Charles Boulen : Voyage à travers les couleurs locales, en dépôt chez E. Rey, 8 boulevard des Italiens, Paris, 3.5o. — Henri Gadon : Le Chalumeau de Pan, « Editions de Psyché » — Jean Bonnerot : Le Livre des livres, « Cahiers de la Quinzaine ». — Elie Marcuse : L'Obole des heures, veuve F. Larcier. — P. Corrard : Les Glanes, Messein, 3.5o. — M. P. Neva : Nos Pensées ; P. Leymarie, 3.5o.

Voyage à travers les couleurs locales. M. Charles Boulen, cultivateur à Saint-Maclou de Folleville, au pays de Caux, n'est pas cité dans l'excellente et copieuse anthologie des poètes normands contemporains colligée par M. M. G. Poinsot : il n'y eût cependant pas fait mauvaise figure à côté de Gustave Levavasseur, ami et collaborateur de Charles Baudelaire, de MM. Ch. Florentin Loriot, P.-N. Roinard, Paul Harel et Remy de Gourmont et de Mme Lucy Delarue-Mardrus, meilleure encore à côté de M. Le Sieutre, qui use du dialecte cauchois, et de M. Louis Beuve, qui écrivit dans le dialecte conservé aux environs de Coutances ce très beau poème La Graind Laind de Lessay : car il aime d'une telle dilection, outre les mots rares du pur parler de France, les vocables dialectaux, qu'il emploie, s'il lui convient, les patois des divers provinces et entrelace aux syllabes ordinaires du français des trophées verbaux empruntés, selon les sujets, au picard, au béarnais ou au provençal, voire aux langues étrangères et aux langues mortes. Il ne manque pas, pour la commodité du lecteur moins polyglotte que lui, de donner au bas des pages le sens des mots difficiles. Cet usage d'un vocabulaire non homogène est heureux ou malheureux suivant les circonstances ; tantôt le mot patois est plus pittoresque que le mot français, tantôt il ne l’est pas plus et alors on ne comprend pas bien pourquoi il fut utile d'y avoir recours : piot n'est pas plus significatif que dindon ; mais loinqueux, dit d'un cheval qui hennit méchamment, est en même temps concis et imagé, et par contre, dans ce vers,

Alors l’Acolouthos bestial et phoneus,

l'un des mots grecs, quoique technique, a un équivalent français et phoneus est un simple barbarisme où il eût fallu meurtrier.

Cela dit, M. Charles Boulen doit être tenu pour un poète truculent à souhait qui s'égaie comme pas un à ses fantaisies et enlumine de vives couleurs les trognes humaines et les museaux des bêtes. Oyez plutôt le début de Qui passe en la cavée :

Qui passe en la cavée ou la vatte roula
Les grès et les cailloux quand l'orage croula ?
C'est le cacheux de vaque aux sabots à bottines
Qui court au marché franc frileux sous sa ratine ;
C'est l’affutier qui tend hourdé jusqu'aux mollets,
Dans le bois à mon oncle un gros cent de collets ;
C'est un halédaci passant l'oreille clenque
De ses cloches aux mains que l'outil dur lui flanque ;
Le gilet tout piaucé c'est le cueilleur d'aillots
Les cheveux en chassier, les bas en carcaillot ;
C'est le galvaudeux gris, rapsaudant sur les côtes,
Gigasse, adlèsi, mal dolé, grand quinze côtes,
C'est la mère Lupin et tous ses alapias
Se fournant sous sa jupe au vu des Grands Capias ;
C'est le déculotté dont la ferme en démence
Recule les impôts et mange la semence (1).

Et le défilé continue de truands et de journaliers jusqu'à révocation de la noce et de l'enterrement d'un notable.

C'est la raffe et le sang des ancêtres de Caux
Se roulant aux alcools des soirs dominicaux.

Le morceau entier est de ce ton ; moins tragiques que les compagnons de François Villon, plus proches de Mathurin Régnier et de Saint-Amant, tous ces personnages sont doués d'une vie forte et sanguine ; sans croire outre mesure aux fables de Gobineau, il est permis de supposer qu'un peu de l'âme des vikings, pirates, buveurs et prompts aux querelles sanglantes, les anime encore ; et c'est la même âme aventureuse qui les entraîna du Nord à la Méditerranée Orientale et qui inspira peut-être à M. Charles Boulen le Voyage à travers les couleurs locales, exode d'un Normand très attaché aux glèbes natales vers les pays inconnus dont il garde la nostalgie spirituelle.

(1) Vatte : boue. — Cacheux, chasseur, ici conducteur. — Bottines, garniture de paille pour ne pas blesser le cou de pied. — Hourdé, crotté. — Halédaci, qui vit avec peine en travaillant. — Clenque, basse. — Piaucé, déchiré. — Les cheveux en chassier, assez longs pour faire des tamis. — En carcaillot, tombant sur le pied. — Rapsauder, vagabonder. — Gigasse, géant. — Adlési, négligent, fainéant. — Alapias, A la peau, enfants. — Les Grands Capias, les gendarmes. — Déculotté, séparé de biens. — Raffe, race.

Pierre Quillard, « Les poèmes », Mercure de France, 1er février 1907, p. 498-499.

A consulter :