ÉCHOS

Mort de Jérôme K. Jérôme. — Mort de Georges Dubosc. — Mort d'Albert Savine. —L'anniversaire de la mort d'Emile Zola, — Prix littéraires — Le vrai Georges Eekhoud. — « Mon faubourg Schaerbeek », par Georges Eekhoud.— A propos du IVe centenaire de Philippe II. — Une lettre de M. Albalat. — A Glozel. — Une thèse- sur le « Mercure de France ». — La seconde mort du Comte Primoli. — Le tarif des « pêcheurs à la ligne » en 1843. — Le Sottisier universel. — Publications du « Mercure de France ».

Mort de Jérôme K. Jérôme. — Jérôme Klapka Jérôme, l'écrivain anglais qui vient de mourir, le 14 juin dernier, à Northampton, à l'âge de 68 ans (il était né à Walsall, le 2 mai 1859), laisse une quarantaine de romans et récits d'observation humoristique où ses admirateurs retrouvent certaines qualités de Laurence Sterne, c'est-à-dire en tour à la fois plaisant et satirique, une fantaisie capricieuse entre-mêlée de dialogues et de tableaux de mœurs.

Nous ne le connaissions en France que depuis le succès qui accueillit, après la guerre, la traduction de Three men in a Boat (Trois hommes en bateau) et, surtout, depuis la traduction, faite par M. Maurice Beerblock, de They and l (Mes enfants et moi).

Cette année, Mme Andrée Méry et M. Pierre Scize ont adapté, pour le théâtre Daunou, Fanny and the Servant problem (Fanny et ses gens) dont une idée au moins (la fausse Lady, fille de domestiques) nous a rappelé, avec moins d'agrément, la Minnie Brandon inventée par M. Léon Hennique en 1899. (Fanny and the Servant problem est de 1908.) — L. DX. [Léon Deffoux]

Mercure de France, 1er juillet 1927, pp. 246-247.


Jerome K. Jerome.

(2 MAI 1859-I4 JUIN I927)

Parler de Jerome K. Jérome en quelques pages, de Jérome qui a fait vingt métiers, exercé vingt professions, au moins mentalement, et considéré sous vingt angles divers la surface des choses, quelle gageure ! Fernand Divoire dirait : « Tout peut se mettre en quatre lignes, même l'Ancien et le Nouveau Testament. » Oui. A la condition d'être Fernand Divoire.

Jérome n'eût pas tenu le pari. Il n'était pas amoureux de synthèses. Il aimait batifoler. Son sujet fut de ne pas en avoir. Même son autobiographie est un roman. II ne croyait pas à la possibilité de se raconter de bonne foi dans un livre ; la civilité ne le permet pas. Il ne croyait à la sincérité ni de Cellini, ni de Pepys, ni de Rousseau, et il affirmait que Mark Twain n'avait parlé, sa vie durant, d'écrire fidèlement ses mémoires que pour obliger ses amis à jouer de son vivant le beau rôle qu'ils voulaient que Twain leur fît tenir.

Si donc Jérome fut un chef d'école, c'est de l'école buissonnière. Je le vois un peu comme un papillon sentimental, d'abord ébloui, d'abord ivre, plus tard désenchanté, et, trop Anglais pour se plaindre, embusqué derrière l'humour, décochant des flèches à ce qui l'avait blessé. Ses romans, si on veut leur donner ce nom, sont des chansons satiriques en prose. Avec cette réserve que les traits ne portent pas, comme ils feraient dans une satire française, en plein dans la cible ; ils contournent les objets, les enveloppent, les déguisent, les déforment. Jérome a circonscrit ses désillusions entre des tangentes. Si vous avez été désillusionné, blessé comme lui, les tangentes suffisent pour évoquer les tourments. Sinon, le procédé qui consiste à parler avec un parfait sang-froid de choses irritantes vous fera rire.

Tout ce qui précède pouvait se dire d'un mot : Jérome fut un humoriste. Three men in a boat (qui devait s'appeler d'abord Histoire de la Tamise) fit beaucoup pour sa gloire. Paul Kelver fut son livre préféré ; mais il y a là une raison personnelle : on a toujours un faible pour son autobiographie. Moi je préfère They and I, que j'ai traduit sous le titre : Mes enfants et moi ; pour moi, c'est ce livre-là qui représente le mieux le Jérome qu'on a pu connaître sans l'approcher, le Jérome qu'on a pu construire avec ce qu'il a dit et surtout avec ce qu'il n'a pas dit de lui-même. Mais il faut citer aussi son voyage à Oberammergau (Diary of a Pilgrimage), Malvina of Brittany, quelques contes, et quelques pièces.

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Sa vie ? Celle d'un enfant de bourgeois jeté de bonne heure dans la pauvreté. Son père, propriétaire de mines de charbon (Jérome pits), fermier, entrepreneur de travaux publics, fut poursuivi par la malchance. Ruiné en 1860 (Jérome avait un an) il mit de longues années à rendre aux siens un peu d'aisance. Quand il y réussit, le problème s'était résolu tout seul : les sœurs aînées de Jérôme étaient mariées ; son jeune frère était mort ; et Jérome lui-même (ses parents l'appelaient Luther, parce que Jérome était déjà le prénom de son père) menait depuis l'âge de quatorze ans la vie d'un employé, d'abord dans les bureaux d'une compagnie de chemins de fer, puis chez un avoué.

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Le soir, il écrit, ou bien il va au théâtre. Il adorait le théâtre. Saturé de spectacles, il monta lui-même sur les planches. Et c'est grâce à cela qu'il fut un écrivain. Ses premières histoires n'avaient eu aucun succès ; elles n'en méritaient point. Deux vers de Longfellow lui tracèrent sa voie :

That is best which lies nearest
Shape from that thy work of art.

Il laissa les jeunes filles qui se changeaient en fontaines et parla de ce qu'il avait vu. Et nous eûmes On the stage and off (son premier livre). La critique lui fut dure. Elle traita l'auteur d'humoriste, ce qui alors était une injure, dans cette Angleterre un peu pédante, tenant l'humour pour une marque de vulgarité et l'esprit pour une marque d'impertinence. Au second livre : Idle thoughts of an idle fellow, la même critique qui avait éreinté le premier regrettait qu'un auteur qui avait si heureusement débuté dans les lettres fût déjà vidé. Mais Jérome, s'il eut le privilège d'être parmi les plus maltraités par la presse, eut encore celui d'être parmi les mieux traités par ses confrères. Et ceci est plus rare encore que cela.

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Il donna ensuite Stageland, souvenir de sa vie d'acteur, qu'il eut beaucoup de peine à placer. Puis les choses s'arrangèrent. Jérome cessa d'être « une menace aux lettres anglaises » et la notoriété lui vint de là même où la critique avait été la plus dure. Lancé comme auteur de romans, il laissa le roman pour le théâtre. Les résistances recommencèrent, mais enfin nous eûmes Barbara et New lamps for old, écrites pour Cissy Grahame, Fennel écrite pour George Giddens, Woodbarrow farm pour Gertrude Kingston, The prude's progress pour je ne sais plus qui, The Mac Haggis (en collaboration), Ester Castways, The passing of the third floor back, Miss Hobbs (ou The Kissing of Kate), Fanny and the servant problem qu'on vient de jouer à Paris et Cook (ou The Celebrity).

Le voilà lancé comme auteur dramatique. Il laisse le théâtre et se fait éditeur de deux revues, The Idle et To-day, qui révélèrent W. W. Jacobs, et moururent des suites d'un procès... gagné par elles.

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Jérôme fut aussi un grand voyageur, au moins pour son époque. Avant sa tournée de conférences aux États-Unis, il avait visité la Belgique, la France, la Suisse, la Russie et surtout l'Allemagne. Il y en aurait long à dire de l'opinion de Jérome sur la France, sur l'Allemagne et sur les Allemands. Bornons-nous à rappeler., qu'il fut Anglais, et que nous avons parfois d'excellentes raisons d'être plus partiaux que lui.

Heureusement cet Anglais fut pauvre, ce qui, disait-il, est un avantage, car on est obligé d'être sobre et vertueux. Et il erra seul par les rues, comme Dickens, ce qui lui apprit de bonne heure qu'il y a toujours plus de tristesse que de joie dans la vie. A six ans, il aima Robinson Crusoé, qui est le livre des solitaires. Sa mère avait déjà perdu le fils préféré de qui elle disait à son lit de mort : « Je vais le retrouver. Je suis curieuse de voir s'il a beaucoup changé. » Vers le même âge, on lui fit don d'un pupitre; à cause de cela peut-être, toute sa vie il écrivit et il prêcha, comme avait fait son père qui publia des pamphlets et comme sa mère qui tint toute sa vie un journal.

La pauvreté, les livres, les promenades solitaires, un père prêcheur et malchanceux, une mère moraliste, une existence sentimentale sur laquelle il n'a pas jugé bon d'insister, voilà peut-être les sources de cet humour mélancolique. Il faut encore ajouter les préoccupations religieuses de son milieu. Fîlle d'un avoué de Swansea qui était non-conformiste, celle qui allait devenir sa mère allait à l'église sous une grêle de pierres. Jérome, dit Luther, pria beaucoup et questionna longtemps cette mère pieuse. Mais sa foi à lui connut les mille tourments que donnent les desaccords apparents ou réels avec la raison. Enfant, il priait pour qu'un tas d'ordures malodorant disparût du voisinage ; parce que le tas restait, il se reprochait son manque de foi. Il insultait sa tante sourde et puis passait une nuit entière à se convaincre qu'il avait commis « le péché originel ». Plus tard, il découvrit la lune, l'adora, et se reprocha de l'adorer. Ensuite, ayant connu que « l'école est un lieu de tourments où l'on enferme l'enfance derrière des murs aveugles pour lui jeter des livres à la tête », il priait pour avoir le prix de calcul. Un camarade lui dit : « Si le prix de calcul se gagne en priant, à quoi bon travailler ? Et si deux élèves prient, que fera Dieu le juste ? » Jérôme cessa de prier, et n'eut pas le prix.

De la foi, de cette foi-là, il passa à la bonne foi ; et de la bonne foi à l'indifférence, disant que la foi ne change pas ce qui est, que les faits sont ce qu'ils sont, que l'on croie ou non. Mais, à la fin de sa vie, comblé d'honneurs, presque de gloire, il s'en tient encore à la loi morale : « La vérité nous sera révélée un jour; en attendant, Dieu reste un mystère pour l'homme, comme l'homme pour le chien. Mais c'est un mystère qu'il faut chercher constamment à résoudre, de crainte de perdre le contact. L'immortalité de l'homme est évidente. Rien ne se perd. Si l'espérance, si la confiance dans une vie future n'avaient pas en nous des racines, elles n'auraient pas poussé. La création n'est pas une histoire du temps passé. Elle n'est pas terminée, elle se poursuit chaque jour. Vivre pour devenir un meilleur serviteur, voilà l'explication de notre passage. Donc, lutter contre soi, non pour soi. Ce qui nous conduirait à notre perte, c'est non point le mal, mais l'absence de volonté pour combattre le mal. Notre âme n'est pas un instrument pour arriver au bonheur, mais pour lutter, afin de pouvoir dire, le dernier jour : « J'ai fait de mon mieux. »

Qu'est-ce que l'humour, sinon une impérieuse sincérité corrigée par beaucoup de pudeur ? Jérôme a pu dire sans mentir qu'il n'a jamais eu « l'intention d'écrire un livre gai » et que, vivant au moyen âge, il eût passé sa vie à prêcher, et sa mort sur le gibet, ou sur le bûcher.

Maurice Beerblock.

(L'Ami du lettré . Année littéraire & artistique pour 1928, Grasset, 1928, pp. 161-162)