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La solitude désespérée
Nous voguions sur un lac avec des guitaristes,
Sous la lune d'automne auprès de grands parcs tristes
Et muets et fermés de murailles de buis...
Nous nous courbions sous la descente de la nuit
Et de ton manteau blanc tu couvrais mes épaules...
D'épais magnolias, une statue, un saule,
Apparaissaient parfois dans le brouillard naissant,
Puis un cygne endormi, des gazons bleuissant
Ou quelque château mort avec ses girouettes...
On entendit au loin le cri d'une chouette
Sur le lac automnal et les buis frissonnants,
Et tout devint profond, calme, impressionnant,
Si bien que les rameurs laissèrent choir leurs rames.
Alors nous avons vu sur le sable une femme
Qui se tenait debout et regardait le soir
Avec des yeux noyés, sans éclat, sans espoir.
Sa main droite où brillait un saphir bleu dans l'ombre
Soulevait par moments une tulipe sombre
Et sa gauche avait l'air d'étouffer sur son cœur
Le battement léger d'une ancienne douleur.
On voyait l'amas lourd de ses cheveux descendre
Et tacher d'or le gris de sa robe de cendres.
Auprès d'elle un cheval de marbre renversé,
De la mousse, un vieux banc, des feuilles, le passé.
Je fis signe aux rameurs de reprendre leurs rames.
Tu te pressais plus fort contre moi... Nous passâmes.
Mais la barque avait l'air de pousser loin du bord
Des amants désolés, des guitaristes morts,
Sous la lune et sa vaporeuse lassitude...
Parfum des eaux ! frissons des buis ! ô solitude !
(Maurice Magre, Ia Porte du mystère, Fasquelle).
[Né le 2 mars 1877 à Toulouse où il fonde, en 1894, les Essais d'art jeune et où, en 1895, il publie son premier livre, Eveils. En mars 1895, fonde sa deuxième revue l'Effort, qu'il abandonne en janvier 1898 pour venir à Paris, où, la même année, il donne à Fasquelle la Chanson des hommes. Suivent (en dehors de drames et de comédies comme le Retour, le Tocsin, l'Or, Claire d'Amour, le Dernier rêve, Velleda, le Marchand de passions, la Fille du Soleil, l’An Mille, Comédiante, la Mort enchaînée, Sin, etc.) des poèmes : le Poème de la jeunesse, les Lèvres et le Secret, les Belles de nuit, la Montée aux enfers, la Porte du mystère, et des romans, les Colombes poignardées, la Tendre camarade, l'Appel de la bête.]
Almanach des lettres françaises et étrangères, publié sous la direction de Léon Treich, Editions Georges Crès & Cie, janvier-février-mars 1924, p. 6.
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