"Le Grand Hôtel de l'Etoile", poème publié dans la Revue de l'Avranchin, 1886-1887.

LE GRAND HOTEL DE L'ETOILE

"L'auberge aux draps de grosse toile
A coup sûr ne me déplaît pas ;
Mais l'Hôtel de la belle Etoile,
Quel plaisir d'y dormir - sans draps !"

Quand je fis ce vœu téméraire,
Je me tendis un guet-apens,
Mais je ne croyais pas en faire
Si tôt l'épreuve à mes dépens.

Et voilà - grâce au sort espiègle -
Qu'à jeun depuis l'aube et très las,
J'ai couché dans un champ de seigle,
A l'Hôtel de l'Etoile, hélas !...

- Sous les toits de chaume aux fleurs jaunes,
Bâton en main, je vais cueillant
Les contes, les guerz et les sônes,
Redits près de l'âtre, en veillant. -


Un jour de juin, la plaine agreste
Chauffait à blanc ; j'étais à bout.
Ni gens, ni toits... c'était, du reste,
En Cornouaille, - ça dit tout.

Quand à travers la lande aride
J'atteignis, du hasard conduit,
Le gîte où l'appétit me guide,
II était onze heures de nuit.

Et moi de frapper à la porte
Et de prier qu'on m'accueillît.
Une voix cria rude et forte :
- "Que cherchez-vous ?" - "Brave homme, un lit."

- "Je dors, passant. Décampez vite.
Ouvrir à cette heure est malsain."
Et pour quêter un nouveau gîte,
J'allai heurter chez le voisin.

- "Qui frappe à ma porte ?" s'écrie
Le voisin d'un ton courroucé.
"Brave homme, ouvrez-moi, je vous prie !
J'ai faim et je suis harassé."

- "Je veux dormir, allez au diable !
On n'entre pas dans ma maison."
Me faudra-t-il, chose incroyable !
Coucher à jeun sur le gazon ?...

Et de mon lourd bâton, pour arme,
De ci, de là, heurtant, frappant,
J'éveille les chiens au vacarme,
Et l'écho me répond : pan ! pan !

Le bourg résonne à mon tapage;
Mais tout reste clos et scellé.
Chacun fait le mort, et j'enrage...
Fin finale je m'en allai.

Ce méchant village se nomme...
Mais pourquoi vous dire son nom,
Puisque les Bas-Bretons, en somme,
Ont mérité leur bon renom ?

- D'ailleurs ; en été, sur la dure
Coucher dehors n'est pas grand mal;
Et c'est, à défaut d'aventure,
Un incident original.

La nuit m'apportait sous ses voiles
Les parfums des champs exhalés,
Le ciel souriait plein d'étoiles;
Le grillon chantait dans les blés...

Je dormis peu. Ces yeux sans nombre
Ouverts sur moi, ces frais parfums,
Ce grillon même : tout dans l'ombre
Évoquait l'âme des défunts.

- Mais voici que l'aube me jette
Son trait de flamme; et du sillon,
Sonnant le réveil, l'alouette
S'élance en joyeux tourbillon.

Le rouge-gorge lui réplique ;
Et bientôt dans chaque buisson
J'entends, de mon lit bucolique,
Chanter merle, grive et pinson.

Partout babil, chansons, ramage,
Oh ! le doux concert argentin !
Chaque oiselet dans le feuillage
Fait sa prière du matin,

Et moi, pris au charme, je reste
L'oreille ouverte à leurs accords,
Sans me plaindre (je vous l'atteste !)
D'avoir passé la nuit dehors.

- Mais le soleil, naissant à peine,
Embrase les cieux envahis,-
Debout ! et, du mont à la plaine,
Arpentons encor le pays !

Et gaîment, sous la clarté sainte,
A travers la lande aux fleurs d'or
- Tout en ruminant cette complainte -
Je repars, et je dis encor :

"L'auberge aux draps de grosse toile
Est logis pour gens délicats,
Mais l'Hôtel de la belle Etoile,
Pour y dormir, l'on n'en meurt pas.»

Novembre 86

[document communiqué par Frédéric Piton, novembre 2000]