Zigoui (1921) |
|
Notice Edition originale : Zigoui, avec un portrait gravé sur bois par Suzanne de Gourmont, Coutances, P. Q. G., 1921. A noter que Zigoui, avec le portrait (en double exemplaire) est d'abord paru dans l'Almanach des saisons, Au « Logis du Pou Qui Grimpe », Coutances (Manche), hiver 1920-21.
TexteD'ORIGINE inconnue et de race mystérieuse, Zigoui a les yeux allongés d'une circassienne sous un front bombé où se bousculent des hérédités contradictoires et compliquées. Des aristocrates angoras, il possède la queue somptueuse, mais sans le panache frivole ; son pelage a toute la plénitude des fourrures arctiques. [9] Dès les premiers mois de sa vie, Zigoui manifesta un goût intense pour le jeu. C'est ce qui l'approche de l'humanité, de la bovaryque humanité : comme les hommes, il joue perpétuellement à n'être pas lui-même. Je songe que lui aussi se cherche en dehors de lui-même et qu'il voudrait briser la forme qui emprisonne sa petite âme de chat. Ces ombres chinoises que mes mains projettent sur le mur, il sait aussi bien que moi que ce ne sont que des illusions, et que ce cinéma d'ombres n'a pas plus de réalité que nos représentations théâtrales. Son émotion s'intellectualise. Il existe entre Lui et Moi une sorte de contrat social que nous respectons : je lui ai pris [10] sa liberté, les grâces de sa jeunesse à charge de lui procurer une vie facile, une nourriture abondante et saine : foie, lait, gâteaux à la crème, herbes fraîches, et de lui assurer la propreté, l'aération et le confortable de ses appartements privés. Si l'un de nous vient à manquer aux conventions tacites de ce pacte social, il y a heurt : je me fâche avec cette brutalité inhérente à la nature humaine ; lui, se révolte et m'humilie par la dignité de son attitude. Avec quel dédain il s'écartera de ma caresse qui implore son pardon. Des jours entiers il demeurera lointain, me faisant comprendre par son indifférence marquée que ma force a abusé de son orgueilleuse faiblesse. [11] Notre association est plus sérieuse et plus indissoluble que la plupart des unions humaines ; le lien qui nous unit nous interdit toute velléité de concubinage. Si je tente de faire entrer dans notre ménage sentimental un autre chat, sous le fourbe prétexte de lui donner un compagnon, Zigoui se fâchera et me témoignera sa douloureuse indignation. Il saura bien aussi profiter de mon inattention pour se jeter sur l'intrus, le griffer, le mordre et lui faire comprendre qu'il n'y a pas de place pour lui à notre foyer. Son attitude me fera sentir à moi-même que nous devons nous suffire l'un à l'autre. Sa vie intérieure, que je scrute bien maladroitement avec mes sens humains, me paraît [12] très compliquée, et dominée par l'instinct sexuel, qu'il transpose, comme les hommes, en rêve et en art. Il y a en lui une sorte d'inquiétude, que je ne chercherai pas à comprendre, et dont je ne puis que noter les manifestations extérieures. Une de ces manifestations m'émeut profondément parce qu'elle nous unit, nous marie l'un et l'autre en une instinctive animalité : notre identique émotivité musicale. A plusieurs mois d'intervalle, Zigoui a reconnu la légende dramatique de Berlioz et la chanson de Lel de Rimsky. Son amie Suzanne joue au piano et chante de sa voix grave qui se gonfle comme un sanglot : D'amour l'ardente flamme Zigoui qui sommeillait sur son coussin bleu, écoute, se dresse, se lève, et d'un pas somnambulique, s'approche de cette mélodie qui l'attire... Il saute sur les genoux de Suzanne et vient respirer ses lèvres frémissantes de musique divine. De ses deux pattes de velours blanc, il embrasse son cou nu et tout tremblant, inquiet, vient se blottir sur son sein qui vibre comme un violon. Mais son inquiétude l'oppresse ; il module musicalement une plainte presque humaine : on sent qu'il souffre, et que ce rythme essentiel a réveillé en son âme domestiquée je ne sais quel lointain atavisme de liberté parmi des paysages choisis. Emu, j'écoute, mêlée à l'harmonie de Berlioz cette romance sans paroles, cet appel angoissé vers [14] quels amours et quels parfums. La musique aggrave son mouvement qui nous enserre et nous étreint comme une poursuite qui va nous saisir. Zigoui, accablé, ne sait où se réfugier : il saute sur mes genoux, heurte ma tête de son front halluciné et veut que la caresse de ma main sur son échine électrisée le rassure sur sa propre réalité. Je me sens moi-même troublé d'un émoi mystérieux surgi du plus profond de moi-même, du temps où la musique était la seule expression de la pensée et de la sensibilité humaines. Pas plus que toi, Zigoui, je n'ai de mots pour traduire ce trouble de tout mon être qui m'immobilise en une douloureuse euphorie. [15] J'ai serré Zigoui sur mon cœur, et nos yeux se sont regardés avec une intensité étrange où se lisait la même obscure inquiétude, la même incompréhension de notre fragile destinée... Et puis, la musique tue, nous sommes retombés l'un et l'autre dans la nuit de nos sensations accoutumées. J'ai allumé une cigarette, afin d'obscurcir encore cet éclair d'inconsciente lucidité qui me fait peur. Zigoui, les pattes repliées, les yeux mi-clos, continue sur son coussin bleu, son rêve interrompu. [16] Achevé d'imprimer
|