PIERRE DE QUERLON (1)

Je commence d'écrire cette notice le jour anniversaire de la mort de mon cher petit frère, de mon camarade Pierre de Querlon. Après deux mois de maladie, le 7 juin 1904, au premier épanouissement des roses, il nous a quittés. Il venait d'avoir vingt-quatre ans. Il aimait passionnément la vie : aussi je m'efforcerai d'oublier le grand désespoir d'une mère, d'un père, le deuil de ses proches, de ses amis, et ma propre douleur, pour faire revivre, en tête de son dernier livre, le charmant garçon que nous pleurons, l'écrivain délicieux que quatre livres, au moins, garderont, à jamais, de l'oubli. De combien de romanciers contemporains en pourrait-on dire autant ?

Pierre-Armand-Marie Peyrot des Gachons — qui prit, à vingt ans, pour ne pas être confondu avec ses frères aînés, le pseudonyme de Pierre de Querlon — est né à Valençay, le 10 avril 1880, dans une grande maison de la rue Talleyrand, dont nos parents occupaient le rez-de-chaussée. Le premier étage servait de pied-à-terre pour la belle saison à nos aimables propriétaires. Mais, en tout temps, nous jouissions des jardins, qui étaient fort grands et s'étendaient de l'un et l'autre côté de la maison.

De la rue, à travers la haute grille où se mêlent la glycine mauve et le jasmin, on peut encore apercevoir un large perron et, à sa gauche, deux fenêtres encadrées par deux grenadiers en éventail qui donnent, au cœur de l'été, de robustes fleurs rouges, mais dont les beaux fruits ne mûrissent pas tous. Ces deux fenêtres sont celles de la chambre où naquit mon plus jeune frère.

J'étais, à cette époque, un lycéen d'une douzaine d'années. Mes parents avaient déjà trois fils et nous désirions tous la naissance d'une fille. Notre petit Pierre eut dès ses premières années une si fine petite frimousse que nous ne fûmes qu'à demi déçus.

Nous lui fîmes les honneurs du jardin et nous le présentâmes, au bout de notre rue, au parc du château où les petits enfants vont d'émerveillements en émerveillements. Valençay était digne de donner le jour à Pierre de Querlon. C'était alors une délicieuse petite ville entourée de forêts. Séparée ainsi du reste du monde, elle en pouvait faire fi, puisqu'elle contenait en elle-même de quoi contenter le cœur et les yeux.

Ces forêts toutes proches et peuplées de gros gibiers, ce château à l'aspect grandiose, ce parc majestueux et intime, cette petite ville riante sur son coteau ensoleillé, la rivière et son rideau de peupliers, l'avenue de l'église contribuèrent à la formation de l'esprit artiste de mon frère André, l'aquarelliste aux claires visions, et de mon frère Pierre, qui, dans aucun de ses livres, n'oublie de décrire, amoureusement, les maisons et le paysage.

Puis — les fils de fonctionnaires voyagent — nous habitâmes Issoudun, vieille cité qui semble à demi morte, mais garde un pittoresque vétusté, Sains-Richaumont, village perdu dans les champs de betteraves, non loin de la Belgique, et, enfin, Etampes, la province aux portes de Paris.

Il n'avait pas quatre ans que, sous les boucles blondes de ses cheveux, ses yeux vifs observaient, continûment. Il ne bavardait pas à tort et à travers, à la coutume des tout petits, mais il avait, de temps en temps, d'amusantes réparties.

Il commença ses classes au lycée de Laon et j'ai gardé, de cette époque, de charmantes lettres pleines déjà de crânes discussions de littérature. Deux amours de bonne heure se partagèrent sa vie, l'amour de regarder autour de lui, de noter les gestes, les grimaces, et l'amour des livres. Il goûtait peu les livres d'étrennes proprement dits, si peu littéraires, en général et je me fis son heureux complice en guidant le choix de ses achats. A seize ans, il avait déjà autour de lui les vrais compagnons de l'homme de lettres : les grands, classiques, d'Homère à Beaumarchais, les poètes; contemporains, précieuse avant-garde qu'il faut toujours consulter avant de se mettre au labeur, les romanciers des trois siècles français, historiens des hommes à mettre au même rang que les historiens des rois,et les philosophes, qu'il ne faut jamais négliger, si l'on veut faire œuvre qui dure.

Plus tard, Pierre aima tant ses livres qu'il préférait s'en tenir à ceux qu'il possédait et s'ingénier à les parer. Il choisissait pour chacun d'eux une reliure à la couleur de son âme. Pour ses préférés, il recherchait des parchemins spéciaux, d'une amusante patine et d'une solidité à toute épreuve. Les livres sont intacts, leur ami n'est plus.

A la fréquentation des seuls écrivains, il gagna de savoir lui-même, de bonne heure, écrire avec goût. Il aima, tout de suite, non pas seulement à écrire, ce qui est banal, mais à bien écrire, ce qui est fort peu répandu à notre époque de production hâtive.

Il suivit quelques années les cours du collège d'Etampes, puis il vint terminer ses études au lycée Louis-le-Grand. Il était externe et habitait avec moi. René Boylesve a fait du petit Querlon de cette époque un si joli et juste croquis que je ne résiste pas au plaisir de le citer tout au long :

Je le vois encore, aux anciens bureaux de l'Ermitage, dont les fenêtres donnaient sur la rue du Sommerard. Il était assis à un petit bureau à casiers; lui, son appui, sa chaise tenaient une place infime; il ne remuait pas ; il ne faisait aucun bruit ; dans les moments de silence, pourtant une plume d'oie grinçait ; par cet aigre murmure se déclarait sa présence. Il écrivait. Fallait-il donc tant écrire pour préparer des baccalauréats ? Lorsqu'il se levait pour vous tendre la main, avec un sourire tendre et fin, ce que couvaient ses grands bras osseux et sa tête penchée s'étalait : c'étaient des feuilles libres noircies d'une écriture rapide et sûre, et destinées à s'amonceler dans les blanches chemises qu'on voyait soigneusement empilées à l'intérieur d'une petite case, à droite d'un portrait dit de Mme de Warens. Mais aussitôt, les grands bras et la tête penchée, comme une poule aux ailes frémissantes, se rabattaient sur la couvée. Un mystère se jouait en ce petit espace : sous le regard gracieux de cette mère de lettres, entre le geste amoureux des deux bras et l'obstination ardente de la tête penchée, était-ce un bachelier qui allait éclore ? Je m'en moque ! c'était un talent d'écrivain qui naissait.

Il allait de la rue du Sommerard au lycée Louis-le-Grand ; et il revenait par le chemin le plus court. Il avait une physionomie désolée, un teint de mie de pain, des gestes d'une brusque impatience. On lui disait : « Mais reposez-vous donc; prenez l'air; allez faire un tour au Jardin du Luxembourg ! » Il ne répondait ni oui, ni non; mais il se remettait à couver. Il était pressé.

Et, un beau jour, il nous donnait à lire des Tablettes Romaines, où à l'atmosphère latine se mêlait un air neuf, frais, soufflant librement, je ne sais comment, mais j'en sens la saveur exquise. Il n'était pas esclave ! Il ne copiait pas ! Sous un habit antique il animait des figures de la rue du Sommerard ! C'était un garçon qui avait su voir tomber la pluie sur les pavés et des femmes traverser la chaussée en épargnant leur jupe ! Rare et charmant plaisir de découvrir que quelqu'un écrit non parce que écrire mène à ceci et à cela, mais parce que, véritablement, un démon s'agite en son cœur ! Et déjà sa sincérité d'inspiration lui façonnait un style. C'est le plaisir qui donne le style : ceux qui s'embêtent, la plume à la main, font fuir de dégoût la forme divine (2).

Si Querlon avait mauvaise mine, c'est qu'il sortait à peine de convalescence. Quelques mois plus tôt, au retour d'une promenade à bicyclette achevée sous une averse, une pleurésie s'était déclarée. Après des soins énergiques et une cure dans un petit bois de sapins, il était allé achever de guérir en Berry, à Ardentes, où notre famille possède quelques terres. Il en rapporta des forces nouvelles et des notes qui formèrent bientôt la première version de Céline, fille des champs.

A ceux qui veulent suivre pas à pas sa vie, je conseille donc de lire Céline tout de suite, après les Tablettes. S'il en a, par la suite, changé quelques mots, retouché quelques dessins de phrases, ni les descriptions, ni les réflexions, ni l'atmosphère n'ont bougé.

A propos, justement, de ce livre, André Chaumeix a écrit dans le Journal des Débats (3) tout un feuilleton d'une grande intelligence critique dont il me paraît de mon devoir d'extraire quelques paragraphes :

Si peu qu'il ait voulu parler de lui-même, Pierre de Querlon a pourtant laissé transparaître quelque chose de sa pensée dans ses livres. Assurément, il ne se mêle jamais à ses récits ; il se tient pour satisfait quand il a donné la vie à ses personnages, il ne veut pas nous dire ce qu'il pense d'eux. Mais il n'est pas impassible et indifférent. D'autres sont demeurés impénétrables, et à lire Maupassant, on cherche en vain s'il a aimé, méprisé, ridiculisé ou plaint tous ceux dont il a conté les tristes histoires. Pierre de Querlon est un poète ; il laisse voir une pitié profonde, une miséricorde pleine de mélancolie pour la condition humaine, et ce sentiment continu suffit à réchauffer tout son récit.

Les personnages qu'il peint n'ont nulle brutalité. Ce n'estpas qu'il dissimule rien de la réalité, ni qu'un facile optimisme lui fasse taire le mal. Il a donné à quelques-uns des paysans qui passent dans son livre de la rudesse, de l'égoïsme, de la violence même. Sylvain est assez sûr de lui et volontiers disposé à écarter d'un mot, fût-il dur, d'un geste, fût-il brutal, tout ce qui le gêne ; Gilberte, sa mère, est menteuse et criarde ; Madeleine, la fermière, est sans tendresse. Et rien de toutes ces misères n'est caché. Mais il semble que, malgré toute la précision avec laquelle elles sont rendues, elles s'apaisent et se transfigurent dans les mots ; les passions se tempèrent, les événements se simplifient ; les douleurs s'acceptent et se consolent ; une atmosphère mélancolique, mais paisible, enveloppe tout le récit : c'est la vertu de la pitié de l'écrivain qui opère.

On voudrait savoir de quoi était faite chez cet homme jeune une pitié à la fois si légère et si profonde. Il ne paraît pas qu'il ait eu du monde une idée âpre et cruellement pessimiste. Il avait lu Montaigne et il l'avait retenu, car plusieurs fois il le cite. Il a écrit en tête des Joues d'Hélène ces mots enjoués des Essais :

« Je ne pense pas qu'il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d'inanité ; nous ne sommes pas si misérables comme nous sommes vils. »

Dans ses livres on retrouve bien quelque chose de cette philosophie. Seulement elle ne lui a pas inspiré un scepticisme rieur, une ironie un peu sèche encore qu'intelligente. Si la raison tourne à tous les vents, ce n'est pas un motif pour trop en rire, ni pour trop en pleurer. Il se contente de savoir et d'être pitoyable. Dans ses romans, où il a noté si exactement des sentiments humains, les hommes ont l'air de porter en eux un très petit nombre de sentiments qui, sous des noms divers, sont toujours les mêmes et d'où leur viennent toutes les joies et toutes les douleurs : Pierre de Querlon s'est plu à en voir le jeu, sans le prendre au tragique, mais en le prenant au sérieux. Tandis que ses héros peinent pour vivre et songent à l'amour, il sait qu'ils obéissent à une loi plus forte qu'eux, et il les regarde avec une sympathie attendrie. La vie, malgré tout, lui est chère, quoiqu'il en sache la cruauté : il paraît avoir pour elle un amour mélancolique, une sorte de compréhension douce et résignée, une tendresse qui accepte, mais qui juge. De ce sentiment intime, il ne fait pas étalage ; il le garde pour lui comme un secret enchanteur et douloureux qui paraît au travers de son œuvre, et lui donne cette unité de ton indéfinissable.

Cette mélancolie et cet attendrissement imprègnent, en effet, l'œuvre entière de Pierre de Querlon qui, du reste, fut toute écrite dans l'espace d'une vingtaine de mois. Quand, dans la Renaissance Latine, parut son premier roman, la Liaison fâcheuse, la Maison de la petite Livia était achevée, ainsi que les Joues d'Hélène et les deux ouvrages dont j'ai déjà parlé. Tous ces livres de convalescent, retiré au coin de son feu et qui, d'un doigt un peu fébrile, réunit, en petites gerbes, les fleurs qu'il a coupées le long de ses courtes promenades dans le monde.

Il n'a guère quitté sa table de travail. Une excursion en Belgique, un séjour en Normandie, une petite pointe jusqu'au théâtre d'Orange, voilà à quoi se résument « les voyages » de Pierre de Querlon. Mais il connaissait le Bercy jusque dans ses recoins et, par cœur, deux ou trois petites villes de province et autant de quartiers de Paris. C'est assez pour meubler un cerveau, c'était assez pour que fussent ;écrits avec harmonie et précision quatre volumes pleins d'originalité et de vie.

Par hygiène, nous quittâmes le quartier Latin pour gagner les hauteurs qui avoisinent le bois de Boulogne, rue Boissière, dans cette villa Michon d'où vingt bow-windows nous donnaient tout le jour de si sincères spectacles. Pourquoi faut-il que l'amour des vieux murs Tait poussé à quitter ce quartier d'air pur pour venir s'installer dans un immeuble grouillant et malsain de la rue Jean-Jacques-Rousseau ?

Dans quelque promenade nocturne avec des amis pas assez soucieux de sa santé, il gagna une grippe qu'il négligea, qui pénétra tout son organisme pourtant robuste. Il eût fallu tout de suite la campagne. Mais il n'avait pas, prétendait-il, le temps de se soigner. Il ne voulait pas être malade. Il venait de publier, coup sur coup, deux volumes et deux plaquettes, il s'était mis à un nouveau roman, notait le plan d'un autre. Il ne pouvait quitter Paris. Il le quitta trop tard.

On peut vraiment dire de lui qu'il aima littérature jusqu'à en mourir.

Peut-on, si jeune, avoir la sagesse de s'arrachera une gloire naissante ? Il commençait d'être connu d'un public d'élite ; il avait l'estime des critiques et des juges les plus qualifiés : J. Ernest-Charles dans la Revue bleue, Marcel Ballot dans le Figaro, Rivoire à la Revue de Paris, Robert de Flers, Rachilde au Mercure de France, Octave Uzanne, Martin Gale, et, à une émouvante unanimité, de tous les critiques des jeunes revues. Les meilleurs parmi nos romanciers et nos dramaturges attentionnés le louèrent : Léon Hennique, Henri de Régnier, René Boylesve, François de Curel, Francis Jammes, Marcel Boulenger, Paul Adam, André Gide, Henry Bordeaux, etc.

Querlon, avec une gentille reconnaissance — qui n'est plus guère à la mode dans le panmuflisme contemporain — recueillait, en un gros livre, coupures de journaux et lettres de compliments, et je n'aurais qu'à puiser au hasard. Mais je n'oublie pas que mon jeune frère a mis pour titre sur ce livre : la Gloriole, ce qui donne justement à penser qu'il se rendait un juste compte de la portée de son œuvre, une toute petite chose encore et qui, malgré sa quasi-perfection, ne le gonflait pas d'un orgueil malsain.

Car il convient de le noter, à son honneur, il faisait une étrange et charmante exception parmi une génération où la suffisance est d'effigie courante et où l'égoïsme est porté avec ostentation comme le plus digne vêtement des idées et des tendances contemporaines.

Pierre de Querlon avait un cœur excellent. Il aimait à rendre service. Il fonda une revue, l'Hémicycle, pour parler à sa guise, certes, mais aussi, mais surtout pour publier de belles pages de ses amis littéraires, de beaux dessins d'artistes inconnus, pour louer quiconque lui semblait vouloir faire œuvre d'art, en marge du commerce de confiserie « picturale » et de pornographie « livresque ».

Nous donnons dans ce volume-ci des extraits de ses vives et sincères chroniques sur l'art, sur le roman, sur le théâtre. Nous avons dû faire un choix. Pierre de Querlon a beaucoup écrit. Il écrivait, on peut dire, continûment.

En dehors des trois romans dont nous avons déjà parlé et des Tablettes romaines, il avait composé la Maison de la petite Livia et, autre pastiche latin, les Amours de Leucippe et de Clitophon, adaptation du Grec Tatius, en collaboration avec un ami qui signa également avec lui un conte délicieux : la Princesse à l'aventure, que nous regrettons de ne pouvoir donner dans ce volume comme nous y comptions.

D'après les Joues d'Hélène il composait un petit acte, le Bandeau, qui n'a point été représenté.

Il écrivait sur Remy de Gourmont une plaquette, qui reste un modèle de monographie littéraire.

Il collaborait à l'Ermitage, dont il fut le secrétaire de rédaction, sous Edouard Ducoté, à la Renaissance latine, à la Revue bleue, au Mercure de France, à l'Ame latine, à la Revue phocéenne, au Gil-Blas illustré, à la Libre critique, à la Vogue, à Anthologie-Revue, à Germinal, au Pays de France, à la Clavellina, à la Plume, et largement, bien entendu, à son Hémicycle, qui vécut trois années.

J'ai réuni ici quelques nouvelles, la petite comédie, ces pages de critiques et plusieurs fragments inédits.

Pour les fragments, je demande l'indulgence des lecteurs. Querlon ne les aurait pas publiés tels qu'ils paraissent ici. Mes petites amies de la rue du Chat sont, je crois, le premier ouvrage auquel mon frère, encore collégien, se soit essayé. Il ne les aurait sans doute jamais donnés à lire au public. Pour ma part, je ne crois pas cet essai sans intérêt.

Querlon, au moment où la grippe le terrassa, travaillait à deux romans : Promenades avec Antoinette, qu'il appela, ensuite : l'Agrément de ma bonne amie, qui aurait été un livre attendri et charmant ; le Château près du village, œuvre de plus longue haleine, où il se proposait de raconter l'existence d'un vieillard, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et l'histoire parallèle du village voisin, et qu'il avait, par avance, dédié, émouvante ironie : A mes robustes aïeux.

Il avait pris beaucoup de notes, fait des plans détaillés, esquissé de précises silhouettes, mais il avait écrit très peu de pages. Ce que nous pouvons publier de ces deux livres projetés n'en peut donner qu'une idée incomplète.

La mort, d'un talon brutal, a écrasé les pousses printanières.

Durant les nuits tragiques que nous avons passées à son chevet, son cerveau ne cessait de travailler. Il revoyait les paysages à décrire, ses héros avec leurs gestes familiers. La fièvre lui faisait vivre, tout haut, ses jeunes livres et il tendait les mains hors des draps, comme un enfant qui se noie, qui ne pense pas à crier et qui, simplement, continue, jusqu'au bout sa petite vie singulière et charmante.

Il ne se plaignit jamais. Mais il aurait voulu vivre, il le désirait ardemment. Vers le Dr Farabeuf, qui le soigna avec tant de zèle amical, vers le Dr Burluraux qui vint plusieurs fois le réconforter, il tendait des regards où on lisait une obstinée prière corrigée par l'orgueil et la désolation d'en comprendre l'inutilité.

Autour de son lit, on se cramponnait à des espoirs fous. La grippe malfaisante fut plus forte que l'amour et l'amitié. Un matin, il se tourna vers sa mère et vers un crucifix de bronze qui pendait au mur. Ce fut sa dernière confidence, sa dernière pensée. Il sourit à chacun, à la glycine de la fenêtre :

— Je suis bien ! dit-il à mi-voix. Et il s'éteignit doucement, sans rancune, sans regret, sans peur...

Lui qui n'était qu'au printemps de sa vie, il mourut à la saison des fleurs, au milieu d'un splendide été où il aurait tant aimé marcher parmi les hommes.

Son ami Léo Larguier lui dédia ces vers d'une grâce et d'une émotion si familières, qui viennent d'eux-mêmes sous ma plume :

Un orage nocturne écrase mon toit noir,
Et vous, mon pauvre ami, vous êtes mort ce soir.
Il fait lourd, il pleut fort, je suis là, c'est la vie...
A mes pleurs s'est mêlée une goutte de pluie.
Derrière moi, celle que j'aime, en s'endormant,
A soupiré dans l'ombre et gémi doucement.
Quelques couples, surpris par la soudaine ondée,
Rient, traversant la place à présent inondée,
Une rose s'effeuille en parfumant encor
Ma chambre tiède, et vous, ami, vous êtes mort.
Naguère nous parlions de choses bien aimées,
Je vous portais mes vers comme un faix de ramées,
Nous soupions en nous regardant, et brusquement
Vous me laissez et vous partez. Que maintenant
Vous devez être loin de cette nuit d'orage !
Et dire que demain, avec votre visage
Qui souriait et tout cela que vous aviez,
On vous enterrera. Vous n'aurez ni papiers,
Ni livres, ni tableaux et votre vieille table
Qui ne vous verra plus dira : « Le Maître aimable
Est donc parti bien loin qu'il ne vient plus à moi ? »
Malgré l'été naissant vous allez avoir froid,
Car la terre demain sera toute mouillée.
Et moi qui reste ici je verrai la feuillée,
Je vivrai, j'aimerai, je pleurerai demain,
Je marcherai, tenant la blanche et belle main
De mon amie, et les sentiers seront pleins d'ombres.
La lune penchera sur les épaules sombres
Des monts diffus son rond visage d'argent clair,
Je souperai sous les lauriers, respirant l'air
Qui s'arrêta là-bas sur la vigne bleuie,
Je connaîtrai la joie et la mélancolie,
Et peut-être j'aurai, quand je viendrai vers vous,
Une tête de vieux aux cheveux blancs et doux.
Vous me direz : " Voici le funèbre domaine.
Ce mort qui va tout seul, près de cette fontaine,
C'est Virgile ; souvent je l'aperçois rêver.
Il m'a parlé le soir où je suis arrivé. »
Et vous me guiderez au pays taciturne...
Pauvre mort ! A présent de l'orage nocturne
Il ne reste plus rien, mais il doit être tard.
Bien qu'il ne pleuve plus, les frondaisons du parc
Font sur le sol un bruit monotone d'averse ;
Chaque arbre se recueille et chaque feuille verse
Ce qu'elle a recueilli de l'orage qui fuit.
Les lisières, demain, auront des coquelourdes,
Mais vous, dans l'infini plein de ténèbres lourdes,
Avez-vous bien dormi votre première nuit ?

A la triste nouvelle, ses amis furent stupéfaits. Ils ne croyaient pas à sa maladie. Mes parents, mes frères et moi nous reçûmes plus de cent longues lettres sincèrement émues; sans doute, hélas ! n'avons-nous pas su remercier comme il aurait convenu.

Toute la jeunesse littéraire suivit jusqu'à l'église, jusqu'au cimetière Saint-Gilles, le petit corbillard et les fleurs que la saison et l'amitié avaient amoncelées.

Puis, il y eut, pour nous tous, un grand vide. Pendant des jours et des jours nous ne sûmes pas nous habituer à ce départ, injuste, disions-nous.

Mais le pauvre petit Querlon n'était pas mort tout entier. Il laissait des livres, il laissait des manuscrits.

Ses premiers romans avaient été publiés à la Renaissance latine et au Mercure de France. Il désirait beaucoup que le suivant parût à la Revue de Paris. Je pris Céline, dont nous avions causé ensemble, et la portai à M. Ganderax. Je n'oublierai jamais l'accueil qu'il me fit. En quelques jours, le roman fut lu et reçu ; en quelques mois, publié, avec un soin pieux.

M. Marcel Ballot, dans le Figaro (4), parla de ce livre avec émotion et conclut ainsi :

Histoire menue, direz-vous, et un tantinet grossière ? Lisez-la, vous verrez combien cette pastorale moderne est riche, au contraire, et nuancée. Les héros de Pierre de Querlon ne ressemblent pas plus aux villageois enrubannés de George Sand qu'aux rustres féroces de la Terre ; ils sont vivants, justes et vrais. Et il n'y a peut-être pas une page, pas une ligne de ce petit roman qui ne fasse image ou tableau ; ce ne sont que croquis d'après nature, que coins de campagne — puits, celliers, gués ou lavoirs — d'une incomparable fraîcheur ; ce ne sont que choses vues, qu'études et notations du réel, non pour en isoler la laideur ou la beauté, mais pour le rendre tel qu'il est, toujours divers, toujours complexe et passionnément attachant jusqu'en ses plus coutumières et banales manifestations. Seulement, pour percevoir ainsi toute la poésie de l'infime vérité, il faut une vision spéciale, — cette vision directe, immédiate et sans nul parti pris d'école que Flaubert développa jadis en Maupassant et qui, seule, mérite, à mon sens, le beau nom de « Naturalisme ». D'autre part, l'auteur du Roi Pausole n'a-t-il pas dit excellemment : « Un poète est celui qui ne voit rien avec les yeux de son voisin » ? Naturaliste et poète, les deux termes ne sont donc pas tout à fait inconciliables ? Certes non, et même ils pourraient bien, quoi qu'on en dise, être identiques. Ce séduisant Pierre de Querlon et son œuvre si cruellement interrompue, — triste stèle tronquée sous le crêpe et les fleurs de deuil, — l'eussent une fois de plus démontré.

Depuis le 9 juin 1904, Pierre de Querlon, mon cher petit Pierre, repose dans le cimetière Saint-Gilles d'Etampes ; ses amis ont fait mettre sur sa tombe un délicat médaillon où le sculpteur François Sicard a fait revivre, s'inspirant du Querlon de Fernand Maillaud (5), de quelques portraits et de nos souvenirs, le charmant et doux visage que nous pleurons de ne plus voir.

Mais ses livres restent, tous ses petits livres vivants, dans les bons coins des meilleures bibliothèques et dans les mémoires émues et charmées.

JACQUES DES GACHONS.

(1) Cette notice va paraître en tête du dernier livre posthume de Pierre de Querlon : La Boule de Vermeil.

(2) Ermitage, juillet 1904, p. 163.

(3) Journal des Débats, 28 mai 1905.

(4) Figaro, 31 juillet 1905.

(5) Publié par l'Ermitage, juillet 1904.

Mercure de France, 15 juin 1907, pp. 658-667.