L'OUEST-ECLAIR, samedi 19 octobre 1940

MORT
D'UN POETE
Saint-Pol-Roux
le Magnifique

Saint-Pol-Roux est mort, silencieusement, en des jours où nous vivons hors de la durée et avec le sentiment d'une absence sans limites. Il est mort à Brest, au bout du monde, et il nous faut faire un effort de mémoire pour nous rappeler son âge. Tel Homère, ce Méditerranéen n'avait pas besoin d'état civil historique : ce n'est pas parce qu'il était né le 15 janvier 1861 qu'il laissera dans le cœur de ceux qui l'admiraient et qui l'aimaient la vision du patriarche des légendes ; on oubliait qu'il avait vu le jour à Saint-Henri, dans la banlieue de Marseille, pour ne le situer qu'à Camaret.

Et pourtant, si Paul Roux, en se fixant en Bretagne, avait ajouté un Saint ivre de la magnificence du verbe à tous les cocasses petits saints de la toponymie régionale, quelle mimique héréditaire ne reproduisait-il pas, en baptisant : « Thalassa ! » un de ces oiseaux des tempêtes qu'apprivoisait sa fille Divine ?

Mais, il n'y avait rien de marmoréen dans ce vieux poète qui survivait, magnifiquement, isolé par sa technique, au symbolisme.

Il avait passé par Paris, étoile filante de la Pléiade. Puis, remontant la route des vagabondages de Verlaine, il avait voulu s'ensauvager dans la noire forêt des Ardennes. Il y écrivit sa Dame à la Faulx, que la Comédie-Française jouera.

Parmi les pêcheurs de sardines de Camaret, il trouva l'homme selon son âme. A ses « Reposoirs de la Procession », il va ajouter : « La Rose et les Epines du chemin », « Anciennetés », « De la Colombe au Corbeau par le Paon », « Les Féeries intérieures ». Sur la pointe du Toulinguet, son sens de la cantilène se gonfle du souffle océanique, pour nous donner des chefs-d'œuvre de prose rythmée et assonancée, et de ce manoir Cœcilian, qui porte le nom d'un fils disparu pendant la grande guerre, il fit un burg lyrique où s'isoler dans l'orgueil d'une vie exclusivement vouée à l'image et à la mélodie.

Dans cette veille, où nous ne pouvons qu'imaginer son effigie tumulaire, froide et blanche, rouvrons son dernier recueil, cette « Mort du Berger », où il lamente le trépas de son ami, un curé de Camaret : « Lieu d'arrivée, lieu de départ ; on arrive, l'on part. Tout est pareil dans la nature... sinon que, par-dessus le glas, les goélands, dans la lumière, éparpillent un cri semblable au bruit des clefs étincelantes de saint Pierre ».

Derrière Divine, la fille chérie, ils se presseront les marins que le bon Saint-Pol-Roux tutoyait quand ils ramenaient « l'arc-en-ciel des bancs dans leurs filets », et toutes ces jeunes générations auxquelles, débonnairement, il a fait passer le certificat d'études.

L'Académie Mallarmé célébrera en lui un des derniers représentants du mouvement symboliste. Nous dirons simplement : « Le Poète est mort ! », en percevant, jusqu'à l'hallucination, sa voix dorée, et en le revoyant lever les bras pour une incantation.

F[lorian] Le R[OY].


AUJOURD'HUI, dimanche 20 octobre 1940

Saint-Pol-Roux le Magnifique n'est plus

A l'âge de quatre-vingts ans Saint-Pol-Roux-le Magnifique est mort à l'hôpital de Brest, le 17 octobre dernier [sic].

Ainsi s'achève la vie tourmentée et brûlante de celui qui fut toute la jeunesse et toute la sincérité du mouvement symboliste et qui, las de la ville et de ses clameurs, achevait de se survivre dans une gloire idéale, face à l'Océan, dans son manoir de Camaret, à l'extrémité du Finistère.

Brillamment commencé dans l'ivresse du succès et des charmes de la fortune, Saint-Pol-Roux fut durement touché par la vie. Son fils, Cœcilian, avait été tué à l'avant-dernière guerre et, son fils Lorédan vivant loin de lui, il n'eut pour compagne, dans ses vieux jours, que sa fille Divine, qui apprivoisait les goélands et veillait sur son père.

L'œuvre de Saint-Pol-Roux, peu accessible au public, souffrira sans doute des changements de la mode et de l'outrance avec laquelle y est marquée celle de sa jeunesse. Mais il sera difficile à l'historien littéraire de passer sous silence les Reposoirs de la Procession ou cette Dame à la Faulx par laquelle il tenta de rénover le théâtre et de l'idéaliser.

Jusqu'à ces derniers jours le destin lui fut contraire. Des événements intimes bouleversèrent le manoir de Camaret au cours desquels ceux de ses manuscrits auxquels il tenait le plus furent dispersés.

Qu'il nous soit permis du moins de reproduire ici cette dédicace à Louis Gautier, du premier volume des Reposoirs de la Procession, dédicace que l'on pourrait inscrire sur la pierre de son tombeau, là-bas, où l'Océan sans cesse se rue contre les récifs de la côte :

En partance enthousiaste
Pour le geste humain et le Verbe éternel
Ce salut de poète !
Afin qu'il nous revienne
Au front de la couronne
– Couronne de roses
Dont mes vœux ici retirent les épines. –

(Robert DESNOS)


L'OUEST-ECLAIR, mardi 22 octobre 1940, p. 3

FUNERAILLES D'AUTOMNE

CAMARET, 22 octobre – de notre envoyé spécial :

« Le temps récite le retour [sic] du soleil... » La belle saison de mourir, pour un poète chargé d'ans, de gloire et de jeunesse !

La gloire, Saint-Pol-Roux qui vivait sans cligner les yeux dans le plein soleil de l'inspiration, s'en souciait assez peu. Il s'isolait dans le climat des dieux, et il ne se préoccupait pas de faire porter sa voix dans le monde du prosaïsme et du matérialisme. Sa terre promise, il était venu la chercher, lui, l'Hellène, à l'imagination bruissante de toutes les abeilles du lyrisme, sur le cap le plus âpre de l'Atlantique. Des rocs émiettés, une longue route, des sables poudroyants, une sécheresse sourdement lumineuse y évoquaient, certes, la sublime aridité de la Grèce.

Saint-Pol-Roux, dans son superbe exil, laissa se déchaîner son génie, et, s'il s'en va, aujourd'hui, discrètement, gagner la demeure éternelle, parmi les pêcheurs qu'il aimait, comme Jésus pouvait aimer les pêcheurs de Tibériade, demain on s'apercevra qu'un des plus beaux chants qu'ait pu modeler une gorge humaine s'est tu soudain...

A ce fils de la lumière méditerranéenne, venu chercher son Arcadie vers le septentrion, le temps aura été tutélaire. Au suprême automne du poète, il a accordé une douceur d'avant-printemps ; l'air est imprégné des délices du Paradis promis aux hommes purs.

Dimanche, le poète avait passé sa dernière nuit dans un asile de prières, cette chapelle N.-D. de Rocamadour à laquelle il portait tant de dévotion, sur le musoir naturel, de galets gris et verts, qui cerne le port, ces attributs du vieux Camaret, du Camaret épique, la basse-chapelle de Notre-Dame de Rocamadour, au clocher sectionné, comme un doigt, par un boulet, et le port Vauban, si harmonieux dans ses proportions de jouet.

La chapelle reste à l'écart, comme un grenier à sel, entée sur ses bases de 1520 couleur de saumure, d'une maçonnerie plus claire, aussi soigneusement que les costumes rataponnés des marins.

Au manoir Coecilian, tragiquement vide, on avait voulu, pieuse attention de la municipalité, que la dépouille du bon poète fût veillée par les humbles qu'il avait tant aimés. Le sanctuaire fut transformé en chapelle ardente. Quel décor plus suggestif, autour du cercueil du poète qui, de Roscanvel à Camaret, avait si intimement mêlé sa vie à celle des pêcheurs : des bateaux ex-voto, qui semblent se balancer au pétillement des cierges, des bouées et des rames, éternisant le péril de la mer.

Avec le crépuscule, la brume avait couvert la rade de Brest, et poussé ses nuées jusqu'aux fumées grises de la Montagne Noire. Deuil du ciel et de la terre, pendant que sous les voûtes de la chapelle, se déployaient les fastueuses lamentations de l'office funèbre, vêpres et nocturnes, balancées comme les strophes du poète des « reposoirs de la procession ».

Dans l'ombre, la mer rumorante et les oraisons s'insinuaient, à travers cette grisaille de landes, jusqu'à la statue de la Vierge au vocable si étrangement méridional et terrien. Mais Notre-Dame de Rocamadour ne permettait-elle pas d'évoquer le parangon des paladins, à l'heure où l'on veille un chevalier-poète...

L'aube, sur Camaret, compose le plus délicat des camaïeux. Dans le port clapote une lourde peinture grise ; le ciel et la mer s'inversent mais, déjà, vers le Menez-Hom, la forge du soleil levant s'allume.

Le matin va s'illuminer, dégageant toutes les teintes du calme paysage où Saint-Pol-Roux a ancré sa destinée.

Rochers couleur de ciment, villages groupés dans les arbres, sur les collines labourées, longs hameaux saumurés où vivent les marins, sous des toits qu'on dirait reprisés à la laine blanche, le port, le port bleu comme un mois de Marie.

Le cortège funèbre se forme à la porte de la chapelle. Les enfants des écoles le précèdent, qui sont venus rendre hommage au patriarche des Lettres. Ne modelait-il pas les inflexions de sa voix savante à la simplicité des leurs, quand, délégué cantonal, il siégeait pour le certificat d'études ?

La population se presse derrière le corbillard, et les amis de Saint-Pol-Roux, les vrais, les fidèles, les plus près du cœur. Le monde a ses antennes coupées, et les nouvelles, même les plus douloureuses, ne vont plus vite. Combien ignorent encore la mort du « Magnifique ».

Le cortège s'étire tout au long de la jetée. D'un côté, la mer, vivante, ressaque lourdement ; derrière les langoustiers, peints à des couleurs d'imagerie qui plaisaient tant au vieux poète, l'eau close, immobile, du bassin ; les voiles tannées sont dressées comme des tentures funèbres.

Par les rues étroites de Camaret, le convoi gagne l'église neuve, si claire, où, claires, les voix des fillettes chanteront les proses d'incantation au repos éternel.

Ces remuements d'enfants, des sabotages, ces pêcheurs endimanchés de gros bleus qui tiennent les cordons, tout montre que Saint-Pol-Roux vivait parmi les Camarétois comme dans la famille la plus tendre.

Et l'on ne pense pas sans un douloureux serrement de cœur, que Divine, la fille chérie du poète, ne peut que suivre par la pensée, de son lit de douleurs, le dernier passage de son père à Camaret.

Le soleil éclabousse l'immense horizon, qu'on découvre du cimetière, de l'or des peupliers et des chrysanthèmes.

La cloche, la cloche qu'il chanta en vers d'airain, égoutte le dernier glas. Une splendeur dorée sourd de cette Bretagne si proche de la Toussaint et illumine le cercueil du poète qui avait quitté, pour notre ciel terne, le soleil des rivages helléniques. Une apothéose, un triomphe d'apaisement et de clarté, à la mesure du génie et de la vie du magnifique « forgeur d'étincelles » que nous pleurons !

Florian Le ROY.


L'ŒUVRE, jeudi 24 octobre 1940

Mort de Saint-Pol-Roux

« Le Magnifique » disaient ironiquement des plaisantins qui ne savaient pas si bien dire. Car si jamais un poète a mérité d'être ainsi appelé, ce fut bien Saint-Pol-Roux.

Plus tard, parce que la vérité, toute la vérité, si horrible qu'elle se montre, est due à celui qui ne mentit jamais, je dirai le drame qui s'est abattu sur la dernière année de son âge et qui, certainement, a précipité pour lui la visite et la délivrance que nous attendons tous de la mort... « la Dame à la Faulx » ainsi qu'il l'appela lui-même pour nommer une tragédie qui est unique dans le théâtre français...

La mort n'emporte aujourd'hui qu'un poète et le plus libre des hommes. Celui-ci, monté tout de suite très haut, n'est jamais redescendu. Il eût pu blasonner son œuvre, son attitude et son exemple de ces vers de Leconte de Lisle : « Je ne livrerai pas ma vie à tes huées – Je ne danserai pas sur ton tréteau banal – Avec tes histrions et tes prostituées... » Je le définis bien, je crois, si je vante en lui le plus symboliste des poètes symbolistes et le plus prestigieux imagier de notre langue, ce que feront impérissablement connaître, avec La Dame à la Faulx, des livres comme Les Reposoirs de la Procession, De la Colombe au Corbeau par le Paon, Le Chemin de ma vie, etc.

Pour ne pas danser la « danse ordinaire aux scribes », il s'était retiré à l'extrémité de la falaise de Camaret, entre la mer et la lande, également tragiques, dans un petit manoir qu'il appelait Cœcilian, du nom d'un de ses deux fils, mort, voilà vingt-trois ans, à la guerre. Dans la société de sa fille, Divine, qui s'était toute consacrée à son grand enfant de père et faisait sa compagnie ailée des cormorans qu'elle élevait, il épuisait des jours dignes de lui. Il s'est éteint à l'âge de quatre-vingts ans, n'ayant jamais démérité de soi-même et portant hautement sa lucide pauvreté. Parce qu'il faut subsister pour vivre, il s'était astreint à des besognes obscures dont il méprisait de signer les produits. Il travailla quelque temps pour Pierre Decourcelle ; et deux ou trois des romans les plus achalandés de ce dernier sont de lui.

Combien savent que le livret de la « Louise » de M. Gustave Charpentier fut écrit par Saint-Pol-Roux ?

Quand j'eus appris le drame atroce auquel j'ai fait ici allusion, je tins à lui mander que je savais. Je lui écrivis seulement ceci, qui, pour lui comme pour moi, en disait plus que toutes les indignations et toutes les plaintes : « Mon cher grand, je t'embrasse ». S'il a pu recevoir ces quelques mots, je sais qu'il aura compris.

Aujourd'hui, je m'afflige à considérer la dédicace si ancienne déjà, par laquelle il me fit l'honneur d'un exemplaire de La Dame à la Faulx. Elle est tracée d'une écriture magnifique à la Barbey d'Aurevilly ou à la Pierre Louÿs : « A Georges Pioch, chevalier du Meilleur, etc. ».

Aux espoirs qu'ainsi il me dédiait, voilà trente ans, je mesure douloureusement la dérision finale de mes jours... Cher Saint-Pol, je t'envie si, comme écrit notre Leconte de Lisle, « tu goûtes la paix inconnue à la vie – et si la grande mort te couvre tout entier ».

Georges PIOCH.


LE FIGARO, jeudi 31 octobre 1940

Mort de Saint-Pol Roux

Nous apprenons de Brest que le poète Saint-Pol Roux, qui s'était retiré dans son manoir de Camaret, est mort le 17 [sic] octobre à l'hôpital de cette ville.

Sa Ville [sic] Divine, qui veillait sur ses vieux jours, assista à ses derniers instants.

Saint-Pol Roux était âgé de 80 ans.


LE TEMPS, édition de Lyon, vendredi 1er novembre 1940, p. 2

« Nécrologie »

On annonce de Brest la mort, à l'âge de 80 ans, du poète Saint-Pol-Roux, qui s'était retiré dans son manoir de Camaret.


LE FIGARO LITTERAIRE, samedi 2 novembre

La mort de Saint-Pol Roux

Saint-Pol Roux, qui vient de mourir, vivait dans la pauvreté du manoir breton de Camaret, l'orgueil et les fastes de la poésie.

Dernier poète de la lignée symboliste, qu'il a illustrée par Les Reposoirs de la Procession, publiant une tragédie, La Dame à la Faulx, et les curieuses Saisons humaines, d'autres œuvres de qualité encore, il fut, quoique fort éloigné du remuement de Paris, l'objet d'un banquet mémorable des surréalistes qui reconnaissaient en lui le mage et l'être entièrement voué à la vie féerique.

Saint-Pol Roux était des membres fondateurs de l'Académie Mallarmé et en avait été élu le président.

Il meurt à 80 ans.


LE TEMPS, édition de Lyon, dimanche 3 novembre 1940, p. 3

« Deux poètes disparaissent »

Patrice de la Tour du Pin

[...]

SAINT-POL ROUX

Bien différente était la figure de Saint-Pol Roux, qui vient, lui aussi, de mourir. Ce survivant du symbolisme, ce patriarche de quatre-vingts ans, qu'on appelait « le Magnifique », aurait pu être surnommé aussi le barde grand-seigneur. Il fut pittoresque. Il étendit à sa vie publique et privée l'originalité qui apparaît dans ses ouvrages : Féeries intérieures ; Saisons Humaines ; La Dame à la Faulx ; Anciennetés. Il vivait de façon romantique dans sa propriété de Camaret, le manoir de Caecilian [sic], et les gens de sa Bretagne se souviennent du temps où, grimé en Père Noël, il montait dans sa barque et distribuait des jouets aux enfants qui se pressaient sur le quai du port. On voit que la bonté accompagnait chez lui le goût du faste et aussi le désir de réveiller dans les âmes le sens du merveilleux poétique. De sorte que cet artiste fidèle aux rêves d'un âge qui s'est éteint à l'aube de notre siècle avait annoncé, préparé peut-être le surréalisme qui naquit plus tard.


LE TEMPS, édition de Lyon, dimanche 10 novembre 1940, p. 3

« Variétés littéraires – Saint-Pol-Roux et la Dame à la Faulx »

Avec le poète Saint-Pol-Roux disparaît l'une des figures les plus attachantes du symbolisme. L'auteur de La Dame à la Faulx, des Reposoirs de la Procession, des Saisons Humaines, reste avec Paul-Napoléon Roinard, qui eut l'audacieuse fantaisie de porter à la scène le Cantique des Cantiques, de tumultueuse mémoire, le grand dramaturge de l'école. Son chagrin fut grand de ne la voir jamais réalisée sur un théâtre de France. Antoine lui proposa bien un jour d'en donner une lecture au temps des samedis poétiques de l'Odéon, mais, blessé que l'illustre directeur ne lui donnât point sans compter les fastes d'une réalisation scénique selon son rêve, il répondit fièrement : « Je n'accepte point de monter par l'escalier de service ! »

Aussi bien la Dame à la Faulx, qui vient de nous ravir Saint-Paul-Roux [sic] à l'âge de quatre-vingts ans, demeure-t-elle intimement liée à la mémoire de son auteur. Elle hanta son esprit après la création comme elle le posséda tout le temps qu'il la méditait et durant les longs mois qu'il la mit au jour dans la forêt des Ardennes. Je n'oublierai pas les soirées de Camaret, voilà vingt ans déjà ! où nous en lisions à haute voix les pages maîtresses. Posant le livre ouvert devant moi : « Lis ! » me disait-il affectueusement. Et quand, la page achevée, je levais les yeux vers lui, c'était pour découvrir un visage où glissaient des larmes. Alors, vraiment inspiré, il voyait vivre sa tragédie déroulant sa fresque fantastique. Faisant claquer ses doigts, il inscrivait dans l'espace de la chambre les gestes de la Dame décharnée, tandis que vous glaçait le cliquetis de ses os. Au dehors, le mugissement de l'Océan lui répondait.

Mais vint un jour où La Dame, forçant l'intimité du manoir breton, s'empara de toute une assemblée de poètes et d'hommes de lettres. Ce fut le jour du banquet Saint-Pol-Roux. Le poète souffrait périodiquement de son éloignement de Paris, où toute activité se concerte et s'accomplit. Sans doute avait-il choisi ainsi qu'une patrie d'élection ce rocher de Camaret qui, surplombant le seuil de la rade de Brest, embrasse un panorama dont la splendeur engendre le sentiment de l'infini. Cette solitude lui était chère. La minuscule maison de pêcheur dont il avait fait peu à peu le manoir du Boultous, puis le manoir de Cécilian, du nom de son fils aîné tué pendant la grande guerre, sculptait au sein de cet espace l'image même de son rêve. De fidèles amis l'y venaient visiter. Le peintre Pierre Vaillant et l'auteur de ces lignes la nommaient la maison du Bon Dieu, tant l'accueil s'en montrait invariablement généreux et tendre. Mais le poète éprouvait parfois le sentiment que la solitude devient aisément synonyme d'isolement. Et le besoin de se mêler de nouveau aux anciens compagnons du Quartier Latin le lancinait tout à coup cruellement. Aussi bien la fortune, le traitant en vrai fils des Muses, ne lui souriait-elle point. Et ce n'est qu'accidentellement, à de rares intervalles, qu'il lui était possible de sauter dans le train de Paris afin d'aller retrouver son monde originel en quelque closerie des Lilas.

Pourtant, le banquet Saint-Pol-Roux eut lieu, non au Quartier Latin, mais dans un restaurant des boulevards. C'était avant la grande-guerre. Le ban et l'arrière-ban des poètes s'y étaient donné rendez-vous. Léon Dierx présidait. Catulle Mendès, Paul Fort, Rachilde, Jean Royère, le Mercure de France, la Phalange, vingt autres revues classées ou d'avant-garde, toutes les écoles, toutes les générations s'y mêlaient. Et Victor Ségalen, qui venait, sous le nom de Max Anély, de publier ses Immémoriaux, y prononça une allocution riche de couleur, d'intelligence et d'évocation maorie. A la fin du repas, les camériers apportèrent de larges feuillets de papier, de l'encre et des plumes. Dans le feu des discours l'indignation éclata soudain à la pensée que l'auteur de La Dame à la Faulx était un auteur non joué. Quoi ! le père du plus authentique drame symboliste ! L'assistance eut tôt fait de couvrir les feuillets de ses signatures. Dès le lendemain, on les porta à Jules Claretie, exigeant que le Théâtre-Français ouvrît ses portes au chef-d'œuvre du poète.

Une lecture eut lieu quelques mois après. Mais le terrible comité des comédiens de la République jugea que le drame dépassait en étendue le temps d'un spectacle normal. Et l'on remit l'examen décisif à une seconde épreuve. Elle ne fut, hélas ! pas plus heureuse que la première. Il faut ajouter, à la décharge des sociétaires du Théâtre-Français, que le dramaturge ne voulait point se plier au sens du réel quotidien. Ulcéré que son œuvre n'eût pas été adoptée spontanément par ses juges, il me confia avec véhémence qu'il n'irait à la seconde épreuve que selon son dessein à lui, et non pas selon l'arbitraire du comité. – « Ils trouvaient La Dame à la Faulx trop longue ? Ils n'ont qu'à commencer le spectacle plus tôt ! »

Il reprit le train pour Camaret. Mais quand il en revint, quelques mois après, il m'appela auprès de lui : « Vois ! me dit-il, ouvrant son manuscrit. Il y a cinquante pages de moins, mais six cents vers de plus ! »

Je demeurai admiratif et confondu, ne doutant pas du sort qui l'attendait. Le front haut, Saint-Pol remonta l'escalier du comité, le malin manuscrit sous le bras. Mais, avant qu'il en eût achevé la lecture, près de cinq heures d'horloge s'écoulèrent. J'attendais sur le palier de l'étage. Je vis sortir successivement les sociétaires manifestant les signes de l'épuisement. Ce qui devait arriver arriva. Saint-Pol-Roux, après avoir essuyé le verbe fleuri d'estime de ses juges, se vit contraint de remporter son manuscrit à Camaret. Il en devait demeurer à jamais douloureux de mélancolie et d'amertume.

A vrai dire, La Dame à la Faulx est un chef-d'œuvre à ranger dans la famille des créations non point injouables, mais d'une réalisation difficile. La question de la mise en scène, sur laquelle il se montrait d'avance intraitable, celle des acteurs, également délicate, celle enfin du temps qu'il défiait si cavalièrement, autant d'obstacles. Tout de même, il n'apparaît pas extravagant d'adapter, d'une main respectueuse, le texte du poète aux conditions des possibilités scéniques. Certes, ce serait un soir profondément émouvant que celui où se dresserait devant nous, aux feux de la rampe, cette Dame à la Faulx qui vient de coucher le poète sur le lit d'un hôpital de Brest, qui reste au surplus la tragédie maîtresse de l'école symboliste, et dont on peut affirmer qu'elle forme l'une des pages les plus riches de notre poésie nationale d'hier. Et il serait réconfortant qu'au seuil d'un temps de rénovation spirituelle cette Dame, qui marque une date et un poète de la plus haute qualité, vît sonner à son profit l'heure de la réparation envers l'injuste oubli où le tinrent les autorités intellectuelles de la IIIe République.

Un jour, alors que nous devisions devant son manoir, sur la haute falaise de Camaret : « Je ne laisserai pas de fortune à mes enfants, – me déclara de sa sensible voix si bellement chantante le cher Saint-Pol, – mais je leur léguerai la Dame !... »

Pur poète s'il en fut, intransigeant dans le culte de cet idéal qu'il nommait, avec une majuscule, la Beauté, Saint-Pol-Roux, que ses admirateurs avaient pourtant nommé le Magnifique à cause de sa noble taille et de son fier visage, ne pourrait-il pas, un jour prochain, connaître, de son ciel, la joie qui lui fut durement refusée ici-bas ? Quel directeur, s'honorant d'une louable et belle audace, nous donnera La Dame à la Faulx ?

Edouard SCHNEIDER.


FONTAINE, 2e année, T. II, N°11, octobre-novembre 1940

SAINT-POL-ROUX

L'exercice d'une magistrature poétique manque à notre temps. J'eusse volontiers revêtu de son infaillibilité le personnage sacerdotal qu'était Saint-Pol Roux. Lui, vivant dans la posture de Chateaubriand mort, à l'extrémité géographique de l'Occident, au lieu même de son embarquement océanique, symbolisait l'idée de cette fonction pure à laquelle notre époque a cru, impunément, qu'elle pouvait retirer le pouvoir exécutif.

D'autres loueront la sonorité ruisselante du verbe pol-rousselien. J'admire aujourd'hui surtout qu'il se soit identifié à ce point au silence que c'est à peine si on se rend compte maintenant combien ce poète ne disparaît pas, mais, d'horreur, se recule.

Roger LANNES.


Né en 1861, près de Marseille, Saint-Pol-Roux vient de s'éteindre à l'hôpital de Brest. Depuis longtemps retiré à Camaret, où il possédait un manoir, celui qu'on appela le « Magnifique » n'a pas résisté à l'épreuve d'évènements récents qu'il sera permis un jour, nous l'espérons du moins, de dévoiler. Avec lui disparaît le dernier des grands symbolistes.

Dire cela, que les journaux ont dit, c'est bien peu dire. Mieux vaut assurer que la France vient de perdre un très haut poète. Le discrédit que l'on a souvent tendance à faire peser aujourd'hui sur le symbolisme ne saurait l'atteindre. S'il a manié le symbole, il a plus encore traduit les signes. Et si le symbole est parfois facilité, le signe veut, pour être perçu, des visionnaires.

Saint-Pol a pu vivre en retrait de la jeune poésie, il n'en a pas moins agi sur elle, et souvent elle tourna les yeux vers lui. L'hommage que le surréalisme tint à lui rendre en fut une preuve. Aussi bien valait-il comme une incarnation du merveilleux poétique.

Car il était un émerveillé. Les choses, il semblait les rencontrer pour la première fois : d'où, peut-être, ses métaphores particulières. Or, celui qui voit ainsi, comme s'il n'avait jamais vu, mérite le nom de voyant. Les expériences d'un Aloysius Bertrand et d'un Rimbaud, Saint-Pol les a continuées. Mais sans oublier la verve folklorique et son imagerie.

Il y a chez le vrai poète, une singulière familiarité avec la mort. Toujours à la limite de la lumière et de l'ombre, le regard fixé sur le mystère de l'ombre, il semble naturel qu'elle l'accueille. Pour Saint-Pol, qui écrivit La Dame à la faulx, elle n'était pas une inconnue. Il semble seulement passer sur le plan de l'invisible. Et le reste n'est pas silence, mais ferveur, – notre ferveur.

M.-P. (Max-Pol) FOUCHET.


A consulter :

Saint-Pol-Roux

textes entoilés par Mikaël Lugan.