Alfred Vallette (1858-1935) |
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LE FIGARO dimanche 29 septembre 1935, p. 2 ALFRED VALLETTE EST MORT Alfred Vallette vient de mourir. Personne dans le monde des lettres n' apprendra cette nouvelle sans une vive et douloureuse émotion, car le nom du célèbre directeur du Mercure de France était, depuis près d'un demi-siècle, intimement lié au mouvement littéraire de notre époque. C'est en effet le 1er janvier 1890 que parut le premier numéro du Mercure d'Alfred Vallette. La nouvelle revue avait, avec lui, pour fondateurs G. Albert Aurier, Jean Court, Louis Denise, Edouard Dubus, Louis Dumur, Rémy [sic] de Gourmont, Julien Leclercq, Ernest Reynaud [sic], Jules Renard, Albert Samain, Alfred Vallette en était le directeur-administrateur. En 1896 commencèrent de paraître les fameuses chroniques qui firent tant pour la gloire du Mercure et qui furent successivement la Revue du Mois et la Revue de la Quinzaine. Elles procédaient d'une idée ingénieuse dont Alfred Vallette a lui-même donné la formule : « C'est du journalisme criblé », disait-il, et il entendait par là « débarrassé de tout ce qui est trop éphémère ». Quelques années plus tard, Alfred Vallette fondait les Editions du Mercure de France, qui firent paraître les œuvres des Symbolistes et firent connaître en France, notamment Nietzsche, Rudyard Kipling, Wells. Enumérer les écrivains qui collaborèrent au Mercure, ou qui y furent publiés en volumes, serait dresser la liste de tous ceux qui ont un nom dans l'histoire des lettres. Notons seulement que c'est au Mercure que fut édité le premier roman de Pierre Benoit : Kœnigsmark. Alfred Vallette avait épousé en 1899 [sic], Mme Rachilde. Il était âgé de 78 ans.
lundi 30 septembre 1935, p. 2 L'adieu d'Alfred Vallette Le dernier article d'Alfred Vallette qui n'écrivait plus que très rarement paraîtra demain, signé de ses initiales, en tête du Mercure de France. Emouvant témoignage ! Ce texte est un double salut, puisqu'il est le suprême geste public d'Alfred Vallette et l'évocation d'une mémoire particulièrement chère à son cœur et à sa maison : celle de Remy de Gourmont. Ainsi la vie du directeur du Mercure s'achève sur un message de fidélité à l'écrivain qu'il suit dans la tombe vingt ans, exactement, après sa mort. mercredi 2 octobre 1935, p. 2 DEUILS En l'église Saint-Sulpice ont été célébrées, hier, les obsèques de M. Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, officier de la Légion d'honneur. La levée du corps a été faite et l'absoute donnée par le chanoine Constantin, curé de la paroisse. De belles couronnes étaient adressées par les rédacteurs du Mercure de France, la chambre syndicale des libraires de France, les Messageries Hachette, l'Assistance aux blessés nerveux de la guerre en souvenir de Louis Dumur, etc. En l'absence de Mme Alfred Vallette (Rachilde), souffrante, le deuil était représenté par M. et Mme Robert Fort, fille et gendre du défunt, et Mme Albane Masson, sa cousine, auxquels s'étaient joints MM. F.-A. [sic] Hérold et Georges Duhamel, administrateurs du Mercure. Parmi la nombreuse assistance : M. Jean-Emile Bayard, représentant M. Mario Roustan, ministre de l'éducation nationale ; M. P. Cathala, ministre de l'agriculture ; MM. Henri de Régnier, André Chaumeix, de l'Académie française ; Mme Japy de Beaucourt, Mme J. Lecomte du Nouy, MM. Paul Fort, Léon Riotor, Francis de Croisset, E. de Nalèche, Edmond Pilon, Lugné-Poe, Alfred Mortier, Mme Aurel, MM. Ch.-Henry Hirsch, J.-H. Rosny aîné, Ernest Raynaud, Mme Judith Cladel, MM. Eugène Fasquelle, Firmin-Didot, P.-V. Stock, Baudinière, Flammarion, Léon Bocquet, André Thérive, Paul Larochelle, Robert de Souza, Carlos Fischer, Jacques Daurelle, Jean Dorsenne, P.-P. Plan, Léon Deffoux, Saint-Georges de Bouhélier, Frédéric et Marcel Rouff, Paul Léautaud, Léon-Paul Fargue, J. Baillière, etc. L'inhumation a eu lieu au cimetière parisien de Bagneux, où des discours ont été prononcés par MM. Hérold, Georges Duhamel et Dumesnil. jeudi 3 octobre 1935, pp. 1 & 3 Chronique : Alfred Vallette ou le clairvoyant Il était debout dès l'aube et bien avant l'aube en hiver et c'est peut-être pourquoi, réveillé moi-même par maintes pensées tourmenteuses, j'écris cet article à la dernière heure de la nuit. Il me disait : « Rien ne vaut le travail matinal. Je dors un peu après le déjeuner, ce qui me réussit très bien. Comme cela, j'ai deux matins. » Deux matinées de travail, il ne lui en fallait pas moins pour tout ce qu'il avait à faire. Assis devant son bureau, sous la flamme ronronnante du bec Auer, il était à son poste d'observateur. Cette lampe démodée que nous allumerons encore ce soir éclairait fort bien le siècle. Elle jetait aussi, sur le visage des hommes, cette honnête et vive clarté dont Alfred Vallette a fait si bon usage. Le Mercure de France fut et demeure, en effet, pour l'époque, un excellent poste d'observation. C'est une revue littéraire, sans doute, mais c'est aussi une encyclopédie permanente. Tout y est jugé. Tout y laisse trace et témoignage : les événements, les hommes et les ouvrages. Dans aucune autre publication française il n'existe quelque chose de comparable à cette chronique de quinzaine qui touche à toutes les catégories de la connaissance. Le visiteur de hasard avait sans doute quelque peine à comprendre ce que représentaient, dans le monde de l'esprit, cette étrange maison et ce robuste vieillard. Parce qu'il y avait un peu de poussière sur les rayons des bibliothèques, parce que le téléphone n'avait pas encore fait entendre son appel insolent dans le cabinet d'Alfred Vallette, pour ces raisons et pour plusieurs autres, le passant mal instruit croyait possible de sourire. Alfred Vallette n'était ni sceptique ni retardataire. Il était le bon sens incarné dans une époque de confusion, de conformisme et d'affolement. Il détestait l'erreur, la sottise, l'à peu près, le hasard. Les grands événements de la guerre et de l'après-guerre, il les a jugés avec une froideur admirable. Il ne refusait pas de marcher : il refusait d'être emporté, roulé, balayé comme un fétu. Je l'approuve de tout mon cœur, et c'est par hommage exprès qu'en 1930 je lui ai demandé d'accepter la dédicace de mon livre Scènes de la vie future. Nul mieux que lui ne pouvait comprendre cette critique de la civilisation et en découvrir le sens. Si Alfred Vallette était mort en 1928, je l'aurais célébré du même cœur, mais il m'aurait été plus difficile de démontrer l'excellence de son jugement et de sa méthode. Aujourd'hui, tout proclame cette excellence. Pendant que le monde s'abandonnait au vertige de la prospérité, Alfred Vallette a gouverné sa maison avec une modération que je tiens pour exemplaire et que l'on a pu dire excessive. Dois-je déclarer que, pour celui qui a des responsabilités, la modération me semble la plus belle forme de l'audace. Cette maison est restée un refuge d'ordre et d'économie. Vallette savait très bien que ce que l'on appelait « la prospérité » n'était qu'une époque de déséquilibre et que cette époque passerait. Il ne se croyait pas immortel, ainsi que me le disait hier Rachilde avec un douloureux sourire. Non, il ne se croyait pas immortel, mais une expérience, même une expérience de dix années, ne l'effrayait pas énormément. Quand la crise est venue, quand le désarroi, jour à jour, a gagné le monde, Alfred Vallette a continué de mener sa maison de la même main ferme et prudente ; en outre, il a commencé de faire quelques tentatives pour reprendre le rythme de la vie normale. A l'heure où tant de maisons hésitaient et songeaient à fermer leurs portes, Alfred Vallette a tranquillement ouvert la sienne. Une raison si persévérante ne doit pas paraître glacée. Cette cervelle bien faite était une cervelle humaine. J'étais un tout jeune homme quand Alfred Vallette me pria de bien vouloir lui faire visite. « Pierre Quillard vient de mourir, me dit-il, voulez-vous lui succéder dans ses fonctions de critique littéraire ? Vous n'êtes pas obligé de prononcer l'éloge funèbre du défunt. Ici on n'est pas sentimental. » Cette parole, il m'est arrivé, vingt ans plus tard, de la rappeler à Vallette en ajoutant, instruit que j'étais par une longue fréquentation : « Ici on n'est pas sentimental, mais on est charitable. » Je viens d'écrire Vallette, tout court. Je n'en ai pas l'habitude. Pour la première fois, hier, devant sa tombe ouverte, je l'ai nommé mon ami. Il était mon ami depuis vingt-cinq ans : un ami à la fois paternel et fraternel. Il m'avait, depuis quelques années, donné part à l'administration de sa maison. Je ne l'ai jamais appelé autrement que Monsieur. Ce simple mot peut contenir beaucoup d'affection et de respect. Georges Duhamel.
samedi 5 octobre 1935, p. 5 [Le Figaro Littéraire]
Propos du Samedi : Mardi matin, rue de Condé, le nombre et la qualité du rassemblement parisien que les obsèques d'Alfred Vallette avaient suscité témoignaient que ce n'est pas une œuvre vaine que de vouer sa vie aux lettres. Cette foule d'amis représentait exactement sous l'aspect de plusieurs centaines de figures diverses, ce que la littérature avait été pour le directeur-fondateur du Mercure de France : une réalité supérieure, qui vaut assez en soi pour que ce qu'il peut s'y ajouter de gloire mondaine soit négligeable. Toute pompe officielle était absente de ces funérailles. Mais les élites qui étaient là s'y trouvaient en tant qu'élites. Tel académicien n'était pas reconnaissable à l'uniforme lauré de vert, car il ne l'avait pas arboré. Mais sous le porche du Mercure, auprès du cercueil où gisait celui qui avait été le maître de la maison du symbolisme, il était tout simplement un des grands poètes de la France contemporaine, ce qui est probablement une plus sûre garantie d'immortalité. C'est un bien grand mot que celui-là, et tous les efforts que les hommes font pour survivre ne doivent pas les leurrer sur les chances qu'ils ont d'y parvenir ici-bas. Je pense au mot de Mme Rachilde sur Vallette que M. Georges Duhamel rapportait avant-hier dans ce journal : « Il ne se croyait pas immortel. » Il n'empêche que, mardi matin, l'émotion que les amis d'Alfred Vallette ressentaient de sa mort était accrue du sentiment qu'ils éprouvaient au sujet de son œuvre. Un sentiment où l'espoir et l'anxiété étaient mystérieusement mêlés. Une phrase était sur toutes les lèvres : « C'est toute une époque qui s'en va. » Mais aussitôt, au fond des cœurs, une voix intérieure répondait : non. Une époque, le Mercure ? Une époque, le symbolisme ? Sans doute par l'aspect des choses. Mais les choses qui comptent valent pour leur vie profonde. Elles portent en elles quelque chose qui ne vieillit pas, partant qui risque moins de mourir. Des hommes de toutes les générations se mêlaient aux contemporains du symbolisme pour suivre les funérailles d'Alfred Vallette. On ne pouvait pas ne pas se souvenir, en les voyant, que le Mercure de France a toujours été lu par la jeunesse intellectuelle, au moins par celle qui est fervente de poésie. Alain Fournier et Jacques Rivière ont dit comment, vers 1905, des étudiants et des lycéens se cotisaient pour en acheter les fascicules. La vieille maison du Mercure, dont la poussière et les coutumes d'autrefois sont devenues légendaires, possède la jeunesse la plus sûre : la jeunesse d'âme. L'amour de la poésie lui a valu ce privilège. C'est ce que le symbolisme avait au fond d'essentiel, par delà des procédés et des modes d'expression. C'est le talisman qu'en mourant Alfred Vallette a légué à ses successeurs, et qui fait que son œuvre ne mourra pas avec lui. C'est bien le moins que les hommes qui ont tout ordonné par rapport aux valeurs de l'esprit ce qui est l'ordre véritable aient plus de chance de mettre ce qu'ils ont accompli à l'abri des accidents matériels (leur propre mort étant le plus sûr de tous). Quand l'univers aura achevé de faire faillite, on s'apercevra que les valeurs morales sont encore le placement le plus sûr. Cela apparaît lumineusement, en tout cas, à ce tournant de l'histoire du Mercure, qui est aussi un chapitre important de notre histoire littéraire. M. Georges Duhamel a dit quel trésor impalpable mais certain Alfred Vallette, avec ses amis, avait ainsi capitalisé dans l'hôtel vétuste de la rue de Condé. Sa modestie ne permettait pas d'ajouter que dans ce groupe d'hommes passionnément fidèles à la haute idée qu'ils se sont faite du culte des lettres et des arts, il a mérité depuis longtemps d'occuper une place de choix. Il n'y avait pas de plus haute raison pour qu'il fût appelé à la succession d'Alfred Vallette, à la direction du Mercure de France. On peut dire que la relève se fait du meilleur au meilleur. A l'amour des lettres qu'il tient de l'héritage symboliste, le nouveau directeur joint un sens de son siècle, si je puis ainsi parler, qui n'est pas moins nécessaire, aujourd'hui, à un poste de direction intellectuelle. Que l'auteur de Civilisation et de Scènes de la vie future se trouve à la tête du Mercure, voilà une opération de continuité à peu près parfaite, où la durée est renforcée par le rajeunissement. C'est une des réussites les plus rares dans les choses humaines. Quand tant de choses humaines vont si mal, il est salutaire que ce soit dans un des coins de Paris où depuis cinquante ans le culte de l'esprit est en honneur que cet exemple nous soit donné. André Rousseaux. LE TEMPS lundi 30 septembre 1935, p. 3 Nécrologies : ALFRED VALLETTE Alfred Vallette, fondateur du Mercure de France, est mort à l'âge de 78 ans. Depuis 1890, année où parut le premier numéro de la revue qui devait connaître la célébrité que l'on sait, Alfred Vallette n'avait cessé de s'intéresser à tous les mouvements d'idées, et plus, d'en être le commentateur impartial. A l'origine, il avait groupé autour de lui des hommes comme G. Albert Aurier, Jean Court, Louis Denise, Edouard Dubus, Louis Dumur, Rémy [sic] de Gourmont, Julien Leclercq, Ernest Reynaud [sic] , Jules Renard, Albert Samain, appartenant pour la plupart au mouvement symboliste. Le cercle s'étendit et le Mercure s'ouvrit à toutes les activités intellectuelles, qui furent étudiées et commentées dans les fameuses « Revues de quinzaine ». Tout ce qui intéressait la pensée contemporaine dans le domaine théâtral, littéraire, et sur le plan social, allait être ainsi recueilli. Ouvert à toutes les idées, Alfred Vallette entendait les faire connaître, les soumettre à la discussion. Loin de se borner aux mouvements de la pensée en France, il étendait sa curiosité à toutes les manifestations intellectuelles du monde et il entendait que le Mercure de France en fût le reflet. Excellent administrateur, Alfred Vallette, qui avait épousé Mme Rachilde, fonda à côté de la revue les éditions du Mercure de France. Il s'attacha d'abord à faire connaître l'œuvre des symbolistes, mais, en raison même de la ligne suivie par sa revue, donna l'hospitalité à de grands étrangers. C'est ainsi que nous lui devons notamment la connaissance d'écrivains comme Rudyard Kipling, Wells et Nietzsche. On nous communique : M. Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, est mort à Paris, le samedi 28 septembre. Il était né en 1858, à Paris. Il dirigeait le Mercure de France depuis sa fondation, c'est-à-dire depuis 1890. L'inhumation aura lieu mardi matin, 1er octobre, dans le caveau de famille, au cimetière de Bagneux. Le départ du cortège est fixé à 10 h 30, à la maison mortuaire, Mercure de France, 26, rue de Condé.
mardi 1er octobre 1935, p. 1 En marge J'avais dessein de rappeler quelques-uns de mes souvenirs sur Rémy [sic] de Gourmont, qui décéda en septembre 1915, quand on m'apprit la mort d'Alfred Vallette. Mon propos en est confirmé. Ces deux hommes se connurent, se comprirent, se supportèrent, s'entr'aidèrent pendant trente-cinq années. Incrédules l'un et l'autre au miracle des nouvelles écoles littéraires, ils ont, non pas fondé, mais établi le symbolisme. Gourmont, paradoxal, avait l'intelligence pénétrante des réalités. Vallette, manieur du temporel, avait le sens des littératures. La publication du Mercure de France commença à la fin de 1889, de jeunes écrivains y contribuant chacun pour cinq francs par mois. Rémy de Gourmont fournit à cette revue des raisons de survivre ; Alfred Vallette en inventa les moyens. L'éditeur ingénieux et tenace avait été auteur. Dans les feuillets de l'éphémère Scapin, il avait prédit l'insuccès au symbolisme naissant. Vers la même époque, il donna un roman, Le Vierge, qui semble n'avoir été que l'essai morne d'un novice. Puis une autre mince revue, la Pléiade, prit le titre de Mercure de France. Gourmont raconte dans ses « Souvenirs du symbolisme », écrits vingt-cinq années plus tard pour le Temps, que le poète Louis Denise lui proposa de s'associer à l'entreprise dont la fortune était confiée à Alfred Vallette : « C'est, me disait-il, à peu près, un esprit solide, sans envolées lyriques, mais à la vision nette, et qui sait mesurer les choses et les hommes, les estimer à leur valeur. Avec lui, nous ne nous perdrons pas dans les nuages, nous resterons dans les contingences. C'est de plus un garçon assez autoritaire, ce qui n'est pas mauvais, même pour mener une toute petite revue. S'il est possible qu'une telle chose se développe et réussisse, lui seul peut influencer le destin. » Dans le IIe Livre des Masques, Rémy de Gourmont avait déjà dit : « Identifié dès la naissance du Mercure de France avec la revue qu'il avait nettement contribué à faire naître, M. Alfred Vallette en est devenu, par la suite, le fondateur réel, puisque toutes les pierres au-dessus de la première ont été touchées par ses seules mains, et puisqu'il y représente, depuis le premier coup de marteau, le principe de continuité, qui est le principe même de la vie. A partir donc du moment où il assuma cette charge, sa littérature a été tout en actes ; il n'a plus exercé qu'une imagination pratique, une critique à conséquences immédiates et certaines. » Le « masque » de Vallette, dessiné par F. Vallotton, nous montre une figure du siècle, avec des traits d'énergie et un regard droit. Quand j'ai connu ce réalisateur dans les bureaux vermoulus de la rue de Condé, ses cheveux étaient blancs, sa parole simple et claire. On s'expliquait, à le voir et à l'entendre, qu'il eût ordonné et perpétué l'effort de poètes dissemblables, rassemblés seulement, tout d'abord, par leurs illusions juvéniles, illusions que cristallisèrent ensuite en système littéraire l'indifférence et la moquerie qui les accueillirent. Le talent de Vallette avait été d'avoir su choisir parmi eux, non peut-être les meilleurs, mais les plus persévérants. Son génie d'éditeur était d'avoir greffé, sur le tronc frêle du Mercure, des branches et des fleurs vivaces qui en renouvelaient la sève. Il en fit une sorte d'encyclopédie des nouveautés spirituelles, et si le baroque s'y mêla avec l'original, du moins le médiocre en fut-il presque toujours exclu. Vallette, administrateur adroit de biens littéraires, ne cessa point d'avoir du goût dans l'esprit. Je sais que Rémy de Gourmont inspirait volontiers ses préférences, et que tous deux collaborèrent à maintenir et à fortifier l'édifice. On peut relever, dans cette communauté de leurs deux volontés, une ironie du sort, quand on assista au drame que fut la vie affligée de Gourmont qui, s'il écrivit « pour clarifier ses idées », dut aussi s'y acharner pour éviter l'indigence. Mais, comme il disait, « l'important est que l'intelligence soit ». JEAN LEFRANC. mercredi 2 octobre 1935, p. 3 LES REVUES Le Mercure de France est en deuil de son directeur, Alfred Vallette, décédé samedi, alors que, en dépit de ses 78 ans, il demeurait vaillamment attaché à ce qui fut le grand labeur de sa vie. Avec Alfred Vallette disparaît un des derniers représentants d'une époque qui marqua fortement dans le mouvement général de la littérature française, l'époque, entre 1890 et 1900, des revues d'avant-garde, le Mercure de France, la Revue Blanche, l'Ermitage de Henri Mazel, la première Plume que dirigeait Léon Deschamps. Le Mercure seul survécut aux remous de la mêlée symboliste et, grâce aux efforts d'Alfred Vallette, à sa compréhension des idées et des hommes, à son caractère aussi, d'une droiture absolue, il fit de cette revue de « jeunes » qu'était le Mercure de France à ses débuts une œuvre vivante et durable, une force qui pendant plus de quarante ans n'a jamais faibli dans la mission que lui avait assignée son fondateur. Alfred Vallette était l'homme qui n'avait jamais peur des idées, si hardies fussent-elles, parce que son bon sens, son sang froid, son inflexible raison lui permettaient toujours de procéder aux mises au point nécessaires. Ceux qui ont connu le Mercure de France de la première période, entre 1890 et 1898, quand il était installé dans un petit appartement de la rue de l'Echaudé, se souviennent des luttes passionnées pour des idées souvent excessives, parfois fausses, mais toujours généreuses, qui marquaient les discussions des hommes chevelus qu'étaient les « jeunes » d'alors. Dans le bureau de rédaction tendu de rouge, sur le mur du fond, face à la table de travail de Vallette, et surmontant un émouvant portrait de Villiers de l'Isle-Adam, étaient suspendues deux magnifiques épées de combat, que l'on décrochait quand l'un ou l'autre collaborateur de la revue allait sur le terrain car c'était un temps où on s'alignait volontiers pour un mot trop vif dans un article, pour une « rosserie » trop osée dans la fièvre des polémiques. Les « mardis » du Mercure, auxquels présidait Mme Alfred Vallette, la spirituelle Rachilde, étaient sans doute, il y a une quarantaine d'années, l'endroit de Paris où l'on remuait le plus d'idées, de passions, de chimères, et aussi de dures réalités. Quand les années passèrent et que les hommes de cette génération se dispersèrent dans tous les milieux, chacun suivant sa propre route, Alfred Vallette demeura à son poste, tenace et laborieux, se consacrant tout entier à l'œuvre qui était surtout sa création et dont il voulait qu'elle fût, sans fracas, une fenêtre toujours largement ouverte sur la vie littéraire, intellectuelle, morale et sociale du vaste monde. Avec lui disparaît, pour beaucoup d'écrivains de cette génération, l'ami le plus sûr, qui leur rappelait ce qu'il y eut peut-être de meilleur dans leur effort et dans leur ardente et tumultueuse jeunesse. On peut dire que Vallette est mort la plume à la main : en tête du numéro du Mercure de France, qui a paru ce matin on trouve une préface de lui à une série d'articles consacrés au vingtième anniversaire de la mort de Rémy [sic] de Gourmont. Ainsi Alfred Vallette a été frappé en pleine vigueur intellectuelle, en pleine puissance de travail, ce qui pour tout homme de pensée et d'action est la fin la plus noble et la plus digne d'envie. |