse. C'est bien ainsi qu'on pensait et que l'on conversait, entre initiés du symbolisme, il y a vingt-cinq ou trente ans. Les Chevaux de Diomède sont de la même veine. Le Songe d'une femme est plus réaliste. C'est un entrecroisement d'aventures du cœur ou plutôt, des sens, que l'on a comparé aux Liaisons dangereuses, parce qu'il est d'usage de faire cette comparaison pour tous les romans par lettres. Est-ce qu'on ne lirait plus la Nouvelle Héloïse ? Le roman de Gourmont ne ressemble ni à celui de Jean-Jacques, ni à celui de Laclos, sauf par la forme épistolaire. La morale ne figure dans le Songe d'une femme à aucun titre, ni pour être prêchée, ni pour être violée. On ne s'y occupe point d'elle, on l'ignore. Les personnages de Gourmont suivent leurs instincts sans plus de perversité que de scrupule. C'est un livre impudique et ingénu. Un Cœur virginal joint également à des audaces singulières une sorte de candeur : le thème n'est pas sans quelque analogie avec celui du plus fameux roman de M. Marcel Prévost. Quant à Une Nuit Luxembourg, c'est une théophanie. Un personnage, mystérieux, incarnation du divin, apparaît à un journaliste anglais un peu fou et lui expose un système du monde où les mythologies sont à peu près réconciliées entre elles et reposent, sur la base d'un matérialisme atomistique, renouvelé de Démocrite, d'Epicure et de Lucrèce, qui est en somme la doctrine adoptée par Gourmont lui-même. Il y a de belles pages, mais l'ensemble est un peu gauche et décevant. Mentionnons encore Lilith, roman kabbaliste, mêlé de dialogues, genre Tentation de saint Antoine, dont les principaux personnages sont Jéhovah, Satan, Adam, Eve et sa rivale légendaire ; Théodat, drame mérovingien, truculent et un peu sacrilège ; un volume de vers, Divertissements, qui sont d'un amateur adroit ; plusieurs recueils de contes, qui rappellent; parfois ceux de Villiers de l'Isle-Adam. Tout cela est très littéraire, mais nullement recommandé pour les pensionnats de demoiselles. A ce cycle, par la date (1892) et par l'esprit, se rattache le Latin mystique, vaste ouvrage du plus vif attrait, et de la plus patiente érudition sur la poésie liturgique et chrétienne depuis Commodien de Gaza, Ausone et saint Ambroise jusqu'aux franciscains, auteurs de ces deux chefs-d'œuvre, le Dies iræ et le Stabat mater. Baudelaire, qui a introduit dans les Fleurs du mal ce joli pastiche : Franciscæ laudes, Ernest Hello, pour qui saint Jérôme était le plus grand écrivain latin, Huysmans, qui a consacré à cette littérature, dans son roman A rebours, des pages péremptoires d'après le philologue allemand Ebert, ont été dans ce domaine les précurseurs de Remy de Gourmont. Quelques-unes de ses attributions sont contestées : ses traductions ne sont pas toujours excellentes ; mais ce recueil de textes a son prix, et les commentaires ne manquent ni de piquant ni d'une certaine vérité. Le tort de ces hymnes, séquences et proses est la monotonie. Les pieux auteurs se répètent et ne peuvent du reste varier beaucoup une matière fixée par le dogme. C'est un paradoxe de les préférer aux maîtres du latin classique. Mais ils ont une verdeur d'expression, une invention d'images, une plénitude de rythme et de sonorité qui ne sont certes pas à dédaigner et qui, au surplus, n'avaient échappé ni à Boissier ni à Gebhardt, ni à M. Michel Bréal. De ces hymnes rimées et isosyllabique sont sortis nos mètres réguliers ; notre alexandrin remonte indirectement à l'asclépiade d'Horace (Mæcenas atavis edite regibus), dont les liturgistes adoptèrent le nombre de syllabes sans distinguer les longues et les brèves. Des séquences dérivent le vers libre symboliste et le verset encore plus libre cher à M. Paul Claudel. On regrette que Remy de Gourmont, dont le dilettantisme s'étendait à presque tout, ait exceptionnellement négligé la musique, si importante en l'espèce et inséparable de la poésie d'église. Il ne nous dit rien de cette mélodie du Dies iræ, non moins illustre ni moins belle que les paroles, et si souvent utilisée par les compositeurs modernes, depuis la Symphonie fantastique de Berlioz jusqu'à la symphonie en ut mineur, avec orgue, de M. Saint-Saens. La prise en considération de l'élément musical aurait empêché Remy de Gourmont de traiter saint Grégoire avec un coupable dédain. En critique, il a d'abord combattu pour lécole symboliste, dont il a soutenu les principaux représentants dans ses deux Livres des masques et dont il a même essayé de se constituer le théoricien. Sa théorie s'appuie sur l'idéalisme subjectif. Nous ne connaissons pas le monde en soi, mais seulement la représentation que nous nous en formons ; cette représentation varie d'un individu à l'autre ; donc il n'y a pas de vérité générale ; chacun de nous a sa vérité ; d'où résulte le. principe de l'individualisme et de la liberté dans l'art. C'est assez élémentaire et fort connu. Il n'y avait pas besoin d'invoquer Berkeley, Kant, Fichte, Schopenhauer et Stirner pour démontrer qu'il existe des différences entre les sensibilités et que certains écrivains n'ont qu'à rester sincères pour devenir originaux. Mais d'abord ce privilège est assez peu fréquent, et même dans le domaine sensible, la plupart des hommes se ressemblent beaucoup. Ensuite, Gourmont se fourvoie complètement lorsqu'il veut étendre son individualisme subjectif au domaine rationnel. C'est un problème, c'est même le premier des problèmes philosophiques, de savoir si la raison a une valeur objective, s'il faut, l'admettre avec les cartésiens (ordo idearum idem est ac ordo rerum, a dit Spinoza), ou s'il en faut douter avec Kant et ses divers successeurs ; mais ce qui est certain, c'est que la raison est identique chez tous les hommes, et qu'il y a pour nous sans conteste une vérité humaine, sinon une vérité absolue. Remy de Gourmont a beaucoup pataugé dans ces questions, pourtant assez simples. La philosophie l'attirait, mais il y était un peu novice. Son premier volume de Promenades philosophiques s'ouvre par un article sur Bacon et Joseph de Maistre, qui est bien extraordinaire. On y voit que personne avant Joseph de Maistre n'avait soupçonné Bacon, auquel on n'avait rien compris en ce dix-huitième siècle totalement dépourvu d'érudition et d'esprit critique. « Voltaire ne l'avait jamais lu et en parlait d'après des causeries de taverne... Quand Voltaire cite Bacon, il dit : dans son livre, comme si Bacon n'avait écrit qu'un livre. Par exemple : Dans toutes les expériences faites depuis Bacon, il n'y en a presque pas une qui ne soit indiquée dans son livre. » C'est accumuler beaucoup d'erreurs et d'absurdités en peu de mots. Reportons-nous au texte authentique (2). Nous apercevrons que la citation de Voltaire, suspecte à première vue à cause de cette tournure peu usitée, sinon vicieuse : « Dans toutes les expériences... », était inexacte. Voltaire a écrit : « De toutes les épreuves physiques....», etc. Nous lirons en outre, dans cette XIIe Lettre philosophique, que le Novum Organum est « le plus singulier et le meilleur des ouvrages » du chancelier Bacon, ce qui implique que ce n'est pas le seul. Voltaire cite notamment, un peu plus loin, ses Essais de morale et sa Vie de Henri VII. Il ne s'imaginait donc pas que Bacon n'eût composé qu'un livre, mais parlant du Novum Organum de Bacon, il disait « son livre », comme en examinant le Latin mystique de M. de Gourmont, nous dirions également « son livre », quoique nous sachions à merveille qu'il en a laissé. bien d'autres. Et Voltaire donne de ce Novum Organum une analyse brève, mais pertinente. Il y avait chez Gourmont à ses débuts un peu de légèreté et de présomption. Pour traiter ainsi un Voltaire de haut en bas, il n'avait même pas l'excuse du fanatisme : ce n'était qu'une élégance. Plus tard, il reconnut sa faute et fit à Voltaire pleine réparation. Il s'est abondamment contredit, parfois pour améliorer ses vues, souvent par humeur et sans motif appréciable. Sur Moréas, il a donné un article très aigre dans le Livre des masques, un article, très élogieux dans le premier volume des Promenades littéraires, enfin un article d'une malveillance et d'une iniquité incroyables dans le quatrième volume de ces mêmes Promenades. Il changeait, d'opinion sur Moréas tous les dix ans. Il ne prend pas toujours autant de temps pour se déjuger. Dans ce même quatrième volume des Promenades littéraires (il y en a cinq ; les deux derniers sont de beaucoup les plus inconsistants), le symbolisme est à la page 39 une réaction contre le naturalisme, dont il devient le continuateur et l'allié aux pages 82-83. Dans l'Esthétique de la langue française, on lit, p. 324 : « Riche d'images, le style tend à l'obscurité ; une image nouvelle étant la représentation presque directe d'un fragment de vie, est beaucoup moins péremptoire que le cliché... Schopenhauer, Taine et Nietzsche ont fait de la métaphysique ou de la psychologie en un style plein d'images expressément créées par eux pour expliquer leurs visions... Mais Kant, avant sa triste conversion, a proféré des choses éternelles, et peut-être la seule vérité, avec les phrases toutes faites, pâles, froides, de la vieille scolastique. » C'est vrai que Kant écrivait moins bien que Schopenhauer, Taine et Nietzsche, mais on s'étonne que Gourmont ait trouvé la Critique de la raison pure plus claire, plus accessible que le Monde comme volonté, l'Intelligence et Par-delà le bien et le mal. Il semble s'en être étonné lui-même, puisqu'il écrit au contraire, dans le Problème du style, page 70 : « La philosophie... n'est lucide que conçue et rédigée par des écrivains sensoriels. C'est ce qui fait la solidité des œuvres d'un Schopenhauer, d'un Taine, d'un Nietzsche ; et c'est aussi ce qui les condamne au dédain des philosophes idéo-émotifs. Mais le dédain est réciproque, ces deux classes d'esprits étant irréconciliables. Qu'on se souvienne des invectives de Schopenhauer contre Hegel... » Mais qu'on n'oublie pas non plus l'admiration de Schopenhauer pour Kant, ni celle de Taine pour Hegel, qui ruinent par la base le raisonnement de Gourmont ! Sur la question du style, il est bien impossible de savoir ce qu'il pense, ni s'il pense quelque chose de précis. Tantôt le style imagé, concret, visuel, lui paraît le seul valable, au point que selon lui le dix-huitième siècle, y compris Voltaire, n'avait pas de style ; tantôt il exalte le style nu, dépouillé, jusqu'à préférer pour cette cause Bouvard et Pécuchet à Salammbô et à la Tentation, ce qui est tout de même excessif. En réalité, le meilleur style est celui qui nous touche, nous charme ou nous persuade le mieux. Mais un Racine abstrait, un Stendhal algébrique ébranlent notre imagination, et notre sensibilité aussi fortement, ou même davantage que les écrivains les plus pittoresques. Les premiers suggèrent ce que les autres étalent. Comment, malgré quelques lueurs, Gourmont ne l'a-t-il jamais bien compris ? Il se figurait que le style algébrique avait la faveur des illettrés ! Quelle méprise ! Les illettrés n'aiment peut-être pas beaucoup le beau style coloré, celui de Chateaubriand ou de Flaubert, mais ils raffolent de la métaphore, à condition qu'elle soit banale, et du clinquant, et du pathos. La simplicité est le comble de l'art, Remy de Gourmont y atteignit, ou peu s'en faut, dans son propre style, sans jamais accepter pleinement le principe qu'il avait fini par appliquer. Il a éminemment personnifié l'esprit de contradiction, contre les autres et contre lui-même. Il m'est impossible de reconnaître pour un grand critique littéraire l'homme qui, dans le même article, loue et dénigre La Fontaine, ni pour un grand dialecticien celui qui découvre un symptôme de catholicisme essentiel et inné dans le fait (d'ailleurs absolument controuvé) que Brunetière aurait regardé toutes choses sub specie æternitatis ; car enfin Spinoza, qui se plaçait réellement à ce point de vue, n'était catholique ni de naissance ni de conviction. Malgré tout, c'est un esprit toujours agréable que Gourmont, même lorsqu'il a tort ; et lorsqu'il tombe juste, c'est un esprit supérieur. Encore plus que ses jolis romans, il faut goûter ses fines, substantielles et mordantes chroniques idéologiques, ses Epilogues et ses Dialogues des amateurs, qui le rattachent à la famille, des Lucien de Samosate, des Montaigne, des Bayle, des Chamfort. Et je crois qu'il faut placer au-dessus de tout, dans son œuvre, le second volume des Promenades philosophiques, celui qui contient cette magistrale et empoignante étude sur la préhistoire, et à ce propos, sur l'histoire universelle du génie humain : Une loi de constance intellectuelle. Il a vulgarisé, dans le sens le plus haut du terme, avec l'art d'en dégager la philosophie et la beauté, les travaux des Boucher de Perthes, des Hugo de Vries et des Quinton. La science positive, vue en penseur et en artiste, voilà sa véritable voie et son triomphe. Nous devons le comparer de ce chef à Fontenelle, au Voltaire des Eléments de la philosophie de Newton, au Buffon des Epoques de la nature. En dépit de ses boutades de jeunesse et de ses caprices de dilettante, c'était bien avant tout un fils de notre dix-huitième siècle, et quoiqu'il ait parfois persiflé l'Encyclopédie, nul n'eût été plus digne d'y collaborer. Paul Souday. [texte communiqué par Bernard Bois] |