Eloge de Paul Blier publié dans le Bulletin de l'association des anciens élèves du lycée de Coutances en 1902 :

M. Paul-Romain BLIER, né à St-Lo [Saint-Lô] en 1822, fit ses études au collège de St-Lo. Reçu bachelier ès lettres, il fut nommé maître d'études au collège royal de Caen en 1842, puis successivement professeur au collège de Valognes en 1846, et au collège d'Argentan en 1849; en 1861 il était chargé de cours au Lycée de Coutances, d'abord en troisième classique jusqu'en 1872 et en seconde jusqu'à sa retraite en 1884.

M. Blier fut un éducateur incomparable : ses habitudes d'ordre, de régularité et de travail, sa parole mesurée, sa sérénité d'âme, une philosophie douce qui l'inclinait à la bienveillance, la dignité de sa vie, son maintien grave et jusqu'à son écriture, bien dessinée et nette comme sa pensée, tout en lui pouvait être proposé pour modèle à ses élèves. Et cet enseignement personnel et vivant, le seul qui porte des fruits, il le donna pendant quarante-deux ans aux jeunes générations dont il eut mission de former les habitudes, le caractère et l'intelligence. C'était de plus un esprit fin et délicat, un érudit d'un goût sévère et qui maniait admirablement sa langue. Ses élèves avaient pour sa personne la plus respectueuse estime, et beaucoup, parmi les meilleurs, conservent de son enseignement, toujours documenté et comme empreint de la noblesse de sa pensée, les plus durables et les plus salutaires impressions.

Avant même de quitter les bancs de l'école, M. Blier avait ressenti un vif attrait pour la poésie, et c'est à lire les poètes et à faire des vers qu'il consacrait ses loisirs. Ses débuts furent remarqués et valurent au jeune poète les encouragements des auteurs à la mode, tels que M. Octave Feuillet, dont il fut quelque temps le secrétaire, de Georges [sic] Sand, de Jules Janin, des Goncourt, etc. La grave Revue des Deux-Mondes elle-même allait donner la consécration définitive à cette gloire naissante, en accueillant ses travaux. Mais les nécessités présentes de la vie et l'incertitude de l'avenir détournèrent M. Blier de la carrière d'homme de lettres, et il se voua à l'enseignement. Entre temps il publiait des œuvres souvent couronnées dans les jeux floraux et ailleurs, telles que Mignon, la Légende dorée, et surtout son Poème dramatique sur Jeanne d'Arc, digne de figurer en bonne place parmi les productions modernes inspirées par la vierge de Domrémy. Telle est du moins l'appréciation d'un maître autorisé, l'auteur des Pages intimes et des Poésies populaires, qui, de passage à Coutances, félicita le poète et obtint pour lui la rosette d'officier de l'Instruction publique. M. Blier pouvait donc en s'aidant un peu, légitimement aspirer, comme tant d'autres qui ne le valaient pas, à la célébrité, mais c'était un silencieux et un modeste qui ignorait ou dédaignait l'art de se produire et de se pousser dans le monde. Et voilà pourquoi la plupart de ses vers sont restés en manuscrit et ne sont connus que de quelques intimes. Peut-être un jour seront-ils recueillis par une main pieuse et publiés comme ils méritent de l'être ! Au surplus ce n'est pas aux lecteurs de ce Bulletin qu'il est besoin d'en faire l'éloge : pendant longtemps, les strophes de M. Blier, enjouées ou sérieuses, firent le charme de nos banquets annuels. Et l'année dernière encore nous applaudissions une Odelette et un Sonnet d'une belle facture et d'une haute inspiration morale. Mais hélas ! c'étaient les derniers chants du cygne ! La poésie qui avait été la passion de toute sa vie a fait le charme de sa vieillesse, et comme un soldat sur un champ de bataille, il est mort la plume à la main.

La vie et la mort de M. Blier sont d'un sage : Comme sa modération naturelle et sa raison répugnaient aux extrêmes, il se tint toujours à égale distance des exagérations de vertu des stoïciens et des défaillances morales des disciples dégénérés d'Epicure. S'il vivait ordinairement dans les régions sereines de la pensée et s'il aimait à se hausser jusqu'à l'idéal, il n'oubliait pas qu'il tenait à la terre où trop nombreux sont ceux qui souffrent et qui pleurent, et il se baissait vers eux pour les consoler et les secourir. Conscient de ses devoirs de solidarité envers ses semblables, bon et compatissant pour tous, il ne s'enveloppait pas, comme certains, dans une indifférence égoïste et sceptique. Il s'associait avec bonne grâce à toutes les œuvres publiques de mutualité et de bienfaisance, ce qui ne l'empêchait pas de répandre autour de lui, discrètement et sans bruit, des libéralités peut-être même disproportionnées avec sa fortune personnelle. Plus d'une famille ainsi généreusement secourue sentira vivement sa perte.

Foncièrement libéral en politique, comme en toutes choses, il ne se désintéressait pas des affaires publiques, mais les agitations du forum n'avaient jamais pour lui beaucoup d'attrait et il les abandonnait volontiers à de moins pacifiques ou à de plus ambitieux ; il n'avait pas beaucoup plus de goût pour les distractions à la mode, et préférait la compagnie de ses chers auteurs dont les œuvres garnissaient sa bibliothèque, aux réunions brillantes du monde où l'on s'ennuie. Il était toujours très sensible aux témoignages affectueux qui lui arrivaient du dehors, mais il n'aimait pas à disperser son affection qu'il concentrait sur quelques privilégiés. Il n'eut pas à le regretter, car resté seul à la mort de sa femme, il trouva une famille honorable qui l'accueillit comme un des siens et qui l'a entouré jusqu'à la fin des soins les plus dévoués.

Et puisque c'est une fatalité inéluctable que toute vie humaine doit aboutir à la tombe, regrettons l'ami que nous avons perdu, mais ne le plaignons pas, car il fut plutôt heureux d'avoir vécu quatre-vingts ans, sans infirmités graves et, jusqu'aux derniers jours, en pleine possession de ses facultés intellectuelles.

[document communiqué par Frédéric Piton, novembre 2000]