Mort de Félix Vallotton.

(« Echos », Mercure de France, 15 janvier 1926, p. 537.)


Vittorio Pica critique d'art. — M. Vittorio Pica, dont tous les littérateurs ont apprécié naguère, le beau livre de critique française Littérature d'exception, où il étudiait et expliquait les œuvres de Mallarmé, Verlaine, Poictevin, Huysmans, Barrès et France, — s'est, depuis quelques années, plus spécialement occupé de critique d'art. Ses recueils Albums et Cartons (1) forment déjà une œuvre importante, que tous ceux qui s'intéressent et s'intéresseront à l'art moderne doivent et devront consulter. Le texte critique y est accompagné de belles reproductions qui permettent mieux d'apprécier le jugement de l'auteur. Nous extrayons de ces volumes quelques pages, qui nous ont paru particulièrement curieuses sur des peintres et des dessinateurs français :

[...] « F. VALLOTTON. — Vers la fin de 1891, Vallotton fit son premier essai dans la gravure sur bois et acquit aussitôt la conviction d'avoir trouvé sa vraie voie. Aussi sa deuxième estampe, un portrait de Paul
Verlaine, malgré quelques légères insuffisances de facture, rendait-el!e déjà une vive et sûre personnalité d'artiste, qui sait voir, avec une nette perspicacité d'observateur, la figure humaine, et sait la reproduire, en une synthèse efficace, par l'accentuation des lignes essentielles.

« Se rendant compte de ses propres aptitudes et devenu rapidement maître de sa technique, II a, pendant douze ou treize années, produit, outre plusieurs tableaux, quelques cartons et de nombreux dessins à la plume, d'un gracieux caractère. En résumé, pas moins de deux cents gravures sur bois, dans lesquelles la ligne plane dans toute sa robuste et sommaire efficacité évocatrice. Les masses noires s'y opposent aux masses blanches avec une remarquable austérité décorative.

« Si, en renouvelant les antiques procédés de simplicité des grands maîtres du XVe et du XVIe siècle, Vallotton cherche avant tout l'effet pictural, considéré toujours au point de vue d'une facture xilographique d'une volontaire rigidité, —il ne s'en tient pas là (exception faite de quelques vignettes de caractère ornemental, comme les Baigneuses), et il ajoute à ce procédé, soit la pénétration psychologique, soit l'observation d'après nature, soit encore cet acre sentiment d'humour qui quelquefois prend un aspect tragique ou aboutit au genre macabre.

« II se montre, par exemple, psychologue clairvoyant, dans une série de portraits de gens de lettres, peintres, musiciens, philosophes, hommes d'état ou souverains qu'il s'est plu à dessiner sur bois ou à la plume, en observant toujours, comme dans les soixante petites effigies qui accompagnent les deux volumes du Livre des Masques de Remy de Gourmont, une technique qui tient du xilographe et du calligraphe.

« A remarquer, dans cette « manière » particulièrement subjective, les portraits de Dostoiewski, de Stendhal, de Schumann et surtout d'E. Poe.

« Observateur délicat, évocateur efficace de la réalité, VaIIotton possède une réelle aptitude à fixer les mouvements de la foule. Il nous la montre, épouvantée par une charge de police, dans une manifestation potitique, ou bien mise tout à coup en fuite par une averse imprévue, ou encore enthousiasmée par des couplets patriotiques chantés par un cabot de café-concert. Voici la sortie de l'école, avec ces cris tumultueux de petits moineaux, heureux de reconquérir la liberté de leurs mouvements et de leur voix ; et cette précoce grâce parisienne de ces petites femmes en miniature Ces nombreuses scènes doivent sans doute être comptées parmi les plus belÏes œuvres de la vie parisienne, présentée dans son perpétuel mouvement cinématographique.

« Enfin, l'humoriste se révèle dans cette scène vivante et mouvementée du Bon Marché, avec ses commis torturés par une foule fastidieuse, pétulante et exigeante de femmes ; — dans cette autre scène des Folies-Bergère, où un étranger se trouve enveloppé, curieux et embarrassé, dans un cercle de petites femmes galantes qui, devinant en lui un pigeon à plumer, le frôlent impudemment avec des poses lascivement prometteuses. L'humoriste se fait macabre dans les quatre tableaux suivants,d'une tristesse grotesque et d'un funèbre tragique, et atteint le paroxysme de l'atroce dans cette scène d'assassinat en une bourgeoise chambre à coucher, ou dans cette image d'un condamné à mort, qui, entre une double rangée de gendarmes à cheval, est poussé, dans un état d'ébêtement bestial, vers la fatale guillotine. Mais le peintre, tantôt pénétrant, tantôt malicieux, de la créature humaine, dont il a su — (comme il nous le fait voir dans cette exquise série d'intimes scènes musicales ; le Violon, le Piano, le Trombone, le Violoncelle, etc.), exprimer, avec une grâce délicate et poétique, les moments d'exaltation esthétique, a voulu aussi reproduire, avec son habituelle facture de dessinateur esthétiquement synthétique, la beauté de ce spectacle de la nature, fait de jeux de lumière et d'ombre, de transparence atmosphérique et de vaporeuses agglomérations de nuages vagabonds. Il y a aussi très bien réussi, comme il nous le prouve, en cette gravure vraiment admirable, intitulée le Beau soir. »

§

Si maintenant nous continuons à feuilleter les Albums de M.Vittorio Pica, nous trouvons une étude très approfondie sur un autre graveur sur bois W. Nicholson, dont le talent aurait quelque analogie avec celui de Vallotton.C'est la même netteté voulue, la même accentuation synthétique des lignes. Disons aussi que ce procédé, ainsi que très souvent celui de M.VaIlotton, imite plutôt qu'il ne reproduit le métier de la gravure sur bois [...].

(1) Attraverso gli Albi e le Cartelle (Sensazioni d'arte). All'istituto italiano d'arti Grafiche Bergamo.

(Jean de Gourmont, « Variétés : Vittorio Pica critique d'art », Mercure de France, 1er janvier 1908, p. 181.)


Jean-Jacques Breton, Vallotton, Hugo Image, 10 octobre 2013

John Charpentier, « Les romans : Félix Vallotton : La Vie meurtrière », Mercure de France, 15 avril 1930, p. 391-392

Louise Hervieu, « Vallotton », La Gerbe, n° 7, avril 1919

Doris Jakubec, « Félix Vallotton ou Le goût des synthèses », L'Œil , n° 338, septembre 1983, p. 88-89

Ashley St James, Vallotton graveur, L'Age d'homme, 1986