Ceux qui disparaissent

Léo d'Orfer

Léo d'Orfer est mort le 2 avril. Il était le père de la compagne de Paul Fort, prince des poètes.

Né dans l'Aveyron, il avait fait campagne dans les colonies, puis, rentré en France, il avait été un des chefs du mouvement symboliste. Il laisse un certain nombre d'ouvrages, dont une moitié presque est consacrée à la Serbie et à la littérature serbe. Parmi ses meilleurs ouvrages citons Joyaux d'amour, les Enfants morts, la Morte vivante, etc.

Aux temps héroïques du symbolisme, le Petit Bottin des Lettres et des Arts de Félix Fénéon écrivait de Léo d'Orfer (en 1886) :

Publiciste erratique, grandiloquent et halluciné. Le Warvick à la fois et le Saltabadil des petits périodiques de lettres. Par lui ils naissent et meurent.

Ces « petits périodiques de lettres » sont les plus connus du mouvement symboliste, par exemple le Capitan, auquel collaborèrent Léon Cladel, Rachilde, Marie Krysinska, Jean Moréas.

Vers la même époque, M. Victor-Emile Michelet recommandait à Léo d'Orfer « trois jeunes qu'il lui garantissait : Maurice Barrès, Stanislas de Guaita, Henri Beauclair ». Léo d'Orfer fut, en effet, l'administrateur des Taches d'encre, la gazette de Barrès.

Il collabora au Scapin, tantôt sous son nom, tantôt sous le pseudonyme de Vir. Il organisa notamment dans les sous-sols d'un café de la place Saint-Michel les fameuses soirées du Scapin.

C'est encore Léo d'Orfer qui édita les premières proses de Jules Renard. Aux éditions de la « Grande Correspondance » qu'il dirigeait, parut Crime de village, du futur auteur de Poil de Carotte. L'heure n'était pas encore aux gros tirages. Jules Renard précisait dans une lettre à Léo d'Orfer :

Petit format, genre Scapin, par exemple, cinquante à soixante exemplaires seulement. Couverture très simple. Jolis caractères.

Léo d'Orfer avait lui-même publié à quinze exemplaires son propre livre, les Enfants morts, que préfaça Mme Rachilde.

Il donna un peu plus tard ses soins à la Décadence, puis fonda la Vogue qu'il dirigea pendant deux mois (avril-mai 1886) et qui publia les premiers vers libres qu'on ait lus en France, de Jules Laforgue et de Gustave Kahn, les Illuminations d'Arthur Rimbaud, les Médailles de Paul Bourget, des œuvres de Paul Verlaine, Vincent d'Indy et Jean Moréas. De Verlaine, il traça, à cette époque, ce portrait :

C'est un sauvage doux. Il a le miel des paroles et la férocité des yeux. La tête se profile d'un bandit, et les vers roucoulent, d'un trouvère. Aussi, d'un moine fervent. La guillotine regarde la niche immurée de quelque saint : Lacenaire et le Psalmiste.

L'étrange génie que celui-là. Aux voyages de rêve dans le passé, ne le rencontrâtes-vous pas, priant au portail de quelque cathédrale du moyen âge ? Je l'ai retrouvé, berger de Trianon, modulant sur ses pipeaux enrubannés les airs des fêtes galantes du siècle dernier. Et puis, il devint le bon poète de la bonne chanson d'hier, et des si adorables romances qu'on chante sans paroles. Ensuite, le chartreux prostré, plein de sagesse. Il fait croire à la métempsycose.

Il découvrit les poètes maudits et le fut comme eux, le maléfique Gaspard Hauser, vaincu par la vie banale et les hommes des villes et des campagnes, il porte sur lui le signe de la malédiction des Saturniens et des consacrés à Apollon.

C'est, en tout cas, un fier Satan, que ce veuf et qui s'en pare. Et si, par hasard, un autre poète venait à élever sa tête au niveau de la sienne, ce serait toujours le plus personnel et le plus étrange des artistes que notre siècle ait vus passer à travers sa marée houleuse de guerres, de colonisations et de mélodies.

Léo d'Orfer fut encore le fondateur d'une Revue de Paris, qui n'eut de commun que le titre avec l'actuelle Revue de Paris et qui n'eut qu'un numéro. Dans ce numéro unique parurent une nouvelle de Jules Renard et un sonnet de Paul Bourget.

(Almanach des lettres françaises et étrangères, sous la direction de Léon Treich, Editions Georges Crès & Cie, vendredi 4 avril 1924, p. 13)