Jean-Gabriel Daragnès (1886-1950) |
Jean-Gabriel Daragnès (1886-1950) Daragnès est mort le 25 juillet, des suites d'une intervention chirurgicale. Né à Guéthary (Basses Pyrénées), il avait donc 64 ans. Affable et souriant, mais caustique à ses heures, il était opiniâtre dans ses desseins et ferme dans ses principes. De sa science et de son goût, on attendait encore d'autres témoignages. Le destin est venu brutalement interrompre sa brillante carrière. Il avait abordé le livre illustré en 1912. Un poète, Edward Montier, ayant vu de ses tableaux, lui avait demandé des gravures sur bois pour une plaquette de vers, Les Mois. Mais sa formation antérieure l'eût sans doute orienté, tôt ou tard, vers la xylographie et l'eau-forte, car il avait longtemps travaillé chez Christophle à graver des initiales sur des pièces d'orfèvrerie. S'il pratiqua, par la suite, le burin, la manière noire et la lithographie, il n'abandonna jamais la gravure sur bois. En dépit de la défaveur dont ce procédé commença de souffrir vers 1925, Daragnès comprit qu'il devait rester un moyen d'expression, aussi valable que tout autre quand l'exigeait la nature d'un texte. Il en jugea ainsi pour Tristan et Iseult (1928). Je mentionne ce livre avant beaucoup d'autres dans l'ordre chronologique, car je ne crois pas sans intérêt de rapporter qu'il est à l'origine d'une audacieuse entreprise de Daragnès. Passionné de musique, c'est par l'opéra de Wagner qu'il s'était intéressé au célèbre roman médiéval dans la version de Pierre Champion. Mais décidé à l'illustrer, il entendait assumer lui-même l'architecture du volume, l'impression typographique et le tirage des planches. C'est alors que naquit le projet de faire bâtir une maison qui répondît à la fois à ses besoins d'homme, à ses exigences d'artiste. Or, pour bâtir, il faut de l'argent. Où trouver les capitaux nécessaires ? Daragnès n'hésita pas à sacrifier sa bibliothèque, je veux dire les exemplaires uniques de son œuvre d'illustrateur, dont la vente eut lieu à l'Hôtel Drouot le 29 novembre 1924. Et dès 1925, sur la Butte Montmartre, s'édifiait la belle demeure où il allait exercer, durant vingt-cinq années, son talent de peintre, de graveur et d'imprimeur. Trois ans après sortait de la nouvelle officine, le premier livre portant la marque du « Cœur fleuri » (Insita cruce, Cor floret), le livre de Tristan et Iseult. De 1912 à 1924, Daragnès utilise presque exclusivement la gravure sur bois. Parti d'une manière un peu fruste, assez fortement contrastée, il évolue progressivement vers une technique plus nuancée, surtout quand la couleur intervient. A cet égard, il convient de souligner le tact avec lequel il s'en est servi. A l'encontre de coloriages dont l'erreur est de se superposer à des valeurs déjà exprimées par le graveur, la couleur, chez Daragnès, a son rôle déterminé, et c'est très légèrement que seront taillées les surfaces destinées à la recevoir. Le modelé n'est plus qu'un accompagnement en sourdine sous le camaïeu ou la polyphonie chromatique. Né sur les rivages de l'Atlantique, Daragnès est allé tout d'abord vers les livres de la grande aventure maritime ou tropicale, aux romans de Daniel de Foë, Les Pirateries du Capitaine Singleton de Louis Chadourne, Le Maître du Navire, de R.-L. Stevenson, Les Nuits des Iles, pour lesquels il compose la couverture et le frontispice, avant de graver plus de quarante bois pour l'ouvrage de P.-M. Orlan, A bord de l'Etoile Matutine (1920). Ce n'est que plus tard qu'il nous donnera La Chanson de Roland (1932), digne pendant de Tristan et Iseult, et La Passion de N.-S. (1947). A partir de 1924, l'eau-forte et le burin prédominent. Mais, chose curieuse, il associera le bois à l'eau-forte pour illustrer La malheureuse histoire du Docteur Faust (1924) de Goethe, ainsi que Suzanne et le Pacifique (1928) de Giraudoux. Ensuite, il utilisera uniquement le burin pour Isabelle (1924) d'André Gide et La Bohême et mon cœur (1929) de Francis Carco, tandis qu'il exécutera à l'eau-forte l'illustration de Mimes (1933) de Marcel Schwob. En 1944, Daragnès recourt à la manière noire pour The Ballad of Reading Gaol d'Oscar Wilde. Dès 1924, il était attiré vers ce procédé qui, sous le nom de mezzotinte, avait connu en Angleterre, au XVIIIe siècle, une floraison éclatante. Mais c'est seulement en 1935 qu'il fit paraître une suite de quinze planches dans cette technique sous le titre de Jeux. En 1949, avec Les Poèmes d'Edgar Poë, il affirmera toute sa science du « berceau ». La lithographie l'a peu tenté. Il se bornera tout d'abord à des frontispices pour Bayonne (1927) de Jean Cassou, et pour Le Mirage de Bessines (1931) de Jean Giraudoux, jusqu'au jour où, maître du crayon gras et du lavis, il pourra donner toute la mesure de son expérience avec Les Jours et les Nuits (1946) de Francis Carco. Une telle énumération de livres et de procédés pourrait être fastidieuse, si elle ne comportait plus d'un enseignement. C'est qu'elle montre, en effet, la variété des sujets qu'a traités Daragnès, aussi bien que celle des techniques employées. On voit se manifester non seulement le refus de s'attarder sur un moyen d'expression dès qu'il s'en est assuré la conquête, mais aussi le besoin d'éprouver ses facultés au contact des oeuvres les plus opposées. Encore faut-il considérer que tel procédé s'imposait à lui, parce qu'il le tenait pour le plus propre, par ses ressources et ses effets, à traduire l'esprit du texte qu'il avait choisi, à s'accorder à la typographie qu'il pressentait. Et c'est ici qu'il convient d'examiner l'architecte du livre et l'imprimeur. En 1921 et 1922, chargé de diriger les travaux d'impression aux éditions de La Banderole, Daragnès avait pu librement réaliser ses conceptions personnelles. Non pas qu'il cherchât à se singulariser. S'il avait étudié les chefs-d'œuvre du passé, c'était pour s'en inspirer, sans les pasticher, pour en développer toutes les possibilités, et aller plus loin que la leçon des maîtres. C'est sur un équilibre entre le respect d'une tradition vivante et une innovation raisonnée qu'il établira son prestige. Dans la Semana santa (1930) de G. Miro et dans la traduction en français (1931) par Valéry Larbaud, il a transposé typographiquement l'image de la croix. Chaque page en affecte la forme, soit dans celles où règne exclusivement la beauté du Garamond, soit dans les autres où une gravure sur bois vient s'intercaler à la mesure de la justification. Avec La Passion de N.S., il reviendra une fois encore au symbolisme de la croix. Les typographes de la Renaissance affectionnaient, pour les fins de chapitres, des dispositions pittoresques dans la forme de pendentifs, de coupes ou de sabliers. Mais c'était là une sorte de divertissement, une intention de finir sur une fantaisie le caractère compact et régulier des pages antérieures. L'originalité de Daragnès aura été, en renouvelant ces caprices, de les accorder au sujet. C'est ainsi que dans La Croisade des enfants (1930) de Marcel Schwob, les fins de chapitres sont appropriées à chacun des « récitants » ; un sablier pour le pape Innocent III, une toupie pour le Kalandar, une pomme pour la petite Allys, Daragnès a toujours senti la nécessité pour les illustrations de faire corps avec la typographie. Dans les Divers jeux rustiques (1936) de J. du Bellay, il assurera une liaison intime entre la vignette d'en-tête et l'initiale du premier vers de chaque poème, par un ruban, la tige d'une rose ou la flèche que vient de lancer un Amour. Dans Cité, Nef de Paris (1933) d'André Suarès, la lettrine de départ s'inscrit dans une réserve de blanc de la gravure. Des influences qu'a pu subir Daragnès, c'est sans doute celle des livres de la Renaissance qui l'a marqué le plus profondément. Elle se révèle jusque dans sa marque typographique à l'exemple des Gilles de Gourmont, des Galiot du Pré ou des Robert Granjon qui disposaient leur devise autour d'une vignette emblématique. Dans les colophons qui supportent sa marque, Daragnès ne manquait jamais d'associer ses travaux au calendrier de la liturgie romaine. Ainsi, dans Tristan et Iseult, est-il mentionné que le livre a été achevé d'imprimer le jour de la Saint-Jean. Les imitations que son esthétique a suscitées attestent déjà la valeur de ce qu'il a apporté. Mais ce n'est qu'avec le recul des années qu'on en pourra mesurer toute l'importance. J. R. THOMÉ (France-Asie . Revue de culture et de synthèse franco-asiatique, 61-62, juin-juillet 1951, pp. 136-138) A consulter : Le Livret de l'Imagier |