UN AMI DE BAUDELAIRE

Dans son intéressant article sur Edmond de Goncourt, paru ici même, le 15 juillet dernier, M. Léon Deffoux nous a rappelé que le Maître fit un moment partie de l'Académie de Bellesme, fondée par le marquis Philippe de Chennevières et où, dit-il, à l'exception du sien, ne figuraient que des noms sans gloire. « Il en est un pourtant, autour duquel restera toujours un peu de lumière, puisque Baudelaire l'écrivit en des pages qui ne périront pas. » Ainsi parlait, jadis, Remy de Gourmont. Ce nom, c'est celui de Gustave Le Vavasseur, dont M. Léon Deffoux nous récite tout d'une haleine qu'il fut « poète parnassien, conseiller général de l'Orne, chef de l'Ecole normande et lauréat de l'Institut », au risque de nous faire entendre que le génie était, chez lui, au niveau de la fonction et que rien n'y dépassait les bornes d'une honnête médiocrité. M.Léon Deffoux oublie même, dans l'ardeur de la course, son titre, cher à nos yeux, d'« ami de Baudelaire » ; or, c'est précisément sous ce titre, dont il sentait toute l'importance, que Remy de Gourmont avait consacré l'un de ses Epilogues à Gustave Le Vavasseur, mais il n'en savait que ce que Baudelaire en a dit et, pour le reste, son discours n'est qu'un point d'interrogation.

Remy de Gourmont ne s'embarquait jamais à la légère. C'était un esprit prudent, méthodique et réfléchi, un fureteur avisé, instruit du secret des bibliothèques. Puisqu'il s'était inquiété de Le Vavasseur, on peut croire qu'avant d'en écrire, il était allé faire un tour dans les librairies. Si donc il en était revenu les mains vides, c'est qu'à ce sujet leurs fiches étaient muettes.

L'article de Gourmont parut dans le Mercure de France d'octobre 1896. Or, par une coïncidence étrange, où il faut peut-être voir l'effet d'un phénomène de télépathie, le jour même où Gourmont l'écrivait, Gustave Le Vavasseur mourait dans l'Orne, à Argentan (9 septembre 1896). Mais il mourait la plume à la main, n'ayant jamais cessé de produire, après avoir publié, cette année-là même, le cinquième et dernier tome de ses Poésies complètes, lequel tome est, comme ses aînés, un copieux in-octavo de plus de quatre cents pages. Tout cela s'entassait dans un coin ignoré de la librairie Lemerre. Je dis « ignoré » de ceux qui dispensent la réclame et fabriquent l'opinion je dis « ignoré » de la critique officielle, « ignoré » de Paris, des salons et des cénacles littéraires, car Le Vavasseur était célèbre ailleurs, mais la preuve que tout le monde, ici, l'ignorait, c'est que l'article de Gourmont passa sans encombre et ne souleva aucune réclamation. Il y a mieux. Son article fut repris et inséré, sans retouche, dans le volume des Epilogues, paru en 1903. Or, depuis le 11 mai 1899, Le Vavasseur avait sa statue à Juilly. Toutes les autorités locales, préfet en tête, y étaient venues, processionnellement, rendre hommage à sa mémoire et lui avaient décerné l'apothéose au cours d'un véritable tournoi d'éloquence. Toutes les villes de la Normandie avaient tenu à honneur de se faire représenter à cette cérémonie. De tous les coins de la province des délégations étaient accourues, les mains chargées de palmes et de fleurs. Remy de Gourmont semble n'en avoir rien su et Remy de Gourmont était Normand ! Je ne dis pas cela pour incriminer Gourmont, mais la malice du sort qui empêchait ce bruit, fait en province autour d'un excellent poète, d'arriver jusqu'à Paris. C'est par les discours prononcés à cette occasion qu'un autre Normand, qui fait profession de se dévouer aux illustrations de sa province, le poète CharIes-Théophile Feret, semble avoir appris sinon l'existence de Gustave Le Vavasseur, du moins les détails biographiques et bibliographiques qu'il en retrace dans son Anthologie des poètes normands. C'est là que l'y découvre à son tour M. van Bever, qui l'y recueille pour son Anthologie des poètes du Terroir, mais cherchez ailleurs, dans les anthologies courantes, cherchez dans les précis et les manuels de littérature, cherchez dans les lexiques usuels, dans les Encyclopédies, je ne sais pas si vous y trouverez son nom. Et pourtant, cet homme a vécu 77 ans. Il n'a cessé d'écrire quarante ans après que Baudelaire nous avait dit : « Il y a un poète là »

Comment alors ferait-on grief à M. Léon Deffoux d'avoir supposé Gustave Le Vavasseur un poète négligeable ? Il y était autorisé par l'indifîérence commune (1). C'est en vain que, l'année dernière encore (23 octobre 1920), tout Argentan s'était soulevé pour célébrer le centenaire de celui que l'on appelle là-bas le « Virgile normand ». C'est en vain que les voûtes de l'église Saint-Germain avaient retenti de son éloge prononcé par l'archiprêtre de la'ville. C'est en vain que devant une assistance choisie et une délégation de la Presse conservatrice, l'un de ses disciples était venu attester son génie :

J'ai vu se réveiller le poète endormi
Et s'unir, sur le front du Maître et de l'Ami,
La couronne du ciel aux lauriers de la terre.

Paris faisait la sourde oreille, ou s'il avait retenu l'écho de cette manifestation d'ordre littéraire, il affectait de n'y attacher pas plus d'importance qu'à une solennité d'intérêt purement local. Peut-être Paris était-il mis en défiance par le caractère éminemment religieux de la cérémonie et n'y voyait-il qu'un souci de réclame cultuelle.

Le Vavasseur mérite mieux pourtant que le simple remom d'une gloire départementale, d'un poète de clocher. Baudelaire nous avait prévenus. N'était-ce pas sumsant pour nous sortir de notre torpeur et piquer notre curiosité ? Et ne pensez-vous pas que le temps soit venu de nous renseigner par nous-mêmes et d'aller voir un peu, dans les livres de cet injuste méconnu, ce que vaut exactement l'homme et le poète ?

§

Gustave Le Vavasseur Naquit à Argentan le 9 novembre 1819. Son père était inspecteur de l'enregistrement. Sa mère, originaire de Séez, appartenait à une famille noble dont le nom, délicieusement désuet : Renaud de la Renaudière, évoque les élégances surannées d'un âge à papillotes et à rubans. Bien que sa distinction lui eût mérité, née plus tôt, de porter la houlette au hameau du Triaamm, elle n'avait rien de mièvre ni d'évaporé. C'était une femme de tête, une gaillarde, disait son fils. Enfant, elle avait entendu raconter d'étranges histoires. Sous la Terreur, la maison de bois de ses parents était devenue le lieu d'asile des proscrits. On y cachait les suspects en dépit des rigueurs administratives et des incessantes visites domiciliaires. Et s'il arrivait que f'un d*eux se fît prendre :

La victime laissait sa place au survivant.

Elle y avait puisé une leçon d'énergie, le mépris du danger. Sa foi religieuse et légitimiste s'y était exaltée. « Elle était, dit encore son. fils, cent fois plus royaliste que tous les rois ensemble. » Napoléon prenait à ses yeux figure d'Antéchrist. Pourtant, un jour où le couple impérial devait passer par la ville, elle fut choisie pour lui offrir un bouquet. C'était le 1er juin 1811. Elle avait quatorze ans. L'Empereur passa, mais pour faire sentir sa mauvaise humeur à l'évéque de Séez, dont il.avait à se plaindre, négligea de s'arrêter. La fillette n'en veut pas démordre et, ruée à travers les, chevaux de l'escorte, lancés au triple galop, on la voit sauter sur le marche-pied du carrosse, s'accrocher à la portière, s'y introduire et donner ses fleurs à Marie-Louise d'un geste aussi aisé que si la chose se fût passée dans un salon. Et sans doute, son office accompli, eut-elle envie de crier « Vive le Roy » au nez de l'usurpateur, mais elle recula, saisie de pitié, en le voyant affalé sur les coussins, la face terreuse, bouffie de mauvaise graisse, sinistre, donnant l'impression d'un déclin. Le Vavasseur avait hérité de sa mère sa vigueur agile et ses qualités de décision. A neuf ans, il entre au collège de la ville que dirige son parent, le révérend père Quitton de Surosne. Ce brave ecclésiastique avait fait la campagne de Vendée sous Kléber, tant la révolution avait troublé et mêlé les conditions sociales. Il en restait un malaise dans l'air. Des souffles contagieux du dehors venaient troubler la paix du collège, la quiétude de ce coin provincial, de cette petite ville qui n'aspirait qu'à reprendre son somme paisible au bord des eaux, dans ses vieux atours Louis XIII. La majorité des écoliers gardait la religion des fleurs de lys, mais des bousingots en herbe s'y manifestaient, conduits par le fils de l'épicier Bureau. De là, des discussions,des rixes qui, commencées à l'école, se poursuivaient en dehors sur la place des Capucins et les rues adjacentes. Est-ce que le jeune Bureau n'avait pas eu l'audace, au moment des « trois glorieuses », de paraître la boutonnière parée d'un insigne tricolore ? Par bonheur, l'insigne mal attaché tomba et son condisciple, le petit Philippe de Chennevières, le piétina, criant : « Je foule aux pieds l'orgueil à Bureau ! » Mais une clameur formidable s'élève. Le 8 août la ville s'emplit de soldats. On roule des canons dans les rues. C'est le convoi de Charles X en route pour l'exil, qui fait halte à Argentan. Le collège est fermé. Les enfants n'ont jamais été à pareille fête. Ils n'ont jamais vu tant de brillants uniformes. On se montre les généraux parmi lesquels se distingue le sec et maigre La Rochejaquelein. Les parents, pour la plupart, sont frappés au cœur par cette déchéance. Ils ne voient point, sans mélancolie, s'éloigner le drapeau blanc qui porte, dans ses plis, quinze siècles de gloire. Ils ne reçoivent point, sans émotion, ces adieux de l'ancienne France, mais l'honneur d'héberger le dernier Bourbon détrempe un peu leur amertume et leur fait supporter, patiemment, la vague de famine qui s'en suit. Il faut bien que cette multitude se nourrisse. Et Le Vavasseur, marqué du péché de gourmandise, s'épouvante de voir disparaître jusqu'au dernier jambon de la réserve du charcutier. Il n'en est plus d'intact. Celui même que l'on pose sur la table du souverain est largement entamé. Le collège d'Argentan tardant à rouvrir ses portes, Le Vavasseur est envoyé au collège de Juilly. Il y poursuit sa destinée de fort en thème et d'intrépide boute-en-train. Il est rempli d'aimables qualités qui le font appré-cier de ses maîtres et de défauts plus aimables encore, j'entends aux yeux de ses camarades, qui lui ouvrent l'estime et la considération de tous. Il repousse le régime de faveur que lui valent son application et ses succès pour faire cause commune avec le gros du troupeau. On l'avait déjà vu, au collège d'Argentan, s'attirer volontairement une punition, en sautant par la fenêtre, pour démériter le prix de sagesse, qu'il était sur le point de recevoir, parce qu'il jugeait ce prix ridicule et digne de mépris. Il est, en même temps que l'arbitre des jeux, l'âme des petites cabales. Il est la voix des revendications contre les mesures de rigueurs,les excès de la discipline. Les bons pères s'étonnent un jour de la prédilection des élèves pour certain cantique et de la vigueur avec laquelle ils en poussent le refrain.

Censeurs, je vous méprise !

Le mot d'ordre est parti de Le Vavasseur. C'est lui qui a imaginé ces petites manifestations hostiles à l'égard des surveillants trop stricts, pour servir la cause des opprimés. C'est chez lui que les mécontents se fournissent d'épigrammes vengeresses contre les pions intraitables et d'allusions malicieuses, cueillies dans les auteurs latins, qui leur permettent, quand ils récitent leur leçon, de braver impunément les foudres administratives. Petites roueries innocentes, propagatrices de joie, qui servent la cause de l'ordre, en donnant soupape aux bouillonnements impatients, et dont les pères désarmés ne peuvent lui tenir rigueur. Ils savent que ce bon élève, l'ornement et l'honneur du collège, ne pèche que par excès de cœur, esprit de solidarité.

Ses études terminées.. Le Vavasseur vient à Paris prendre ses inscriptions de droit avec l'ambition de s'y consacrer à la littérature. Il s'achemine vers la pension Bailly, où le suit son condisciple Philippe de Chennevières. Il s'y installe en même temps que Prarond, Jules Buisson, Dozon, Anatole du Boulet et Baudelaire.

Le Vavasseur était à l'époque un gros garçon sain et jovial, court de taille, dodu comme un chanoine, mais agile aux exercices du corps et qui s'amusait à répéter le matin, dans sa chambre, les tours qu'il avait vu exécuter la veille, sur les places publiques. par les acrobates forains. Il allait, dans la rue, le regard franc, décidé, le feutre romantique incliné sur ses longs cheveux bouclés, la barbe en broussaille, négligé dans sa mise comme « un vendeur de contremarques ». On l'entendait venir de loin,
précédé de son rire et de sa voix comme d'une fanfare de cuivres et de tambours. Son diable au corps électrisait Baudelaire, qui s'émerveillait en outre de son « érudition immense, de sa conversation bondissante, mais solide, nourrissante, suggestive et de sa dextérité à jongler avec les rimes ». Baudelaire avait démêlé tout de suite, sous son exubérance tapageuse et ses outrances de mousquetaire, sa « rare distinction d'espnt et de cœur ».

Le Vavasseur restait au quartier latin ce qu'il était au collège le bon camarade, l'ami obligeant et dévoué, celui qui montre la route et marche en avant pour la déblayer des obstacles. Dès son arrivée à Paris, il n'était bruit, dans les journaux, que des exploits d'une bande de malfaiteurs terrorisant les abords du canal Saint-Martin. Le Vavasseur jure de mettre un terme à leurs exploits et d'en délivrer Paris. Il entraîne ses amis, la nuit, armés jusqu'aux dents. Il explore les berges en leur compagnie pour y faire la chasse aux malfaiteurs. Il n'y trouva pas ce qu'il cherchait,mais faillit à son tour être pris pour un voleur et empoigné comme tel, ce qui mit provisoirement un frein à son enthousiasme chevaleresque.

J'ai dit ailleurs (2) ce que fut cette liaison des deux poètes, amorcée avant le départ de Baudelaire pour les Indes et reprise à son retour. Le Vavasseur, doué du génie de l'entreprise, était de ces natures d'élite, rayonnantes, qui disciplinent tout autour d'elles. Il n'avait pas plus tôt mis le pied dans la pension Bailly qu'il en avait groupé tous les hôtes sous l'étiquette de l'Ecole normande. Son ascendant était tel qu'il avait enrôlé sous ses couleurs jusqu'au Picard Ernest Prarond, jusqu'au Languedocien Jules Buisson et jusqu'au Parisien Baudelaire lui-même qui avait horreur des Ecoles. Baudelaire accepta même un projet de collaboration à une Anthologie commune. On sait comment il fut amené.au dernier moment, à se désister. Ce ne fut qu'un nuage vite dissipé. Les notes de Le Vavasseur, parues beaucoup plus tard sur cet incident, et l'article de Baudelaire sur Le Vavasseur,montrent qu'ils ne s'en étaient pas gardé rancune. Quand l'article de Baudelaire parut (1861), Le Vavasseur avait quitté Paris depuis longtemps. Il était retourné à Argentan pour s'y marier après la révolution de 48. Il s'était établi à la lande de Longé, tout près de Fresnaye, où vécut Vauquelin, en plein bocage normand. Il habitait une charmante maison rose, qui « semblait colorée des feux du soleil couchant ». C'est là que la considération publique vint le chercher, tout occupé de ses vers, de ses pommiers et de ses abeilles, pour l'élire maire, puis conseiller d'arrondissement et enfin conseiller général. Baudelaire le sut et lui supposait, dans ses nouvelles et graves fonctions, « le même zèle ardent et minutieux qu'il mettait jadis à élaborer ses brillantes strophes d'une sonorité et d'un reflet si métalliques».

Baudelaire ne se trompait pas. Le Vavasseur était né magistrat, car la magistrature n'est pas forcément ennemie des Muses, et n'est pas obligée, pour s'exercer, de prendre un masque renfrogné. « Il y a, disait Le Vavasseur, des gens qui se croient sérieux,parce qu'ils sont grognons ». Lui s'imposait par un visage riant et des qualités plus riantes encore, à tel point qu'il me rappelle l'expression du poète latin : Pectus mitius ore. Loin du bruit et de l'agitation des villes, il s'étudiait à faire refleurir, dans son milieu rustique, les vertus de l'âge d'or. On venait le consulter sur les soins à donner au bétail et au verger. Les paysans lui apportaient leurs querelles à vider et ses moindres décisions prenaient à leurs yeux force de loi. Il inspirait à tous le goût du travail, la confiance en un dieu tutélaire protecteur des moissons, l'amour des ancêtres, du foyer, du sol natal. Il n'oubliait pas les Muses. Renouvelant les fastes arcadiens, il conviait, sous les ombrages, la jeunesse aux jeux de la flûte. Il instruisait au chant toute une pléiade de poètes : Ernest Millet, Germain Latour, Paul Labbé, Achille Paysant, Florentin Loriot, Wilfrid Challemel, Paul Harel... et souvent, en dépit des années, il préludait à la joute, pour donner cœur aux concurrents, par un refrain nouveau :

Le poète n'est plus à l'âge des chimères,
Mais il marche toujours dans son rêve : En avant !

Il introduit les Muses à la Mairie, aux délibérations du Conseil municipal, même aux séances du Conseil général. II y prononce ses discours en vers et les Muses n'ont pas à rougir de ces improvisations fertiles, pleines de souvenirs agricoles et qui sont de véritables géorgiques pas plus qu'elles n'ont à rougir des toasts qu'il prononce en toute occasion, merveilles d'esprit et de sentiment, où il s'efforce de sourire à l'heure fugitive et appelle la fraternité des cœurs :

Que les ambitieux, les fous,
Les conquérants et les jaloux,
Se lassent du bruitet des guerres,
Et fraternisent avec nous,
Au choc pacifique des verres.

Le Vavasseur chante infatigablement. Il chante comme l'oiseau gazouille. « Quand on vous dira le poète s'est tu, répondez: c'est qu'il est mort. » Mais il chante pour le profit de tous et pour tenir, autour de lui, le pauvre monde en belle humeur. Jusqu'à son dernier souffle, il se veut un modèle et un exemple. Sur son lit de mort,il trouve la force de se relever à l'approche de l'hostie. « Un poète doit mourir debout ! » Voilà l'homme.

On peut m'objecter qu'il est des vertus facilement praticables dans une heureuse condition de vie et que l'on ne saurait louer sans témérité tant qu'elles n'ont pas subi l'épreuve de l'adversité. Le Vavas-seur se prodigue en bons offices et en aumônes. Mais il est riche. « Cet animal de Le Vavasseur a les plus beaux arbres du canton », disait avec une pointe d'envie un châtelain des environs ; mais la preuve que les vertus de Le Vavasseur étaient solidement enracinées chez lui, c'est qu'au lieu de s'en enorgueillir, il s'en excusait avec une humilité touchante. Il allait jusqu'à mettre sa Sagesse sur le compte de l'Indolence. Ni le bien-être, ni les honneurs ne l'avaient endurci. Sévère pour lui-même, il était plein d'indulgence pour les autres. Il garde, en dépit de tout, sa fine sensibilité de poète. Ce qui lui plaît dans le soleil, c'est qu'il reluit pour tout le monde. Il s'attendrit sur les malchanceux, les déshérités d'ici-bas, sur les vagabonds :

Gentilshommes ayant vingt quartiers de paresse.

sur les quémandeurs, les pauvres besaciers :

Un pauvre moitié-bon vaut mieux qu'un mauvais riche.

Même, il ne s'aigrit pas contre le gibier de potence qui rôde autour des fermes en quête d'un mauvais coup. Il sourit, sous cape, lorsqu'il entend l'un de ces malandrins dire :

Ce qu'on reçoit n'a pas le goût de ce qu'on prend
Je mendie à regret je suis un conquérant
.

Une tribu de bohémiens passe, qui s'abstient de piller les pommiers de la route :

Que le bon Dieu vous garde, honnêtes bateleurs,
Priez pour nous, élus d'en bas, sainte canaille !

Il cultive la bonne humeur.parce qu'elle porte à l'endurance et qu'elle est une vertu nationale. Son optimisme est d'une qualité supérieure. Il était trop averti pour tomber dans l'erreur de son disciple Paul Harel qui, reprenant un jour Leconte de Lisle de son pessimisme, lui assurait que sa bouderie ne tiendrait pas devant une croustade de bécassines bardées de lard et le fumet d'un Château-Latour 65. « Mangez, riez, disait Paul Harel, le secret du bonheur est là. » Manger, soit ! Mais si l'on n'a pas le sou ou si l'on n'a pas faim, et comment rire si l'on est malade ? Non, Le Vavasseur ne tire pas sa philosophie uniquement des capacités de son estomac. Elle lui vient de plus haut et j'y flaire même une sorte de stoïcisme résigné. Il n'ignore pas le Mal, mais il accepte la vie telle qu'elle est, parce qu'il croit en un Dieu de bonté et qu'il ne se reconnaît pas le droit de discuter ses commandements. S'il jouit sans remords des relents du tourne-broche, s'il lui arrive, dans une heure de fantaisie, de dresser une Ode à la gloire du Cidre, des Tripes et de la Timbale milanadse, il est loin de faire tenir tout le bonheur humain dans une satisfaction gastronomique. Son idéal est autre. Il n'oublie pas que, s'il nous est permis de cueillir d'innocents plaisirs ici-bas, il y a aussi des devoirs impérieux à remplir, et le programme qu'il s'en trace, je le trouve dans ce sonnet dédié à la mémoire du Poussin, son compatriote :

Naître sous les pommiers que les siens ont plantés,
Grandir dans le parfum des effluves rustiques,
Sous le chaste manteau des vertus domestiques,
Abriter l'Art, honteux de ses frivolités.

Dans les sentiers divins marcher à pas comptés,
Poursuivre obstinément le secret des antiques,
Prendre, sans se bercer du rêve des mystiques,
La ligne et la couleur pour des réalités ;

Rester humble et Français dans Rome la superbe,
Choisir le pur froment pour composer sa gerbe,
Soumettre au même joug le caprice et la loi,

Tel fut ton lot, enfant de notre forte terre,
Qui résumes en toi les vertus de ta mère :
Prudence, Ordre, Savoir, Intelligence et Foi.

Voilà le lot auquel il aspire, lui aussi. En nous parlant du Poussin, Le Vavasseur s'est dépeint lui-même. Tout son effort ne tend qu'à résumer en lui les vertus de sa race. « Je n'ai jamais vu, disait Baudelaire, d'homme si pom-peusement et si franchement normand. » « Normand du faîte à la base » , disait de lui un autre Normand entêté, Jules Barbey d'Aurevilly. Le Vavasseur s'avouait, avec cette modestie conciliante qui le caractérise, « Normand jusqu'à l'absurde ». Il chantait, avant tout, sa province et les fils nés du sol. Il avait débuté dans les lettres par la Vie de Pierre Corneille et son premier recueil de vers était à la gloire de Vire et des Virois. Il y célébrait Olivier Basselin, l'avocat Lehoux, maître Thomas Sonnet et les vieilles maisons de bois,

Où sur le pain que l'on entame
On fait le signe de la croix.

Comme Le Poussin, son aïeul, il se vantait de n'être allé à Rome que pour y retrouver des Normands. Car ce fils des Scaldes coureurs d'aventures aime assez les voyages. Il a admiré dans les cités du midi

Ce grand fourmillement de joie et de lumière.

Il a visité la Picardie, d'où il a rapporté quelques tableaux d'une note exacte, mais rien ne lui vaut le sillon natal, plein de souvenirs, rien ne lui vaut sa terre normande, où

Le soc déterre encor les grands os des aïeux.

Décentralisateur, régionaliste avant la lettre, il ne vit que pour sa province, son histoire, son Art, ses légendes. Il fouille les maisons pour y retrouver les vestiges du Passé, interroge les vieilles pierres, le vieux parler, Ies vieilles coutumes. Il rayonne, de son ermitage, non seulement sur les groupes littéraires de Normandie, mais sur les instituts d'archéologie, qu'il fournit de documents précieux et de monographies savantes.

On le voit courir de banquet en banquet pour porter la bonne parole.Elle se grave plus aisément dans les cœurs épanouis, à l'heure des libations. C'est là qu'il entonne ses hymnes en l'honneur des Aïeux, de la Terre, de l'Amitié, du Travail. C'est là qu'il s'emploie à rendre, aux yeux de tous, la vertu appétissante. Il lui prête le charme irrésistible de son éloquence. Il en éblouit son auditoire. Il tire un feu d'artifice en son honneur, car tout lui est matière à pointes et à fusées, même les sujets qui semblent le moins susceptibles d'agrément.

Lisez ses commentaires autour du Cy-gît Bidoche et sa femme, épelé sur la tombe d'un vieux cimetière normand. C'est un chef-d'œuvre d'ironie émue et de malice souriante. Il a tant d'esprit ! Ainsi quand il nous parle de Mortagne, perchée sur sa hauteur, il s'étonne, forcé qu'il est de se rompre le col pour l'apercevoir, qu'on en dise : « C'est un trou » ! N'allez pas en conclure que Le Vavasseur ne soit qu'un divertissant faiseur de mots. Cette vivacité pétulante, comme le remarque Baudelaire, n'exclut pas chez lui la rêverie, ni ses jongleries de rimes le balancement de la mélodie, et s'il a pour la pointe le goût de ses aïeux, c'est qu'elle lui sert aussi à déguiser son attendrissement. Il pirouette pour donner le change chaque fois qu'il sent lui venir une larme. Au reste, il sait que le poète est « l'homme de la prière, du surnaturel et du divin », mais il estime, comme Victor Hugo, qu'il n'a pas le droit de dire des mots d'homme fatigué. Il sait que l'esprit n'est pas la vertu essentielle du lyrisme. Il s'en avertit lui-même :

Vole plus près du ciel et rase moins la terre,
Pour monter jusqu'à Dieu dépense ton effort,
Dans le recueillement de la pensée austère,
O Muse, chante et prie ! En attendant la mort,
Reste debout, vivante, au seuil du grand mystère.

Cela, sans vouloir se perdre sur les cimes de l'orgueil. Il ne méprise personne. Il ne se croit pas supérieur aux autres. On l'applaudit aux champs. Comme le Lycidas de Virgile il n'en perd pas la tête :

Quelquefois, à midi, je me grise aux éclats
De ma voix et, le soir, j'hésite à me relire
Au lieu d'un méchant vers, j'ai peur d'en mettre un pire
Je sens les mots douteux fourmiller dans le tas !

Je cherche à corriger les fautes du poème.
C'est long, et je ne suis satisfait qu'à moitié,
Je voudrais mieux chanter. Je chante tout de même.

Il suffit d'ouvrir ses livres pour se convaincre que Le Vavasseur a bien chanté. J'ai dit la qualité de son inspiration. Celle de la forme ne lui cède en rien. Il a touché à tous les genres et y a porté sa griffe .A propos de Vire et des Virois, Baudelaire, qui s'y connaissait, a prononcé le mot de chef-d'œuvre. Le Vavasseur a composé des Eglogues où il met en scène, non plus des bergers de convention, mais les gens qu'il avait sous les.yeux des cultivateurs, des batteurs de blé noir, une vieille lavandière, un curé, un soldat. Celle qu'il intitule la Mort du Paysan peut se lire sans rien perdre de ses qualités d'émotion et de facture, après les meilleures pages du Jocelyn de Lamartine. Dans le genre épique, sa Dame des Tourailles, et la Clémence de Louis XI ne dépareraient pas la Légende des siècles. Le Vavasseur a même sur Hugo la supériorité d'atteindre à la même puissance d'effet, sans truquages ni sorcelleries de style, avec une extrême sobriété de moyens. Son discours sur la rime est un modèle du genre didactique. Son essai dramatique, Don Juan, étincelle de beautés,mais je crois bien qu'il a atteint son apogée avec le poème d'Horace, qui s'apparente au genre de l'Ode et qui se développe longuement jusqu'au bout, sans accroc, avec une ampleur magistrale. Dans ce poème, Le Vavasseur s'est montré le rival heureux du poète latin qu'il fait parler en vers dignes de lui :

Je ne suis qu'un joueur de flûte, mais, parfois,
De ma poitrine sort une note profonde
Si j'ai chanté les rois qui font trembler le monde,
J'ai célébré les dieux qui font trembler les rois.

Pour ce qui est des Odelettes et des Sonnets, impossible de choisir parmi tant de joyaux. Toute la série des sonnets consacrés aux poètes normands doit être mise hors de pair. Mais Le Vavasseur n'a pas seulement chanté les poètes et les hommes de sa race, il a chanté les paysages, les choses, les bêtes. Ecoutez-le parler des oies :

Elles battent de l'aile en se faisant des signes
Je ne comprends pas bien leur langue, mais je crois
Qu'elles passent leur vie à médire des cygnes.

Encore que rien n'y paraisse, Le Vavasseur se dit gêné dans l'alexandrin comme dans un habit noir. Il préfère les petits, vers qui, à la façon des écoliers espiègles, se moquent de la férule et escaladent les murailles pour aller dénicher les nids ou cueillir les pommes du voisin. Sa qualité suprême, c'est la conscience. Il a passé sa vie à retoucher et à polir ses vers. Il s'est refusé à reprendre,dans l'édition définitive, des poèmes de jeunesse, bien qu'ils aient reçu les applaudissements de Baudelaire, uniquement parce qu'il en estimait la forme insuffisante. S'il ne se grisait pas de son génie, du moins avait-il conscience de son effort. Il s'étonnait parfois de cette conspiration du silence organisée, dans la grande presse, autour de lui. Il en tirait quelque mélancolie, mais il n'eut jamais l'idée de faire appel à la réclame ni d'acheter les suffrages. Il ne voulait tenir la louange que d'une manifestation spontanée. On a vu par mes citations que le poète avait la frappe solide. Il a pris chez ses ancêtres du XVIe siècle l'amour du vers « bien joint et maçonné ». Nous n'avions pas besoin de son Discours sur la rime, de ses lexiques, de ses travaux étymologiques, pour le savoir instruit des secrets du langage. Son patriotisme lui avait fait lire de bonne heure jusqu'au plus petit poète du crû. Il se réjouissait que l'histoire du lyrisme français se confondît un moment avec l'histoire du lyrisme normand. Il s'était formé à l'air non seulement de Malherbe et de Corneille, mais de Taillefer, d'Alain Chartier, de Bertaut, de Benserade, de Bois-Robert. Il avait fréquenté Madeleine de Scudéry. Il n'ignorait rien de son vieux Vauquelin, l'auteur d'un Art poétique à qui Boileau doit tant, mais, disait-il :

Le plus normand des deux n'est pas celui qu'on pense.

Il célébra même Huet, le savant évêque d'Avranches, le protecteur de La Fontaine, en petits vers latins rimés :

Si te canerem gallice
Resurgeres a mortuis
Pro laudibus gradum tuis
U do voluto pollice.

où Baudelaire semble avoir pris ridée de son poème : Franciscæ meæ laudes.

Evidemment, Baudelaire était pour la joute lyrique solidement équipé de nature. Il n'avait pas besoin d'emprunter ses armes, mais Le Vavasseur lui apprit à les fourbir. Dans sa fureur de nouveauté, Baudelaire risquait de négliger nos vieux auteurs. Le Vavasseur les lui rappela. Il lui remit en mains jusqu'à Boileau, qui reste,en dépit de toutes les préventions, un maître-ouvrier dont on ne peut négliger la leçon. Baudelaire le comprit, du reste, puisque nous savons qu'à cette époque il allait partout en récitant des passages : Damon ce grand auteur... et il faut bien qu'il en ait retenu quelque chose, puisque ce mauvais coucheur de Dusollier l'y respire dans les Fleurs du Mal et en profite pour appeler Baudelaire un « Boileau hystérique ». Le Vavasseur était d'avis qu'en poésie comme en toute chose la maîtrise ne s'acquiert pas sans apprentissage et que les doigts ne peuvent espérer triompher du clavier, avant de s'y être fournis de souplesse et de dextérité. Il disait :

Quel que soit le métier qu'il ait appris, l'artiste,
Sous peine de laisser sa pensée en chemin,
Ne doit jamais sentir son outil dans la main.

Il n'y a pas de meilleure méthode pour franchir victorieusement les hasards et les difficultés du rythme. Et la preuve que Baudelaire s'estimait, par quelque endroit, l'obligé de Le Vavasseur, c'est qu'il lui rendit un hommage public en l'inscrivant dans sa galerie des contemporains, où il n'admet que des poètes d'élite. On sent, comme le dit justement Remy de Gourmont, son hommage inspiré par tout autre chose qu'un sentiment de complaisance et de camaraderie.

Autre preuve plus décisive encore. Dans son journal intime, et dans les notes qu'il y jetait à la hâte, pour lui-même, Baudelaire n'oublie pas Le Vavasseur, quand il dénombre ses premières liaisons littéraires. C'est, de tous les poètes de son âge, le seul qu'il cite et il lui fait l'insigne honneur de le citer parmi les aînés, à côté de Gérard de Nerval et de Théophile Gautier.

Il avait mis à profit ses indications sages et c'est peut-être encore à force de l'entendre répéter que les poètes doivent se consacrer à l'illustration de leur berceau, que Baudelaire s'était avisé qu'il y avait, dans Paris, un lyrisme neuf à découvrir.

ERNEST RAYNAUD.

(1) Il ressort d'une lettre de Mme Gustave Le Vavasseur qu'aujourd'hui encore les œuvres de son mari, dans certains milieux littéraires, sont réputées « introuvables ».

(2) Baudelaire, étude anecdotique et critique, à paraître aux éditions Garnier frères.

Mercure de France, 1er mars 1922, p. 402-419

A consulter :

Docteur E. Poulain, « Notes et documents littéraires : Charles Baudelaire et l'école normande », Mercure de France, 15 octobre1933, p. 214-226

Gabriel Brunet, « Littérature : Charles Poulain : Charles Baudelaire et l'Ecole normande », Mercure de France, 1er octobre1934, p. 125-126