GUY-CHARLES CROS

PRIX JEAN MORÉAS

Le 21 décembre 1927 fut attribué pour la première fois le Prix de Poésie que Jean Moréas, mort en 1910, avait fondé par testament du 29 octobre 1909 : simple retard de dix-sept années ! Mais la vie posthume d'un grand poète n'est point serve des courtes durées qui régissent la hâte des mortels, et l'ombre altière n'est pas offensée. Les difficultés de la succession aplanies, le Prix existe : constatons-le sans commentaires.

A l'origine, Maurice Barrès et M. Henri de Régnier devaient seuls décerner ce prix, fixé à 2000 francs. Mais Maurice Barrès étant mort, M. Henri de Régnier constitua un jury, dont il nomma lui-même les neuf membres : MM. Marcel Coulon, André Dumas, André Fontainas, Paul Fort, Alfred Poizat, Ernest Raynaud, Silvain, Paul Souday et Paul Valéry. Au dire des communiqués, ce comité était chargé de désigner un lauréat, chaque année « où ce serait possible ». En fait, ce devait être possible en 1927, et même, grâce aux arrérages, la valeur du prix s'élèverait à 5.000 fr. Une première réunion eut lieu, le 2 décembre, au Mercure de France. Tous les membres étaient présents, à l'exception de M. Silvain, retenu hors de Paris, et l'on élut à la présidence M. Henri de Régnier, au secrétariat M. Marcel Coulon. Le prix devait couronner tantôt un recueil de vers, tantôt un poème : le Comité décida qu'en 1927 il serait attribué à un recueil, paru dans la période écoulée entre 1910 et 1927.

Trois semaines plus tard, M. Guy-Charles Cros était désigné, après trois tours de scrutin : il avait 6 voix contre 4. Aux deux premiers tours, il avait été tenu en échec par M. Tristan Derême, à égalité de suffrages. En réalité cependant son principal concurrent fut le poète Raymond de la Tailhède, que sa participation, aux côtés de l'auteur des Stances, à la fondation de l’ « Ecole Romane », semblait indiquer au choix du jury.

M. Guy-Charles Cros naquit à Paris, le 2 février 1879. Son père, Charles Cros, est l'une des figures les plus attachantes du début de l'ère symboliste. A la fois savant et poète, inventeur, avant Edison, du phonographe, il découvrit le principe de la photographie des couleurs et émit plusieurs théories astronomiques. Esprit curieux, aimant la recherche pour elle-même et pour la satisfaction de son imagination autant que de sa raison, il laissa aussi un volume de vers raffinés : Le Coffret de santal, qui lui vaut la célébrité. Mais il mourut jeune et pauvre, en 1888, et c'est au Danemark, patrie de sa mère, que M. Guy-Charles Cros acheva ses années d'enfance. Il revint en France pour faire ses études, prépara Polytechnique sans s'y présenter, retourna au Danemark où il enseigna le français, mena ensuite, à Paris et en province, professeur de collège et traducteur, une existence de fière bohème. La guerre le trouva secrétaire d'Adolphe Van Bever. Il se battit, passa quatre ans en captivité et, au retour, fut attaché, en qualité de spécialiste des questions allemandes, au musée de la guerre. « C'est là, écrit son biographe, M. Georges Batault, qu'on peut encore le rencontrer aujourd'hui, classant minutieusement des fiches et rangeant des documents avec un soin méticuleux. »

M. Guy-Charles Cros a publié plusieurs recueils de poèmes : Le Soir et le Silence en 1908, Les Fêtes quotidiennes en 1912, Retours de flamme en 1925 et Avec des mots en 1927. Notons que c'est lui qui fit connaître en France le romancier norvégien Johan Bojer et le poète danois Sophus Claussen : il reçut pour ces traductions un prix de l'Académie Française. La poésie de M. Guy-Charles Cros ne l'apparente à aucune école : vis-à-vis des autres et vis-à-vis de lui-même, il reste un indépendant. Il use aussi volontiers de la prosodie régulière que d'un vers libre parfois sans rime ni assonance. Il professe que chaque poème impose sa forme et il est partisan d'une certaine spontanéité. Non qu'à la manière de Mallarmé et de Rimbaud « il cède l'initiative aux mots » : son art demeure clair et facile, à égale distance de la matière et de l'esprit. Il considère le vers comme un « instrument » et non comme une valeur en soi. Bref, encore que très libre, son esthétique s'affirme classique.

En réalité, M. Guy-Charles Cros est un élégiaque. Plus mélancolique que triste, plus triste que douloureux, il se dégage aisément de l'angoisse et répugne à la métaphysique. Un pessimisme sentimental l'habite, mais un courage bien français rétablit naturellement l'équilibre. Ce poète est de la lignée de Ronsard, de La Fontaine, de Musset et de Verlaine. L'amour est le centre de son inspiration : d'abord un amour blessé, ensuite des amours sceptiques. Autour de ce thème, des variations souvent cyniques, parfois méchantes, toujours gouailleuses avec finesse : et, au fond, plus de tendresse qu'il n'y paraît ! Il y a aussi la nature : M. Guy-Charles Cros l'admire avec passion. Mais il ne se perd pas en elle. Son panthéisme, tout occidental, se refuse à l'abandon complet.

Mais on n'explique pas un poète : il faut le lire, boire ses philtres. Ceux du lauréat du Prix Moréas sont puissants et sans mièvrerie, en leur insinuante, persuasive douceur. Car ce qu'on retrouve dans ses poèmes, variés certes, mais tous palpitants d'humanité, c'est le sincère, écho d'une vie, qu'il a qualifiée lui-même : « aventureuse et dense ».

PAUL JAMATI.

(L'Ami du lettré. Année littéraire & artistique pour 1929, Les Editions de France, 1928, pp. 138-141)