André Guillon, « Louis Beuve », Les Normands de Paris, 1er Janvier 1933

LOUIS BEUVE

Un Normand parmi tous les Normands. Normand de Coutances. C'est tout dire. On dit dans tout le Cotentin : « Fier comme un Coutançais ». Fier, Beuve l'est au-dessus de lui-même. Personne n'est plus amène et d'un abord plus cordial, mais il plante sa fierté normande comme un oriflamme royal. Pour tout ce qui touche à la Normandie il ne transige pas. Sa pensée éclate. Fier, il ne l'est pas pour lui. Il l'est pour sa race tout simplement. Beuve, un des rares qui écoutent encore, s'élevant au-dessus des flots et trouant la tempête, le chant rauque des hommes aux poils rouges, aux yeux bleus, le chant des rameurs vikings, ses ancêtres.

Il l'écoute ; il le note ; il l'interprète dans la vieille langue oubliée et presque honteuse, que l'on chasse de partout, même à l'école, de l'âme des enfants ; il l'interprète avec les vieux mots d'autrefois dont le vol se mêlait à l'envoi des coiffes paysannes, ces mots qui, à la veillée, après le travail du jour, silencieusement fait, heurtaient, tels des oiseaux effarouchés, les vieux meubles normands.

Comme Barbey d'Aurevilly, Beuve serait en droit d'écrire : « La patois, la langue merveilleuse de mon pays. Je suis plus patoisant que littéraire et encore plus Normand que Français ».

Car le patois de Beuve s'allie par plus d'un tour à la langue vénérable du grand trouvère Robert Wace, l'auteur de la chanson du Rou.

Je dis et dirai ke je sui
Wace de l'isle de Gersui.

Mais Beuve, depuis trop longtemps se tait. Il ne dit pas qui il est. Pour un peu, on l'oublierait. Entendons-nous, on chanterait toujours ses chansons, mais on oublierait son nom. Or, il n'est pas à l'heure présente, de plus grands poète bas-normand que le Rédacteur en chef du Courrier de la Manche, né à Quettreville, près de Coutances, il y a 62 ans sonnés à son clocher natal.

Beuve fut un paysan. Il reste l'un d'eux. La ville ne l'a pas changé, ni le veston qu'il porte à la place de la blouse. Il a leur parler, leur réalisme, leur simplicité. Dans « Adieux d'une graind'mère à son fisset, loué p'tit valet l' jour de la Saint-Quai », écoutez donc « la vûle Cath'raine » remercier, tout en s'attablant, la maîtresse qui lui propose la collation.

D'mouégi, j' s'rai bi débaôchie ;
J' nai guèr' fâim, vous savêz bi !
Je n' prendrai ri qu'eunn' bouchie ;
Ri qu'pour fair' mainn' d'y touqui...
Lôs ! qu'vos avâez du boun baire !
Si j'n avais – noun peut m'craire –
Un pot coumm' cha d'teimps en teimps
J'irais bi jusqu'à chent ans !

Beuve n'atteint-il pas ici la plus grande vérité ? Cette vérité-là, il l'atteint toujours. Et c'est pourquoi « la Vendeue », « la Vule eghyse », toutes les « chansons » de Beuve chantent dans tant de mémoires. Mais c'est aussi parce que Beuve s'y est mis tout entier, carrément, sans fausse timidité, comme dans sa « grande lainde de Lessay ».

L' Boun-Guieu t' byi'n minse à ta pièche,
Lainde paôsae là coumm un mu
Pour partagi l' pays qui prêche
D' l'aveisinag' de cheux de sû !
Rein' des fâes au dû visage,
Rein' des goublins que nou r'doutait,
Ch'est tel qui gard'les vûl' z'usages
D' z'houmm' du Nord ès, biaôd de droguet,
O ma bell' lainde, graind' comme le mé,
O ma Graind-Lainde de Lessay !

Beuve est un frère normand de Mistral. La chance seule lui a manqué pour atteindre la gloire, cette gloire qu'il mérite et dont il fait fi, préférant, comme dit Poinsot « entendre un paysan siffler une de ses chansons au retour du marché ou de la foire aux chevaux. »

[texte communiqué par Franck Liebart]