Dodone. La Tour. Deux Rondes. Sur un air flamand, par PAUL BLIER (1) (Caen, H. Delesques).– Poète qui, tel que Soulary (2), vécut toujours en Province et, moins encore que le Lyonnais, ne rechercha jamais une notoriété qu'il aurait pu acquérir en se remuant un peu, l'auteur de cette petite plaquette de vers est l'un des plus intéressants parmi les Parnassiens ignorés et lointains. Voici, de La Tour, des vers qui peut-être le signalent juste et le caractérisent un peu :

... J'étais encore un écolier
Quand j'osai gravir l'escalier
De la Tour d'ivoire du rêve...

... Me voilà vieux ; mon temps s'achève ;
Mais je suis fier – vieux et vaincu -
D'être monté, d'avoir vécu
Dans la Tour d'ivoire du rêve.

Les Deux Rondes, transpositions de deux petits poèmes populaires, sont très charmantes et d'un joli sentiment.

R. G.

(1) Paul Blier (1822-1904). Poète français, il fut aussi le professeur d'anglais de Gourmont au lycée de Coutances, qu'il encouragea à écrire et auquel il fit découvrir la littérature anglaise. Gourmont lui restera très attaché toute sa vie et le fit publier au Mercure de France. Il rédigera une notice sur lui pour l'Anthologie critique des Poètes normandes de 1900 à 1920 de Charles-Théophile Féret, Librairie Garnier frères, Paris, 1920.

(2) Joseph-Marie Soulary dit Joséphin Soulary (1815-1891). Poète français, auteur des Sonnets humoristiques (1858).

Nota bene : cette note de lecture de Remy de Gourmont (Mercure de France, juin 1891) figure dans le n° 1 de la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne (automne 2000) et nous a été communiquée par elle. Les notes sont de la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne.



DODONE

I.

La forêt de Dodone est pleine de murmures.
Le pâtre les écoute ; et, pris d'un vague effroi,
— Car l'air n'a pas un souffle, et l'oiseau se tient coi,
Invisible et muet sous les sombres ramures, —
Il s'arrête, et tout bas se demande pourquoi
La forêt de Dodone est pleine de murmures.

Cette étrange rumeur au sens mystérieux,
Animant des grands bois l'éternel crépuscule,
Avec la sève à flots sous l'écorce circule
Et devient un langage au verbe impérieux :
Car la fibre accentue et la feuille articule
Cette étrange rumeur au sens mystérieux.

La grande voix qui sort des mobiles feuillages
Éclate, et jette à l'homme, en accents surhumains,
Un oracle, pour guide en ses obscurs chemins :
Et le fils de Kronos, assembleur de nuages,
Semble avoir emprunté, pour parler aux Humains,
La grande voix qui sort des mobiles feuillages.

— Sous tes chênes divins, ô Dodone, a passé
Plus d'un rêveur sacré que ton mystère attire.
Ta tristesse, à leur vue, essayait un sourire ;
Et l'oiseau somnolent, la source au flot glacé
Ont chanté, quand Linus, faisant vibrer sa lyre,
Sous tes chênes divins, ô Dodone, a passé.

La forêt fatidique aux ombres solennelles
Lui parlait, l'inspirait ; et Linus, à sa voix,
Pressentait la cité, la justice, les lois
Et la paix succédant aux luttes fraternelles :
Vœux, espoirs, visions qu'évoquait à la fois
La forêt fatidique aux ombres solennelles.

Dans les rameaux touffus la voix de l'Avenir
Éveillait au progrès l'homme ignorant et sombre ;
Jonché par les hivers de feuillages sans nombre,
Le sol noir exhalait la voix du Souvenir :
Et Linus écoutait, baigné d'aurore et d'ombre,
Dans les rameaux touffus la voix de l'Avenir.

Pour fonder la justice et rassurer la vie,
Le poète instinctif se changeait en penseur.
Sa raison du Passé dissipait la noirceur ;
Et la loi qu'il portait, aux rythmes asservie,
Des accords de la lyre empruntait la douceur
Pour fonder la justice et rassurer la vie.

— Salut, verte Dodone, aux présents maternels !
Si les Humains naissants de tes glands se nourrirent,
Sous ta feuille abrités, leurs fils y découvrirent
Le culte du foyer, ce premier des autels.
Les mœurs, les lois, les dieux à ton ombre fleurirent :
Salut, verte Dodone, aux présents maternels !

II.

Les héros que Jason entraînait en Colchide,
Des bois Dodonéens éveillant les échos
Y taillèrent le mât du vaisseau d'Iolchos ;
Et dans la nef Argo replanté par Alcide,
Le Chêne encourageait et guidait sur les flots
Les héros que Jason entraînait en Colchide.

"En avant ! fils des dieux ; emparez-vous des mers !
Murmurait l'arbre auguste aux guerriers argonautes ;
C'est quand le vent mugit, quand les vagues sont hautes,
Qu'il est beau d'affronter le choc des flots amers.
Laissez l'obscur pêcheur ramper le long des côtes,
En avant ! fils des dieux ; emparez-vous des mers !

"Vers la plage lointaine où le soleil se lève,
Rivaux des alcyons, et plus hardis encor,
Allez chez Æétés ravir la toison d'or,
Soit qu'il vous faille user de la ruse ou du glaive.
Courage ! un dieu vous aime, et guide votre essor
Vers la plage lointaine où le soleil se lève."

Les guerriers, les rameurs, sur le tillac assis,
Ecoutaient — cependant que sur l'onde salée
Argo glissait, ouvrant sa voile au vent gonflée ; —
Mais l'oracle parlait un langage indécis
Qu'Orphée entendait seul, dans la foule troublée
Des guerriers, des rameurs sur le tillac assis.

L'aède au milieu d'eux, appuyé sur sa lyre,
Interprète des dieux auprès des rois puissants,
Des oracles du mât leur expliquait le sens ;
Et les héros assis sur le pont du navire
Admiraient, pleins d'audace et d'espoir frémissants,
L'aède au milieu d'eux, appuyé sur sa lyre.

Dangers, combats, trésors disputés et conquis :
A sa parole ardente, ils goûtaient par avance
Tous ces biens que leur garde un dieu qui les devance ;
Et, dans des coupes d'or buvant les vins exquis,
Joyeux, ils saluaient, en brandissant leur lance,
Dangers, combats, trésors disputés et conquis.

III.

De Thèbe Hécatompyle aux bords du Nil assise
Une colombe au noir plumage, à l'œil de feu,
Aux bois Dodonéens vint révéler le dieu
Qu'ils adoraient sans nom et sans forme précise :
Et c'est ainsi que Zeus choisit Dodone, au lieu
De Thèbe Hécatompyle aux bords du Nil assise.

Ton premier temple, ô Zeus, sous le chêne abrité
Emprunta des forêts son humble colonnade ;
Deux chênes arcboutés, pour orner sa façade,
Formèrent un fronton sur son seuil respecté :
Et Dodone montra, type auguste, à l'Hellade
Ton premier temple, ô Zeus, sous le chêne abrité.

Taillés dans le Paros et dans le Pentélique,
De blancs frontons, des fûts à l'éclat virginal,
Remplaceront un jour, nés d'un art sans rival,
Les rythmes ingénus de ce temple rustique ;
Et les dieux souriront d'un sourire idéal,
Taillés dans le Paros et dans le Pentélique.

Dodone, — obscur abri de sa divinité,
Quand Zeus y descendit d'une rive étrangère, —
Dodone au roi des dieux n'en resta pas moins chère,
Sans corniche de marbre et sans tympan sculpté ;
Et l'oracle de Zeus aux trépieds d'or préfère
Dodone, obscur abri de sa divinité.

IV.

Le chêne de Dodone aux rumeurs prophétiques
Croît toujours dans nos bois, et toujours sur nos pas
Fait chuchoter sa feuille et craquer ses grands bras.
Mais dans l'âge présent comme aux siècles antiques,
Si toute oreille entend, tout cœur ne comprend pas
Le chêne de Dodone aux rumeurs prophétiques.

Chacun a son labeur, chacun a son souci.
Le fort se rit du Droit ou l'applique à sa guise.
Au combat de la vie où le faible s'épuise,
La lutte est sans honneur, hélas ! et sans merci.
Sur la meule de l'or l'égoïsme s'aiguise :
Chacun a son labeur, chacun a son souci.

Au passant affairé, peu jaloux qu'on l'instruise,
L'arbre s'adresse en vain : l'homme un instant surpris
Poursuit sa route. II faut qu'un de ces doux esprits,
Poète fils d'Orphée, en mots humains traduise
Du vieux arbre augural le langage incompris,
Au passant affairé, peu jaloux qu'on l'instruise.

"Homme, qui que tu sois, prends exemple sur moi.
Dit l'arbre par la voix de son doux interprète.
Veux-tu revoir l'Éden que plus d'un cœur regrette ?
Sois fort, pour être bon ; sois pieux sans effroi ;
Et joins à ta justice une pitié secrète :
Homme, qui que tu sois, prends exemple sur moi.

"Comme moi, sans quitter la terre nourricière,
Étends au loin tes bras ; sois pour l'humble et l'enfant,
Pauvres oiseaux frileux, l'abri qui les défend ;
Et des vils intérêts secouant la poussière,
Dresse-toi vers le ciel, tranquille et triomphant,
Comme moi, sans quitter la terre nourricière."

— Le chêne vénérable est un bon conseiller.
S'il invite au silence, au loisir, à l'étude,
Et si l'ami du rêve et de la solitude
Dans la mousse, à ses pieds, trouve un mol oreiller, —
D'un héros en revanche il garde l'attitude :
Le chêne vénérable est un bon conseiller.


LA TOUR

Comme un oiselet palpitant
Qui, pour prendre son vol, attend
Que le vent passe et le soulève, —
J'étais encore un écolier
Quand j'osai gravir l'escalier
De la Tour d'ivoire du rêve.

Là, sur la haute et noble Tour,
Sans jamais songer au retour
Où plus d'un appel me convie,
J'ai — de l'idéale beauté
Poursuivant le rêve enchanté —
Laissé fuir doucement ma vie.

Tandis qu'une tourbe au cœur bas
Payait, au prix de longs combats,
Quelque jouissance éphémère,
Mes jours glissaient dans le passé
Sans que mon cœur jamais lassé
Se détournât de sa chimère.

Je chantais ; et peu m'importait,
Quand l'astre aux yeux d'or m'écoutait,
L'oubli dédaigneux de la foule :
Je chantais pour mêler ma voix
A l'orgue des vents et des bois,
Aux soupirs berceurs de la houle...

Du sommet où j'étais monté,
J'oubliais l'homme et la cité
Perdus dans des brouillards informes :
Pour charmer mon âme et mes yeux,
J'avais la mer, j'avais les cieux —
Et l'amour sous toutes ses formes.

Car il fallait autour de moi
L'amour à l'éternel émoi,
L'amour triomphant et sans voiles,
Pour peupler mon isolement, —
Près des mers, sous le firmament,
Entre les flots et les étoiles.

L'amour, d'ailleurs, — l'amour était
De l'idéal qui m'exaltait
Un des aspects, — et le plus tendre !
Car l'infini, l'inexprimé
Dans un baiser de l'être aimé
Se faisait sentir et comprendre...

Et c'est ainsi que j'ai vécu,
Tranquille, obscur, — et convaincu
Que l'or ni le pouvoir ne valent
Les longs efforts qu'ils ont coûtés ;
Et que bien des succès vantés,
Loin de nous grandir, nous ravalent.

— De mon doux rêve printanier
Je suis resté le prisonnier.
Me voilà vieux ; mon temps s'achève ;
Mais je suis fier — vieux et vaincu —
D'être monté, d'avoir vécu
Dans la Tour d'ivoire du rêve.


DEUX RONDES

I.

LE BEAU ROSIER.

Dans mon jardin aux portes closes
Est un Rosier qu'Amour planta.

Sur ses fleurs largement écloses,
L'autre nuit, l'orage éclata.

"Meurtris mon Rosier, si tu l'oses,
"O Nuit! —bientôt le jour viendra,

"Et tout le mal que tu lui causes,
"Un doux rayon l'en guérira !"

— Mon beau Rosier chargé de roses,
Mon beau Rosier refleurira.

L'aurore est le réveil des choses.
Elle vint — et le ranima.

Rempli d'oiseaux, gais virtuoses,
L'arbuste rit et m'embauma.

Dissipant mes soucis moroses,
Il m'enivre et m'enivrera.

Et dans ses fleurs où tu reposes,
Amour, mon cœur reposera.

— Mon beau Rosier chargé de roses,
Mon beau Rosier refleurira.

II.

LA RONDE DE LA VIOLETTE

Près de toi je vivais double
Sur ton cœur qui m'enivra.
Mais ce nœud qu'Amour redouble,
L'absence le desserra...

La Violette double — double —
La Violette doublera.

Mon cœur est pris d'un grand trouble.
Sais-tu quand il finira ?
Quand le Sort qui me dédouble
A mon amour te rendra.

La Violette double — double —
La Violette doublera.

Ah ! rentre au nid ! Mon ciel trouble
Aussitôt s'éclaircira ;
Et de l'ennui qui me trouble
Un baiser me guérira.

La Violette double — double —
La Violette doublera.


SUR UN AIR FLAMAND

Les gras polders sont pleins de bœufs.

Sur le canal aux bords herbeux

Glisse ma voile large et basse...

Au pays flamand,

On vogue, on flotte, — et le temps passe

En dormant.


Le chemin marche, et sans effort

Je peux sur l'un et l'autre bord

Commercer, en vidant ma tasse...

Au pays flamand,

On vogue, on trinque, — elle temps passe

En fumant.


A Lokeren j'ai mon foyer,

Où ma Gudule au marinier

Garde un amour que rien ne lasse...

Au pays flamand,

On est fidèle, — et le temps passe

En s'aimant.