Pierre Decourcelle (1856-1926) |
Moment affreux : celui où l'homme est arraché de son œuvre. Il n'est plus là pour la protéger, l'expliquer. Elle reste seule. Et c'est elle maintenant qui parlera pour lui. Les romans psychologiques, les vers, gardent intact le son d'une voix. Mais le livre à treize sous, à la couverture sanglante, aux caractères vulgaires, cliché tiré à trois cent mille exemplaires, ne présente qu'une image brouillée. Comment y retrouver la belle figure mâle, sobre, au nez droit, « aux yeux de charmeur » de celui que Tout Paris appelait « le beau Pierre », et qu'on avait coutume de voir aller et venir dans son intérieur, entre ses Fragonard, ses Lautrec, ses bleus de Chine, et ses premières éditions de Balzac ?... Contraste entre l'homme et l'œuvre. Hasards de la vie. Il avait vingt-six ans. Il était au Gaulois en compagnie de Mirbeau, Capus, Grosclaude, Hervieu. Dans la vieille salle de rédaction se disputaient de passionnants tournois de bilboquet. Le soir, il signait Chou-fleuri la soirée théâtrale. Un jour, à déjeuner, Maurice Bernhardt, le fils de Sarah, qui à vingt ans à peine venait de prendre la direction de l'Ambigu, lui dit : « Faites-moi donc un drame... » Quelques mois plus tard L'As de trèfle, drame moderne, à l'allure rapide, au langage vrai, faisait battre les cœurs des élégantes sceptiques et du populo gouailleur qui s'écriait : « Nous nous sommes bien amusés, nous avons pleuré tout le temps... » L'Ambigu avait trouvé son auteur : Félicia Mallet et Marie Leconte créent Gigolette, Marcelle Lender Papa la Vertu, Andrée Mégard La Bâillonnée, Véra Sergine La Môme aux beaux yeux, Marthe Meliot Fanfan des Deux Gosses qui tiennent l'affiche deux ans de suite, pendant 753 représentations. Cependant, un après-midi, sur la plate-forme de l'omnibus, en réfléchissant a un crime récent, le jeune dramaturge a l'idée d'écrire un roman, un « roman d'Ambigu », un roman d'action. Le Chapeau gris paraît dans Le Figaro. Aussitôt les directeurs du Matin, du Journal, du Petit Parisien, du Petit Journal, reconnaissent chez ce nouveau romancier l'imagination et le métier qu'exige le feuilleton. Il sait accrocher un million de lecteurs par un lancement sensationnel et les garder pendant cinq mois tout le long des quarante mille lignes d'une intrigue simple et saine, qui plaît, amuse et émeut. Cet immense public s'attache à lui, il réclame pendant vingt ans toute sa production, il le fait sien. Et l'étiquette d'écrivain populaire s'attache aux épaules de celui qui avait été premier prix de discours français au Concours général, et qui tout jeune avait écrit cette adaptation de L'Abbé Constantin que la Comédie-Française voulut mettre à son répertoire. Président de la Société des auteurs, président de la Société des gens de lettres, il sert ses confrères et il sert son pays. En pleine guerre, pour sauver le livre français menacé par le livre allemand, il prend l'initiative de coordonner les efforts de tous les travailleurs du livre. Président des deux congrès du livre, il ne se contente pas de vieux officiels et éphémères, et chaque semaine, pendant huit ans, avec une autorité et un tact qui concilient les intérêts les plus divers, il préside le Comité exécutif qui s'applique à résoudre pratiquement les questions techniques, sociales, commerciales et diplomatiques d'où dépend l'essor du livre français. Ainsi sa vie fut une vie de travail et d'action, une vie d'homme de lettres passionnément attaché à son métier. Claudine DECOURCELLE. (L'Ami du lettré. Année littéraire & artistique pour 1928, Grasset, 1928, pp. 164-166) |