Journal.

14 novembre [1889]. Hier soir 13, première réunion de la Pléiade au Café Français, vu des têtes étranges. Je croyais qu'on en avait fini avec les longs cheveux. J'ai cru entrer dans une ménagerie. Ils étaient sept. Retrouvé Court. Il n'a pas grandi, et, bien que je ne l'aie pas vu depuis cinq ans au moins, il m'a semblé qu'il n'avait pas encore pris le temps de renouveler son faux-col, ni ses dents. Vallette me présente. Nous nous sommes tous connus de nom. On se lève avec politesse, car je suis le gros capitaliste de l'affaire. Déjà je m'effraie de certaines odeurs qui se lèvent. On s'assied, et, sur mon calepin en dedans, je commence à prendre des notes. Quelles chevelures ! l'un d'eux ressemble à l'homme qui rit, mais il rit mal, parce qu'un bouton gros de pus pend à sa lèvre inférieure. On peut compter ses poils de barbe, mais je n'ai pas le temps. Sa chevelure me captive, son chapeau mou, son dolman à col d'officier qui lui gante le buste, et son monocle qui tombe, qui se relève, éclate, inquiète. Elle cache ses oreilles, sa chevelure ! A-t-il des oreilles ? J'espère qu'une porte, en s'ouvrant, un journal, en se déployant, va faire, d'un souffle, envoler une ou deux boucles, et que je pourrai les découvrir. Mais non ; les boucles sont trop lourdes et je finis par croire qu'il a les oreilles coupées. Les vilaines mains ! Des doigts rouges et pareils à des cigarettes mal roulées. Je ne peux pourtant pas toujours les regarder. Cela devient indécent. Il va m'emprunter dix francs pour le coup d'œil. Je tourne la tête à gauche. Autre chevelu. Une tête de bois, d'un lion de ménagerie pauvre qu'on oublie de peigner. C'est encore surprenant : des cheveux touffus comme un chêne en juin, et presque point de barbe. Le menton est blanc, le nez long, aplati un peu, un nez de lion, quoi ! une bouche petite, mais encore trop grande pour les dents jolies comme des fins de cigare. Il se nomme Auriet, je crois (Aurier). De temps en temps il passe ses doigts dans sa chevelure et retire ses ongles pleins d'un élément gris, gras, résineux. Cela me fatigue le coeur, et, comme une cire de coiffeur tournant sur une vis, ma tête se déplace.

Maintenant, je fais face à une tête aride. J'éprouve la sensation de sortir d'un bois pour entrer dans une plaine. Ici la végétation manque. Tout est brûlé par le soleil. Pas de sève. Les yeux sont rouges. Il leur faudrait un peu de charpie, un linge imbibé d'eau fraîche. Les oreilles à incrustations primitives ressemblent à des rochers où rien ne germe, des rochers creusés par des chutes de cataractes. Le regard a peine à se tenir sur cette figure-là, se bute à des nervures osseuses, enfin tombe dans une bouche profonde et large où rien de blanc n'apparaît. Comment ce monsieur ne se couvre-t-il pas d'une perruque ? Mais non. Sa tête est moissonnée, rasée d'une manière prodigue. Elle n'a rien gardé. Avec une pince à épiler, on pourrait plutôt extraire de ce crâne une idée qu'un cheveu. Il ne dit rien. Est-ce un idiot ? Tout à l'heure, quand il va parler, nous dresserons la tête, comme des cerfs qui sentent les chiens.

Cependant, j'entends la voix de Vallette.

- Peut-on considérer la revue comme une personne morale ? Voilà la question.

- Ah ! - Oh ! - Oui.

- Car, enfin, si on opérait une saisie-arrêt...

On se consulte. Ils n'ont assurément jamais rien eu à faire saisir. Toutefois, l'inquiétude naît. Le mot paralyse. Chacun se voit en prison, assis sur un banc, au milieu des petits paniers de provisions qu'apporteraient ses amis.

- Permettez ! Mais, si on saisissait la revue comme personne morale, c'est qu'alors elle serait immorale.

Je crois que c'est moi qui ai dit cela. Est-ce assez bête ! Pas de succès, et je rougis comme un bocal sous un réflecteur.

Le danger d'une saisie semble écarté. Vallette, rédacteur en chef, consulte un petit bout de papier écrit au crayon, et continue :

Et, d'abord, le titre. Conservons-nous le titre de La Pléiade ?

Moi, je n'ose pas le dire, mais je le trouve un peu vieillot, ce titre astral, Marpon-Flammarion. Pourquoi pas le Scorpion ou la Grande Ourse. Et puis, des groupes de poëtes ont déjà pris ce titre sous Ptolémée Philadelphe, sous Henri III et sous Louis XIII. Néanmoins le titre est adopté.

- Et la couleur de la couverture ?

- Beurre frais. - Blanc mat. - Vert pomme. - Non ! Comme un cheval que j'ai vu. - Gris pommelé alezan. - Non ! Non !

Vallette ne se rappelle plus bien le cheval qu'il a vu.

- Couleur d'un tabac sur lequel on aurait versé du lait.

- Si on faisait l'expérience ?

On fit apporter un bol de lait, mais personne ne voulut livrer son tabac à gâcher.

On commença à parcourir la série des nuances, mais les mots manquaient. Il eût fallu Verlaine. On y suppléait par le geste, des écartements de doigts, des attitudes impressionnistes, des gestes suspendus en plein air, des projections d'index qui faisaient des trous dans le vide.

- Et vous, Renard ?

- Ça m'est égal, moi.

J'ai parlé avec indifférence, mais au fond j'adore le vert de certains Scapins retour de kiosque, un certain vert délayé par les intempéries.

- Et vous, Court ?

- Je suis de l'avis de la majorité.

- Tout le monde est de l'avis de la majorité. Où est-elle ?

Elle se concentre sur le mauve. Les rideaux mauves sont si jolis ! Et puis, le mot rime un peu avec alcôve, et l'association d'idées mouille les prunelles d'Aurier : il doit connaître une grande dame élégante.

Vallette reprend :

- Au verso, nous mettons, n'est-ce pas ? les titres des ouvrages parus.

Chacun se tait.

- Et des ouvrages à paraître.

Tout le monde veut parier, Aurier : Le Vieux ; Vallette : Babylas ; Dumur : Albert. Et la liste s'allonge, titrée comme si elle descendait des Croisades.

- Et vous, Renard ?

- Moi, je n'ai pas de titres. Ah ! par exemple, j'ai de la copie !

J'ai l'air de dire qu'ils n'en ont pas. On me regarde obliquement.

- Passons au format, dit Vallette. On aurait peut-être dû commencer par là.

- M'est égal. - Je m'en f...

- Pardon, dit Aurier. Il faut de l'air, des marges, de belles marges. Il faut que le texte ait la possibilité de se mouvoir sur le papier.

- Oui, mais cela se paie. - Ah ! Ah ! - Je demande le format in-18 à cause de ma bibliothèque.

- C'est mesquin. - Ça ressemble à un carnet de blanchisseuse. - Oui, mais ça se relie très bien, et cela permet de garder la composition pour une plaquette. Ainsi, moi, par exemple... - Affaire commune.

- Voyons maintenant le contenu. Au premier numéro, tout le monde doit donner.

- Nous serons tassés comme des harengs en caque.

On découpe la revue en tranches.

- J'en prends dix, parfaitement. Je les paie trente francs.

Enfin, on s'arrange comme des voyageurs de diligence. On me pardonne parce que je n'ai pas de vers à donner, et tous offrent des vers.

- Frontispice et culs-de-lampe, bien entendu.

- Oui, beaucoup de culs-de-lampe pour détacher les pièces de vers les unes des autres, car elles se tiennent comme on fait queue au théâtre avec la peur de ne pas entrer. Si on allait les confondre !...

Vallette va faire un article sur La Pléiade. Voici à peu près le fond. Il y a trois raisons de fonder une revue : 1°, pour gagner de l'argent. Nous ne voulons pas gagner d'argent...

On se dévisage. Qui est-ce qui va dire, ici, qu'il veut gagner de l'argent ? Personne. C'est heureux, vraiment.

- Serons-nous décadents ?

- Non ! A cause de Baju. Vous savez qu'il est instituteur.

- Tant pis ! Le dieu Verlaine ne nous placera pas à sa droite.

- Serons-nous clairs ?

- Oui, clairs. - Très clairs. - Oh ! Très clairs. N'exagérons rien. Mettons clairs-obscurs.

- N'apportez que le dessus de vos paniers, dit Vallette.

Samain, un jeune homme distingué, en gants pomme, qui n'a encore rien dit, tout occupé à dessiner sur la table un gros fessier de femme nue :

- Et nous donnerons le dessous au Figaro.

- Il ne faut pas blaguer Le Figaro. Aurier en est.

- Et Randon aussi.

Aurier, c'est le lion. Randon, c'est la tête aride. Dès lors, ils eurent toute notre considération, et voici comme Aurier nous parla :

- Oui. Sapeck était devenu fou. Je savais sur son compte quelques fumisteries. Un ami me conseille de les porter au Figaro. J'y cours et, le samedi suivant, je suis tout étonné de retrouver mes brins de suie (puisqu'il s'agit d'un fumiste), en plein Supplément du Figaro. Je passe à la caisse. On me donne 86 fr. 40. On m'a volé de 0 fr. 60. A six sous la ligne, j'avais droit à 87 francs net.

Vallette :

- On vous a retenu les 60 centimes pour votre retraite.

Ce fut au tour de Randon.

- Moi, j'ai la spécialité des nouvelles à la main. Je les adresse à Magnard lui-même. On en a fait passer quatre. A trois francs l'une, cela fait douze francs. Le matin, en me levant, je cours au kiosque voisin. J'achète Le Petit Journal et je feuillette Le Figaro. Si je vois ma nouvelle, je cours vite à la caisse. On me connaît. J'entre comme un rédacteur en chef.

- Mais comment sait-on que les nouvelles sont de vous ?

- D'abord, je les signe. Cela regarde ensuite la conscience du « Masque de fer » qui fait établir son bordereau. D'ailleurs, si le caissier hésite en consultant ses livres, je lui récite par cœur la nouvelle à la main. Il se tord, et, convaincu, me paie rubis sur caisse. Allez, mes amis ! Courage ! Trouvez des mots, faites de l'esprit : ma vie est assurée. Je ne viens pas ici pour en être de mes frais, de mon café de cinquante. J'écoule les nouvelles à la main des autres. On les appelle ainsi parce qu'on les fait d'un tour de main, et qu'elles fleurissent entre les doigts comme des manches à gigot en papier.

Il voulut nous en réciter quelques-unes, mais elles nous parurent détestables, sans doute parce que le « Masque de fer » ne les avait pas encore acceptées et fait imprimer...

Par malheur, la question des cotisations fut agitée. Vallette fit observer qu'il allait les écrire sous la dictée de chacun, mais au crayon, afin de pouvoir les effacer plus facilement au premier repentir possible. Renard, 30, Dumur, 20, Vallette, 10, Raynaud, 10, Court, 5. Cela allait en se raccourcissant comme une queue de lézard. J'ai cru que quelqu'un allait mettre un bouton, pour finir. Justement fier, je me fis aussitôt, pour mes 30 francs, une haute idée de moi-même et de l'Univers, et, dédaigneux, je me gardai de dire quoi que ce fût pour écraser sous une pile de garanties les soupçons qui certainement éclosaient dans le coeur de ces hommes au sujet de ma solvabilité.

Il fut décidé qu'on se réunirait le premier et le dernier vendredi de chaque mois dans un café sur son déclin, « afin de le relever ». Il fut décidé qu'on verserait deux cotisations à la fois, car il faut qu'une revue puisse dire : j'existe, et le prouver, et cela n'est pas aussi facile que le pensait Descartes...

Les verres étaient vides. Il restait trois morceaux de sucre dans une soucoupe. Aurier les prit entre le pouce et l'index, et les offrit de loin. Les têtes allèrent de droite et de gauche. Il n'insista pas et, avec simplicité, il serra le sucre dans sa poche de redingote. « C'est pour mes lapins, » dit-il, en parodiant un mot de Taupin. Pour son déjeuner du lendemain, peut-être.

Tous se préparaient au coup de la fin. On y travailla de onze heures à minuit un quart, chacun en silence. Il en valait la peine. Qui paierait les consommations ? Les hypothèses se promenaient sous les bancs, sournoises et muettes, comme des araignées. Le capitaliste à 30 francs se devait cette générosité à lui-même, mais il s'obstina à rester son débiteur. Peu à peu, les femmes d'amour s'en allaient, celle-ci solitaire, celle-là tenant avec âpreté par le bras ou par le pan de sa redingote un homme en proie aux démangeaisons. Déjà les garçons prenaient la liberté de s'asseoir sur le matériel de l'établissement, table ou chaise... La caissière comptait sa caisse, et nous entendions avec douleur sonner entre ses doigts les baisers des républiques d'argent entrechoquées avec bruit.

Ce que voyant, l'un de nous, M. Samain, appela un garçon et dit :

- Combien ?

- Tous les cafés ?

- Non : un.

- Quarante centimes, monsieur.

Il en donna cinquante et se leva. Chacun pour soi, et deux sous pour le garçon. C'était un homme, celui-là !