Des reproductions des cafés évoqués, datant de l'époque de Gourmont seraient les bienvenues.

Dans le monde des artistes, on ne dit plus le bistrot ; il y a belle lurette que mastroquet n'existe plus, ce mot mourut au temps du symbolisme et le dernier à qui je l'ai entendu dire est Rémy de Gourmont. On dit maintenant : « Allons chez un tel, c'est une petite boîte où on bouffe bien. » (Apollinaire)


Il entra dans un café et, poussant à l'extrême sa bravade brutale, écrivit, afin de se railler jusqu'au sang, d'étranges vers et faux exprès, que des lectures égyptiennes lui avaient suggérées (Sixtine).

Disons-le tout de suite, c'est à ses cafés que Saint-Germain-des-Prés doit tout. La fortune lui fut promise du jour qu'un magasin de nouveautés, à l'enseigne des « Deux magots » ferma ses volets bientôt relevés par un limonadier conservant du passé calicot les deux Chinois de bois peint et doré. Vint aussi Lipp, le brasseur des bords du Rhin, Lipp à qui succéderait Marcellin Cazes. Et n'est-ce pas Sous le Signe de Flore que conta ses souvenirs de ligueur à ses débuts Charles Maurras, habitué du café qui fait l'angle du boulevard et de la rue Saint-Benoît, où siégeait aussi Rémy de Gourmont, le penseur, le sage, la grosse tête du « Mercure de France » ? (André Salmon).

Léo Larguier a fui le Flore. C'est par par pure délibération en rien fondée sur le fait. Il aurait tout loisir d'y méditer en paix, autant que Rémy de Gourmont, s'il revenait parmi nous, lecture faite de la plaque apposée sur sa maison de la rue des Saints-Pères, non loin d'un célèbre éditeur, trouverait toutes commodités, au milieu de la cohue existentialiste, bien plus voyante qu'elle n'est bruyante, pour dépouiller tous les journaux du matin, comme c'était sa coutume, à l'heure que les gens sérieux de son époque ouvraient le seul journal respectable du soir : Le Temps (André Salmon).

C'est Louis Dumur qui, un soir de la fin de 1889, au café François 1er avait eu avec Edouard Dubus et G.-Albert Aurier la conversation d'où résulta la résurrection du très ancien Mercure de France. Les trois jeunes gens tombèrent d'accord pour proposer à Vallette la direction de la nouvelle revue. Après un quart d'heure de réflexion, Vallette accepta et alla chercher Albert Samain et Louis Denise, qui amena Remy de Gourmont. Jean Court fut recruté par Dubus, Julien Leclercq par Aurier, Ernest Raynaud par Dumur et Jules Renard par Raynaud. L'assemblée constitutive se tint au Café Français, près de la gare Saint-Lazare, et le 25 décembre parut le premier numéro du Mercure de France daté de janvier 1890.(A. Billy)

Cendrars avait une nature d'archiviste. Comme Remy de Gourmont, il voulait tout savoir. II ne connaissait pas personnellement Gourmont, et il était trop timide pour l'approcher, mais il savait que cet ermite de la rue des Saints-Pères faisait tous les jours une promenade sur les quais, s'arrêtait devant chaque bouquiniste, et terminait son trajet à la terrasse du café les Deux Magots. Quand Cendrars avait des sous, il se postait toujours à la terrasse pour l'observer. Il nous déclara un jour, après la lecture des Promenades littéraires : « Cet homme m'a tout volé, tout ce que je pouvais savoir. Partout où je me traîne, il est déjà passé avant moi, et il a ramassé tout ce qu'il y avait à apprendre. Cet homme est un désastre pour moi, et surtout, surtout parce qu'il a découvert avant moi Villon et Lautréamont. » Cendrars caressait le mythe d'être un « découvreur » (E. Szittya).

— Soyez prudent, lui dis-je, vous allez vous faire bigorner, il y a des bons tireurs en face. Ne vous faites pas repérer...

— Alors, me dit-il en clignant de l'œil, vous ne vous souvenez pas ? Il n'y a pas si longtemps que ça...

— En effet, j'ai comme un vague souvenir, nous avons déjà dû nous rencontrer...

— Je vous le donne en mille.

— J'en donne ma langue au chat.

— Allons, je vais vous aider. C'était à Saint-Germain-des-Prés...

— ... ?...

— Au « Café de Flore »...

— Au « Café de Flore » ?...

— Voyons, deux, trois jours avant la déclaration de la guerre...

— Attendez !... j'y suis... vous étiez à la table du fond, la table d'angle, vous étiez en grande conversation avec Rémy de Gourmont... Quand je suis entré...

— C'est ça. Vous y êtes... et je n'ai jamais oublié, Blaise Cendrars, l'histoire du lépreux que vous nous avez racontée...

— Je me souviens. Rémy de Gourmont était très impressionné par un article du « Temps » qui donnait la statistique des lépreux dans le monde et parlait d'une recrudescence de la lèpre en France. Alors, je lui ai raconté l'histoire du lépreux dont je m'étais débarrassé en lui faisant absorber une jatte de lait. C'est le premier homme que j'ai tué. J'étais tout gosse...

— Et depuis, vous avez fait mieux, je pense. Vous permettez ?...

Et l'agent de la Sûreté tira encore un coup de fusil.

— Que je suis content d'être ici, me fit-il. C'est chic, la guerre... (Blaise Cendrars)

Nous arrivions donc, chevauchant les plus capricieuses médisances, au café Caron. C'était un établissement singulier, tout à fait à l'ancienne mode, un salon plutôt qu'un café. On y défendait les jeux bruyants, tels que dominos ou jaquet. La pipe en était prohibée sous peine d'exclusion et les conversations à trop haute voix, mal tolérées. Renommé encore pour sa cuisine, ce café, qui avait eu des jours de gloire, ne voyait plus que de rares clients s'asseoir sur ses divans de velours rouge : un vieux rédacteur de l'Univers, nommé Coquille, qui grimaçait dans son coin ; un juif polonais, Rabbinovicz, qui composait là une grammaire hébraïque, étalant sur sa table quantité de graisseux papiers ; un comte italien, correspondant de journaux, qui, entré au café à midi, en sortait à minuit, sans avoir cessé de remuer et de grommeler ; le rédacteur à tout faire de la maison Didot, Louisy, un petit vieux alerte et malin, jaune et grêlé, qui buvait de l'absinthe en dévorant le Temps, sans jamais lever les yeux ; des ecclésiastiques, des carabins échappés de l'hôpital de la Charité, de rares militaires, quelques employés et commerçants du quartier ; Paul Arène, un conteur qui rivalisa un temps avec Alphonse Daudet, le poète Georges Lafenestre, muni d'un énorme cigare, Eugène Veuillot au regard aigu. Ce petit monde bien sage était servi par un unique garçon, à moitié impotent, à la fois obséquieux et quinteux, solennel et familier. Dans cette maison, on buvait d'authentiques liqueurs et notamment du véritable bitter hollandais, que Huysmans aimait, et qui me ravageait l'estomac. Nous y passions une heure agréable. Tous ceux qui ont fréquenté le café Caron en ont gardé le souvenir. Huysmans en a tracé, dans ses Habitués de café, un croquis inoubliable, de la plus pittoresque, de la plus amusante exactitude. Un jour, nous le trouvâmes fermé : la faillite avait passé par là. Alors, en revenant de l'Intérieur, nous nous arrêtâmes à moitié chemin, au café des Ministères. Parfois, quand nous devions dîner ensemble, généralement place Saint-Sulpice, chez un marchand de vin des plus soigneux, nous poussions jusqu'au café de Flore, lequel avait hérité d'une bonne partie de l'ancienne clientèle du Caron. Il était bien amusant, en ce temps-là, avec, au milieu de la salle blanche, sa colonnette surmontée d'une corbeille de fleurs, toujours fraîches, les fleurs de la déesse ! (Souvenirs sur Huysmans)

Autres poètes, autres bustes. - La place leur devient mesurée. J'entendais donc dire l'autre jour qu'on pourrait orner de leur effigie les lieux mêmes qu'ils ornèrent le plus souvent de leur présence. L'on verrait ainsi Moréas, sur un piédouche, au café Vachette ; la Closerie des Lilas serait, d'un commun accord, réservée à Paul Fort. Qui sait, si Verlaine avait eu son buste et sa gaine au François Ier, cela aurait peut-être préservé ce café de la destruction ? Je ne vois nulle irrévérence dans cette idée. Ne voit-on point aux foyers et promenoirs des théâtres les images en marbre des auteurs célèbres de la maison où retentit leur parole ? Et les cafés de la Rive Gauche ne furent-ils pas et ne sont-ils pas les portiques modernes ? Je le jurerais : l'Art Poétique de Verlaine a été écrit au café. C'est au café que Moréas, qui je le crois composait de mémoire, lançait ses vers nouveaux et plus d'une ballade française est née à la Closerie. Il est peut-être sorti des cafés et des brasseries plus d'œuvres mémorables que des bibliothèques, ces vastes tombeaux. Je connais un homme de science qui va y écrire ses articles de biologie et je sais qu'un philosophe y a conçu et en partie rédigé des études importantes. C'est que le café offre au rêveur et au méditatif la solitude modérément bruyante qui nous convient le mieux. Et puis le café est un endroit où on se sent libre, souvent plus libre que chez soi. On s'y réfugie également contre l'isolement et contre la promiscuité du ménage. Le café est aussi le lieu idéal pour les disputeurs, les discoureurs, les teneurs de cercle, les prêcheurs d'esthétique. L'âme des jeunes gens y est plus docile, s'y plie mieux à la bonne parole. Toutes les révolutions littéraires ou politiques sont nées au café. (432e épilogue)

Je me souviens maintenant de notre dernière promenade, le 15 juillet, le long des quais de la Seine, sa promenade la plus aimée et la plus familière ; je revois sa joie de se sentir vivre dans la lumière en cueillant dans les boîtes des bouquinistes, quelque curieuse épave de l'inquiétude humaine. Nous nous sommes assis, à la terrasse d'un café de la Place Saint-Michel, où chaque semaine, nous venions aux belles heures de l'après-midi, regarder passer la vie. Chaque fois, il en rapportait quelques images fraîches, que l'on retrouverait dans ces pages mêmes. On venait, ce jour-là, d'élaguer quelques arbres du boulevard, des branches gisaient sur le sol : mon frère se pencha, cueillit une petite branche, encore vivante, et la regarda longtemps. Il me dit : « Une feuille, c'est plus beau qu'une fleur, et plus varié... » Nous rentrâmes dans la lumière plus calme de six heures. Il ne devait jamais plus sortir de sa bibliothèque. Je songe aujourd'hui que cette branche de platane qu'il a caressée, aura été pour lui le dernier parfum de la nature (Jean de Gourmont).