MUSIQUE IMMOBILE

Un concert en l'honneur de Debussy : les suprêmes délicatesses de l'art moderne, le rêve et l'inquiétude actuelles dans ces dissonances subtiles, dans ces gouttes de songe qui tombent sur nos épaules.

Du balcon, je regarde le public : l'élite de l'intellectualité parisienne : des crânes chauves, déjà des têtes de mort, et sous cette neige fanée des seins, le futur squelette que l'on devine. Ces condamnés à mort écoutent, hypnotisés, cette musique évocatrice de parcs aux jets d'eau éternels ; et voici la mer et ses barques dont le vent penche les voiles et qui se heurtent. Tous s'embarquent dans le vent qui siffle, vers un désir ou un regret ; des larmes montent aux yeux et des lumières passent dans les regards.

Cette musique plane comme un immense oiseau de lumière battant des ailes au-dessus de la foule immobile : on a la sensation d'avoir enfin échappé au temps et à l'espace : nirnava fugitif. Par une longue habitude d'analyse, l'homme s'isole, se dégage chimiquement de la collectivité ; la musique le replonge dans la vie unanime, dans la mer natale.

La musique est salutaire ; ainsi que les prières et les danses religieuses elle endort les consciences. Il faut tuer la conscience qui isole l'homme et lui fait comprendre sa vie individuelle, douloureuse et éphémère. Embarquons nos âmes dans les dissonantes petites barques de Debussy, et que, seuls, nos corps cataleptiques demeurent penchés au balcon, en attendant le retour de la flottille musicienne.

Salutaire musique qui nous précise que les vertus à cultiver en nous sont celles qui font que l'homme se sacrifie à l'espèce, à la famille. La musique, c'est une sorte de socialisation des sensibilités : on songe aux mœurs des insectes, l'intelligence enfin adaptée à des gestes précis et immuables. En vérité l'homme qui vit pour lui, qui analyse les mobiles de ses gestes, de ses actes, de ses pensées est un être dangereux. Que vite la musique le replonge dans l'unanime océan des éternités, où la mort et la génération se confondent. Il n'y a pas de vie individuelle, mais la même vie qui se perpétue dans la succession des êtres et des choses.

Mais j'ai secoué ce vertige et j'ai senti mon individualité douloureuse et consciente resurgir au-dessus de tous ces mouvements collectifs comme une fleur qui se redresse au-dessus du courant qui l'agite et la balance sans pouvoir la déraciner. Je retrouve, dans leur intensité, les inquiétudes compliquées de mon être unique et je regarde le heurt des barques dissonantes comme du haut d'une falaise.

J'écoute maintenant la mélodie avec mon intelligence réveillée, dissociant le violon de la harpe et contemplant ces mains qui courent, rêvent, et sont comme le prolongement de la voix humaine.

pp. 9-16


LE BONHEUR

La mode est à la recherche du bonheur, et on nous en donne de nouvelles formules qui, d'ailleurs, se résument dans celle-ci, déjà ancienne : Carpe diem. Vivre le jour et l'heure sans regretter le passé et sans se pencher vers l'avenir. C'est une conception bien médiocre dans sa simplicité et dans sa sérénité, car le passé est là qui nous poignarde, et le présent n'existe pas. Notre vie psychologique est le déroulement de notre organisme qui s'alimente du passé et détermine un présent fugitif déjà éteint lorsque notre inutile intelligence le conçoit. Nos actes, nos gestes, nos pensées ne sont que le fruit instinctif, spontané de notre organisme physiologique, et c'est seulement lorsque le mot est jailli de notre âme que nous le percevons, l'entendons, en prenons conscience. C'est donc cette possibilité de récréer le passé inaperçu, de le mettre au point qui donne aux joies et aux douleurs de la vie, toute leur valeur et toute leur signification. Avec ces documents que sont les souvenirs, nous composons notre âme comme un livre, et voulons en faire un chef-d'œuvre. C'est peut-être le seul but de la vie : harmoniser des images et des souvenirs, selon l'idée que l'on s'est faite de soi-même. L'amour ainsi compris et senti est une profonde culture de soi et comme un désir de perfection et d'orgueil. L'homme qui ne garde pas en lui ce sentiment d'avoir, ne fût-ce qu'un jour, une heure, réalisé cette perfection dans l'illumination de l'amour, n'a pas vécu. La plus grande gloire, elle-même, ne serait rien, si elle ne s'appuyait pas sur une de ces minutes de lumière...

Mais la lumière s'est éteinte, et jamais plus on ne repassera par ce chemin où les branches ont poussé, où la poussière a effacé nos pas. Vivre l'instant. Il n'y a plus d'instant, il n'y a plus que du passé. Le r[e]créer par l'art.

Comme les ermites des temps anciens, je mettrai une tête de mort au seuil de ma cellule. Non, car sa réalité trop précise m'effraierait d'abord, et puis l'habitude ferait que je ne la verrais pas plus que ce vase bleu où se fane une rose rouge. Je poserai seulement chaque jour devant mon âme l'image de la mort. Afin de m'exciter à vivre, car demain peut-être il sera trop tard. Vivre, ce n'est pas seulement baiser les lèvres du présent, mais encore et surtout sculpter la statue de sa vie. Cette douleur ancienne, je n'en ai pas encore goûté toute la divine amertume et peut-être trouverai-je plus de volupté dans la contemplation de cette peine, une plus intime compréhension de moi-même que dans la cueillaison d'une vie qui ne laisserait pas sa marque dans ma chair et dans mon cœur. Je contemple l'image de la mort et je regarde ce soir le sillage de la journée traversée. Que garderai-je de ces heures dont les derniers battements agacent mon oreille ? Rien que le souvenir lointain de m'être un instant, au bord d'un chemin qui dominait une vallée, agenouillé, les yeux mouillés d'émotion, devant le plus beau visage de l'Amour.

pp. 17-24


L'ANTIQUAILLE

Que le mot « antiquité » soit devenu presque synonyme de beauté, dans notre esprit, c'est la marque et c'est l'aveu d'une véritable impuissance au point de vue artistique. C'est un fait aussi contre lequel on ne peut sans doute réagir qu'intellectuellement. Cependant il serait bien de disjoindre un peu ces deux idées de beauté et d'antiquité et de montrer au public qu'il est trop dédaigneux des manifestations actuelles de notre esthétique. Lui montrer aussi qu'il y a dans les objets faits aujourd'hui par nos artistes une fraîcheur et une spontanéité qui seules correspondent à notre sensibilité du moment. Une femme élégante qui se croirait déshonorée si elle n'exhibait pas au théâtre la robe du jour, rentrera le soir, sans étonnement, dans un appartement où des meubles de tous les âges et de tous les styles voisinent et se bousculent, et dont elle semblera plutôt la visiteuse que l'habitante. Cette aberration de l'harmonie et du goût, on la retrouve jusque dans les milieux dits intellectuels : le cabinet de travail de nos écrivains les plus célèbres ressemble à un Cluny en miniature, et le plus souvent à un magasin de bric à brac, encombré de fragments de chapiteaux et de gargouilles gothiques. Les gens du monde suivent cette mode avec une intellectualité et une docilité d'esclaves et tuent leurs heures inutiles à cette chasse, non pas au bonheur, hélas ! mais à la beauté désuète, et rentrent, le soir dans leur musée déjà hétéroclite, tenant à la main la tête de Saint Denis ou une Vierge en bois du XVe siècle (du pur XVe) qu'ils destinent à leur cabinet de toilette. Avec quel dédain, ils écartent de la main, tout ce qui n'est pas ancien. Et voici que les nouveaux Messieurs Jourdain emboîtent le pas vers la boutique des antiquaires : ils n'ont même plus le noble désir du bourgeois de Molière, leur aïeul, d'apprendre l'orthographe et la philosophie, ni même l'ambition d'acheter un titre du pape. Ils achètent de vieux meubles, de vieux tableaux, de vieilles dentelles, de vieux bijoux, parce que l'aristocratisme de la race réside, hélas, dans cet amour pour les choses fanées et mortes.

En vérité, reporter ainsi l'idée de la perfection dans le passé, c'est un signe certain de décadence et de décrépitude artistiques. Signe surtout de paresse et d'incompréhension. Mais peut-être ne serait-il pas impossible de créer un mouvement de vie vers la beauté neuve et de faire comprendre aux femmes qu'elles doivent appliquer à cette extériorisation d'elles-mêmes qu'est leur home, ce même goût de l'harmonie et de la nouveauté qu'elles mettent à choisir la nuance d'une robe ou d'un chapeau. Les artistes sont là qui attendent leurs ordres.

La grande force des siècles antérieurs, les XVIIe et XVIIIe siècles fut de mépriser le passé, jusqu'à l'ignorance. Mais ce n'est que maintenant, en archéologues critiques, que nous comprenons le sacrilège que ce fut, au XVIIe siècle, de détruire les vitraux des XVe et XVIe siècles pour les remplacer par des verrières de l'époque. Il n'y a pas de vie en art sans changement et sans cette adaptation à la sensibilité du moment. C'est même d'après ce principe qu'aujourd'hui, je suis tenté de donner raison aux prêtres qui vident leurs églises de leurs vieux saints archaïques pour les remplacer par des dieux et des saints à la mode, ceux que l'on prie. La religion n'est pas une question d'esthétique, mais de sentiment. Et la bassesse de l'art religieux actuel prouve seulement la médiocrité de l'idéal religieux.

Je reviens au XVIIe siècle et à son fortifiant dédain pour les modes précédentes. Dès qu'apparaissait un modèle nouveau, un style nouveau d'ameublement, les modèles précédents étaient sans hésitation relégués au grenier ; on avait le goût de l'ensemble, de l'harmonie, et les artistes travaillaient pour la gloire immédiate, cherchant la perfection pour elle-même. Nous, nous avons perdu l'espoir de l'atteindre, puisque nous l'avons située dans le passé inaccessible. Il ne nous reste plus qu'à la copier, et peut-être que Rodin n'est trouvé grand que parce qu'il se rapproche des Grecs.

C'est déjà l'atmosphère du « Phénomène futur » de Mallarmé : la beauté est là, momie du passé qu'humbles et découragés, nous venons adorer. Quelques esprits d'une haute culture, — les derniers initiés, — comprenant notre impuissance et notre infériorité devant la perfection ancienne, extasiés devant le corps momifié de la beauté, nous en détaillent la grâce et la plénitude, et nous invitent à la photographier ; ce sont les néo-classiques, ceux qui ne voient de salut en politique et en esthétique que dans l'imitation du passé.

Non, là n'est pas le salut, mais plutôt dans une sorte de nouveau baptême d'ignorance : nous mourons de saturation esthétique et de criticisme intense. J'ai envie de dire : qu'on ferme les musées et qu'on musèle les professeurs. Il faudrait, en effet, pouvoir oublier et regarder avec des yeux nouveaux. C'est parce qu'un grand poète l'a regardée avec une âme d'enfant, que la gare a surgi, merveilleuse, fabuleuse, dans notre imagination. Ce sont les peintres et les poètes qui nous apprennent à regarder la vie et à la comprendre ; c'est leur sensibilité qui suggestionne la nôtre. Ils sont vraiment des dieux, puisqu'ils créent notre vision du monde, notre conception de l'amour et donnent une précision à toutes les subtilités fugitives de nos sentiments.

[Textes communiqués par Franck Liebard]