Pour M. Remy de Gourmont.

HYAGNIS

Près du fleuve

« Un vent sonore et frais passait dans les roseaux
qui frissonnent aux bords riants de l'Énipée ;
et j'écoutais — mêlée au chant clair des oiseaux —
leur infiniment vague et douce mélopée.

« Et je me dis : Pourquoi, puisqu'un souffle du vent
de ces muets roseaux tire un frisson sonore,
mon souffle plus subtil, plus divers, plus vivant,
n'en tirerait-il pas des sons plus doux encore ?

« Et soudain je cueillis un roseau sans défauts
Dont je fis sept tronçons de longueur inégale ;
juxtaposés, la cire unit les sept tuyaux,
et j'avais inventé la flûte pastorale.

« Du fragile instrument que ma lèvre parcourt
sort une mélodie, où les monts, les ombrages,
les pasteurs, les guérets, les grands bœufs au pied lourd,
tout revit, tout se peint en flottantes images.

« Comme une rive ombreuse — arbres, fleurs et buissons —
se reflète au miroir d'une eau calme et limpide,
ainsi la vie agreste au pur cristal des sons
se reflète et sourit dans son charme candide. »

PREMIÈRE CHANSON

— Ecoutez la chanson de l'Idylle aux pieds nus.
Elle court dans les fleurs : c'est Daphné, c'est Néère,
c'est dans le jeune cœur des amants ingénus
le désir qui s'éveille et la joie éphémère...

Himéros, le Désir, se glisse inaperçu
Sous les saules où dort Néère au frais sourire,
Néère qui toujours et même à son insu,
même en dormant, sourit — et jamais ne soupire.

Le dieu d'un doigt furtif se hâte d'effeuiller
sur les yeux, sur le sein de l'enfant qui repose
la fleur chère à Cypris ; et, sans se réveiller,
la dormeuse s'émeut, en respirant la rose.

Elle s'émeut : un rêve imprécis et charmant
fait palpiter son sein qu'un doux frisson secoue ;
ses cils battent ; son sang court plus rapidement,
et l'éclat de la rose a coloré sa joue...

— Et voici que, penché sur son réveil, Daphnis
pose sur ses yeux noirs, où s'éteint le sourire,
sa lèvre qui frémit de désirs infinis,
et cueille sur sa bouche un baiser — qui soupire.

DEUXIÈME CHANSON

La vie agreste est rude : elle garde pourtant
à ses durs laboureurs, quand la moisson est faite,
des heures de répit, de repos et de fête
où leur front se déplisse et leur cœur se détend.

... Le riche Damatas s'est allongé dans l'herbe
où sa femme aux bras blancs, ses enfants, ses amis,
ses serviteurs, couchés près de lui, sont admis
au rustique banquet de la dernière gerbe.

« Nos gerbes font ployer le plancher du grenier,
« dit Damatas ; amis, si la récolte est bonne,
« rendons grâce à Cérès des biens qu'elle nous donne,
« et pour lui faire honneur, goûtons-en les premiers ! »

Il dit ; et l'assemblée avec des cris de joie
approuve le discours du maître. On offre aux dieux
les prémices des mets, et, paisible et joyeux,
autour d'un clair foyer le festin se déploie.

Au silence affamé des convives, bientôt
succèdent, nés du vin qui coule à pleine coupe,
les bons mots, les gaîtés, — et la rustique troupe
rit d'un rire innocent qui sonne clair et haut.

Puis Damatas convie à la lutte champêtre,
au lancement du disque, aux jeux accoutumés,
ses jeunes serviteurs qui, d'ivresse allumés,
se disputent les prix qu'il pend au tronc d'un hêtre.

Mais le soleil décline ; et quand l'ombre des monts
s'allonge, pour qu'enfin la fête soit complète,
Alphésibée, ayant pour thyrse sa houlette,
des satyres dansants imitera les bonds.

TROISIÈME CHANSON

Tout dort sous le ciel sombre et fourmillant d'étoiles ;
l'oiseau dans le buisson, les brebis dans l'enclos ;
et dans les cœurs lassés et sur tous les yeux clos
le doux Sommeil épand ses pavots et ses voiles.

Seul, avec son souci dans la campagne errant,
Lycas veille, — Lycas qui sous la nuit sereine
demande aux astres d'or, confidents de sa peine,
d'attendrir de Mnaïs le cœur indifférent.

Le front, les yeux levés, tour à tour il implore
les glorieux Gémeaux, le chasseur Orion,
Sirius fulgurant, l'aboyant Procyon —
et Vénus qui s'attarde et va bientôt éclore...

Et quand, astre d'amour du matin précurseur,
Vénus en souriant, à l'horizon se lève,
hors du seuil paternel, Mnaïs que trouble un rêve
apparaît, fleur d'amour, et sourit au pasteur.

HYAGNIS

SOUS LES ÉTOILES

« Sous l'azur du ciel sombre et fourmillant d'étoiles
enivré des parfums qui montaient à la fois
des eaux vives, des champs en fleur et des grands bois
et que la Nuit semblait secouer de ses voiles ;

« Sans évoquer Mnaïs aux pudiques rougeurs,
sans rêver au baiser du réveil de Néère,
sans donner un regret à la joie éphémère
qui rit chez Damatas, au banquet des pasteurs ;

« J'emplissais mes regards, mon cœur et mes oreilles
mon âme et tous mes sens des beautés de la Nuit :
la vie éparse en tout m'envahissait sans bruit
et bourdonnait en moi comme un essaim d'abeilles.

« Pénétré de rayons, de parfums, de langueur,
ravi, je me sentais échapper à moi-même, —
et de la vie intense, ineffable et suprême
le rythme universel palpita dans mon cœur...

« — Et depuis cette vague et divine aventure,.
de tout ce qui m'entoure écho toujours vibrant,
je ne distingue plus, même en te célébrant,
ma voix de ta rumeur, immortelle Nature ! »

12 sept. 1897.

PAUL BLIER.


Echos

Vient de paraître au Mercure de France : LA FLUTE DE ROSEAUX, poème par Paul Blier, plaquette in-12 coquille ; tirage unique à 30 ex. sur beau vergé d'Arches ; quelques exemplaires en vente seulement, à 2 fr.

MERCVRE.

(Mercure de France, octobre 1898, p. 288)