Les courriéristes

Léon Deffoux
du « Mercure de France »

Né le 10 août 1881 à Paris, 14, rue Pelleport, de parents, grands-parents, arrière-grands-parents parisiens, Léon Deffoux habite depuis trente-sept ans Ménilmontant (268, rue des Pyrénées). Il « appartient » à l'agence Havas, à l'œuvre, et au Mercure de France ; il a actuellement à son actif dix volumes (exactement trois volumes et sept plaquettes. Un Communard qui, publié en 1913 aux éditions de Pan, vient d'être réédité par les Marges ; Du Testament à l'Académie Goncourt (1919), le Groupe de Médan (1920) en collaboration avec Emile Zavie. Les plaquettes sont : l'Immortalité littéraire selon M. de Goncourt (1918), J. K. Huysmans et les Pères salésiens (1920), Edmond de Goncourt, membre de l'Académie de Bellesme (1921), l'Académie Goncourt (dans la collection : Vingt-cinq ans de littérature française d'Eugène Montfort) (1922), le Comte de Gobineau, « Don Juan » et les « Cousins d'Isis » (1924), et en collaboration avec Zavie : J. K. Huysmans, converti littéraire (1914), Guy de Maupassant romancier de soi-même (1918) ; enfin en collaboration avec Pierre Benoit et Charles Derennes, Journal des Goncourt, année 1896, pastiche du Journal fameux.

Deffoux qui est l'historiographe officiel de l'Académie Goncourt nous donnera prochainement — nous l'espérons du moins — les éphémérides de l'affaire du Journal des Goncourt qu'il tient depuis plusieurs années dans le Mercure de France et qui sont précieuses à tant de titres. Il mène, depuis 1918, une inlassable campagne pour la publication, — que nous doivent les académiciens Goncourt, — de la partie encore inédite du Journal (et nous aurons encore à revenir sur cette campagne). Enfin, il prépare deux gros volumes sur le Pastiche et les Influences littéraires (en collaboration avec Pierre Dufay) qui paraîtront vers l'automne 1924 et un volume sur le Chien Citron et quelques autres divertissements (les Quarante devant la Licorne, Cambronne, M. Pitollet et le mariage après quarante ans, etc.) Que si nous demandons à ce maître ès-courrier littéraire ce qu'il pense de quelques questions actuellement à l'ordre du jour des lettres, il nous répondra à peu près :

— La publicité littéraire ? toutes les formes de la publicité commerciale (concours, prix, prospectus, hommes-sandwiches, panneaux lumineux, etc.) me semblent convenir au roman, si l'on considère comme des romans les innombrables narrations sans agrément littéraire qui paraissent aujourd'hui sous ce titre. Les auteurs qui se livrent à ce genre d'entreprise entendent bien d'ailleurs l'exploiter par les moyens commerciaux les plus tapageurs, afin de convaincre, coûte que coûte, la foule de la supériorité de leurs produits, et mieux, de lui en suggérer le besoin. C'est leur droit absolu. Mais c'est aussi le droit de la critique de se désintéresser de plus en plus d'un genre littéraire qui a ses « managers » et ses « soigneurs ». Au point où il en est, le roman a la publicité qu'il mérite ; il va sans dire que la même publicité, appliquée à quelque beau poème, à quelque ouvrage d'histoire, de critique ou d'érudition, — voire à un roman digne de ce nom — paraîtrait injurieuse pour les auteurs et pour le public qui aiment vraiment les livres.

— Quel livre vous a le plus « étonné » dans votre vie de courriériste ?

La Malabée, d'André Billy. Rien ne me paraît plus étonnant, rien ne me paraît plus étrange que la vie à l'envers de ce Touennetiman pour lequel MM. Henry Céard et Jean Bonnerot ont écrit une non moins étonnante, une non moins étrange épitaphe ; en voici les quatre derniers vers qui résument fort bien l'odyssée lamentable de Touennetiman :

Pas à pas au long des jours sans grâce,
Attristé des lambeaux de sa jeunesse en fleur,
De son extrême enfance, il retrouva la trace
Et fut tué pendant qu'il mourait de douleur.

— Quant aux prix littéraires ?...

— J'en pense le plus grand mal. De tous, sauf du prix de cinq trillions de marks. Mais c'est le prix Goncourt le grand coupable. Le mouvement de curiosité extra-littéraire provoqué par l'attribution de ce prix va chaque année grandissant. Les candidats sont de plus en plus nombreux et acharnés. En 1903, les ouvrages présentés n'atteignaient pas la dizaine. En 1922, on en a compté près de 250. En 1930, ils dépasseront le mille.

Leurs auteurs appartiennent à toutes les classes de la société, tous les métiers y sont représentés, même celui d'écrivain. Lorsqu'ils présentent leurs livres, ils se trouvent dans l'état d'esprit du joueur qui vient de risquer sa fortune, avec sa vie, sur une carte. On les voit tour à tour fiévreux et déprimés. Le nom du gagnant une fois proclamé, les concurrents malheureux croient sincèrement que leur carrière est terminée et qu'il ne leur reste plus qu'à disparaître. Malheureusement cet abattement ne dure point. L'année suivante, le candidat récidive ; on le retrouve dès la rentrée de septembre animé des mêmes ardeurs, des mêmes illusions et aussi pressé de terminer, vaille que vaille, les trois cents pages de son roman à la date voulue. Déplorable émulation. Nous saurons plus tard ce que la littérature aura gagné en « valeurs » à ces singuliers tournois ; nous savons dès maintenant ce qu'elle perd en dignité. Qu'il nous suffise aujourd'hui de rappeler que les meilleurs d'entre les prix Goncourt ne doivent rien à cette distinction : ni Farrère, ni les Tharaud, ni Benjamin, ni Proust, ni Béraud, n'avaient besoin de cette tapageuse publicité pour se faire connaître.

(Almanach des lettres françaises et étrangères, sous la direction de Léon Treich, Editions Georges Crès & Cie, samedi 2 février 1924, p. 129)