LES TRÉSORS MANUSCRITS D'UNE BIBLIOTHÈQUE
AVEC DES LETTRES INÉDITES DE JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

Chez Armand Godoy, en son hôtel de la rue Raffet.

J'entre dans la bibliothèque. Le voici, en robe de chambre, qui dresse sa haute taille, l'air affable derrière le lorgnon, avec un l'on ne sait quoi de Moréas et de Paul Fort dans le masque. Il me fait les honneurs des toiles, des sculptures, etc., qui confèrent à la pièce la curieuse atmosphère d'un salon littéraire d'autrefois et-ensemble d'aujourd'hui.

Je note du regard un buste de Renan, par Saint-Marceaux, le père Hugo, par Rodin, le Verlaine de Niederhausen-Rodo, un portrait de Moréas, par La Gandara.

— Il se trouve mentionné dans l’Anthologie de Van Bever et Paul Léautaud. Ce portrait n'est pas signé. Mais par une circonstance tragique La Gandara, la veille même de mourir, en disait l'authenticité à son frère.

Plus loin : un buste de Mme Sabatier — la Présidente — par Clésinger, une copie, par Le Gros, du Baudelaire de Courbet, un Leconte de Lisle par Ch. de La Barre, une photographie de Heredia qu'adornent les signatures de ses trois filles et de sa veuve, un Jean Royère que le pinceau de Marie Laurencin a japonisé, un Armand Godoy par Beltran y Masses.

Sur la cheminée, un buste de José Marti.

— José Marti, le grand poète de langue espagnole, le libérateur de notre pays, mort pour l'indépendance de Cuba à quarante ans. Il était le maître de Ruben Dario. J'ai fait de lui des traductions. Vous verrez quel génie il avait.

— Mais quelles sont ces frêles sculptures ?

Nous désignons des cocottes en papier, qui picorent l'acajou de la cheminée.

— Une est de Mme Gérard d'Houville, les autres, de Miguel de Unamuno.

Et toutes de voisiner avec des photos de Farrère, Camille Mauclair, Paul Fort, Francis de Miomandre, Jean de Gourmont, Francis Jammes, Georges Normandy, Jean Royère.

Je passe devant l'original du frontispice de Rops pour les Fleurs du mal, et j'atteins le meuble très grand où de nombreuses reliures rouges m'attirent. Ce ne sont pas seulement des éditions originales, mais, surtout, des manuscrits, dont beaucoup sont inédits.

— Y a-t-il longtemps que vous avez commencé de constituer ces collections ?

— J'avais un fond de littérature espagnole et anglaise. Mais j'ai acquis les œuvres françaises depuis mon arrivée ici, — il y a donc dix ans.

Dix ans triomphants, il suffit de nommer quelques-uns des manuscrits que la main d'un lettré a groupés là : les lettres, toutes les lettres de Baudelaire à sa mère, Mon Cœur mis à nu, Fusées, tous les dessins du poète des Fleurs du Mal et les Fleurs du Mal elles-mêmes.

A côté : les carnets de Jean Moréas, et les épreuves des Stances, avec des variantes, les cahiers de Jean de Tinan et un roman inédit de l'auteur d'Aimienne, des œuvres diverses de Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam, Jules Tellier, Rémy de Gourmont, Maupassant, Pierre Loti, Edouard Estaunié, le Martyr de Saint Pierre Charles Baudelaire, qu'avait ébauché John-Antoine Nau, les Derniers poèmes de Leconte de Lisle.

Telles sont quelques-unes des pièces qui font de la collection d'Armand Godoy une collection unique.

Armand Godoy n'a pas amassé ces trésors selon les hasards. Il a recherché spécialement les manuscrits des auteurs qu'il admire. Nous avons nommé Baudelaire, sa plus haute vénération. Nous nommerons dans un instant Hugo, Verlaine, Heredia, Pierre Louys. Et voici les manuscrits des Poésies de Mallarmé.

Armand Godoy ouvre pour nous un des carnets de Victor Hugo. Nous, nous penchons sur une carte du ciel, par le dessin de laquelle Victor Hugo organisait un de ses poèmes ; le maître a écrit : « Ciel en avril 1860 — en regardant vers le Sud. »

Un Verlaine, le Verlaine d'Amour. Tel poème, dédié à Huysmans, dans le livre s'appelle Un Conte. Sur le manuscrit il s'intitule : Un bouquet à Marie. Nous relevons ce vers, que Verlaine supprima :

Il est vrai que sa femme était une de ces grues !...

Des lettres de Heredia à Leconte de Lisle. M. Armand Godoy veut bien nous inviter à prendre copie d'une d'elles, qui est suivie d'un sonnet comportant des variantes :

23 Août, Villerville.

Après vous avoir écrit et envoyé mes sonnets, cher ami, il m'est venu un scrupule sur lequel je veux vous consulter. Ne trouvez-vous pas que dans les Montagnes divines, les désignations de lieu enlèvent de la grandeur à l’apostrophe et que, plus générale, elle serait plus satisfaisante ? Lisez le sonnet ainsi hâtivement refait au verso et donnez-moi votre avis.

Il pleut toujours. Adieu. Mille amitiés à Madame de Lisle.

Votre
J.-M. DE HEREDIA.

AUX MONTAGNES DIVINES

Germinus... etc.

Glaciers étincelants, pics de marbre, granits.
Précipices qu'ébranle un éternel tonnerre,
Ravins où l'isard passe, où l'aigle fait son aire,
Cascades, lacs, forêts pleines d'ombre et de nids !

Gorges, vallons perdus où les anciens bannis.
Las de la servitude et de César prospère,
Ont pris à l'ours sanglant son plus fauve repaire,
Moraines, rocs, torrents, antres, soyez bénis !

Ayant fui l'ergastule et le dur municipe.
L'esclave Germinus a dédié ce cippe
Aux Monts gardiens sacrés de l'âpre liberté !

Et sur ces hauts sommets où le silence vibre.
Dans l'air inviolable, immense, illimité,
Je crois entendre encor le cri d'un homme libre.

A la mort de l'auteur des Poèmes barbares, Heredia reçut de Mme Leconte de Lisle, en souvenir, le costume d'académicien, l'habit vert, du disparu. Il écrivit alors à la veuve de Leconte de Lisle la lettre qu'on va lire :

Madame et bien chère amie,

Je suis profondément touché du présent que vous me faites qui est un souvenir bien précieux de l'ami et du maître si cher que j'ai perdu et que je n'oublierai jamais. Je voulais et je n'osais vous demander son épée d'académicien. Vous avez fait plus. Je vous suis bien reconnaissant de m'avoir jugé digne (et je crois l'être par l'affection, le respect et l'admiration) d'être considéré par vous pour ainsi dire comme son fils.

Je vous serre affectueusement les mains.

J.-M. DE HEREDIA.

30 nov. 1894.

Les termes mêmes de cette lettre se retrouvent dans la dédicace qu'écrivit Heredia pour l'exemplaire des Trophées dont il fit hommage à Leconte de Lisle.

Armand Godoy possède cet exemplaire, et nous lisons :

A Leconte de Lisle,
avec tout le respect, l'admiration et l'affection
de J.-M. de Heredia.

Et puisque nous parlons du parfait sonnettiste, signalons ces curiosités de la bibliothèque de notre hôte : les épreuves d'Aphrodite corrigées de la main de Heredia, le manuscrit d'une traduction que Heredia avait commencée de Don Quichotte dans la langue française contemporaine de Cervantes, et une parodie de Mallarmé, par Heredia, dont il serait indiscret de citer plus que le premier vers :

Le lunaire cristal où s'infiltre l'opale.

Mais que dire de ces cent quarante-sept sonnets inédits — les uns complets, les autres limités à deux tercets, à un vers — du poète des Trophées ?

— Ils sont plus beaux encore que les Trophées, dit Armand Godoy. Vous en jugerez : le Manuscrit Autographe en commence la publication.

— Mais d'où viennent ces cent quarante-sept sonnets ?

— Des papiers de Pierre Louys, où figure d'autre part un « Inventaire des manuscrits de Heredia ».

De Pierre Louys, notre hôte nous montre notamment les Notes pour Aphrodite. Celles-ci éclairent d'une façon bien intéressante les méthodes de travail de Pierre Louys. L'auteur d'Aphrodite dressait le répertoire des mots employés ou à employer. C'est ainsi qu'on peut lire, en tête d'une page de ses notes :

VOCABLES
NON EMPLOYÉS A RÉPÉTER A ÉVITER

Et qu'on relève des notes comme :

Chair, p. 79, 1 fois.

Nombril 0.

Dans les Notes pour l'orgie il précise :

Mains 32.

Cheveux 26.

Genoux 29.

Nous pourrions citer, aussi, le Vocabulaire de la 1re édition de Bilitis.

Mais une étude va paraître incessamment, qui sera consacrée à ces manuscrits. Du moins avons-nous voulu les entr'ouvrir ici. Il serait plus malaisé de nommer les Lettres à la Présidente, signées Gustave Flaubert, que leur caractère non pas délicieusement mais brutalement intime défend de franchir le seuil de la bibliothèque dont Armand Godoy est l'artisan.

L'artisan et l'ami. Si vous êtes, comme il l'est — non pas autant, la chose n'est pas possible — amoureux de manuscrits, imaginez l'homme heureux qui dans son foyer relit les vers qu'il aime, ou se donne la primeur d'un inédit, sur les feuillets mêmes des œuvres manuscrites. Souvent le papier employé est humble, tel celui dont usait un Verlaine pour écrire Amour sur un lit d'hôpital, mais quelles richesses spirituelles respirent ces archives-mères de la pensée, de l'inspiration écrite, ces brouillons, ces notes encore toutes palpitantes du premier jet ! On devine la délectation profonde du poète des Chansons Créoles dans ce tête-à-tête avec ses maîtres. Armand Godoy détiendrait-il captifs les manuscrits, les ayant recherchés pour lui seul, sans doute ce serait son droit, mais nous parlerions d'égoïsme. Or ce collectionneur ouvre sa bibliothèque à ceux dont il sait la passion pour les poètes et par là il sert les grandes ombres dont son cabinet de la rue Raffet fixe et à la fois prolonge le souvenir.

GASTON PICARD.

(L'Ami du lettré. Année littéraire & artistique pour 1929, Les Editions de France, 1928, pp. 52-58)