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[novembre 1898]

Deux statues excentriques. – Oui, puisque l'une (qui est un buste) témoigne de la science et l'autre du génie d'un homme. Nous étions si bien habitués à voir le marbre taillé et le bronze fondu pour attester que vécurent des pantins ou de bas démagogues que vraiment la statue de François Millet ne peut plus nous apparaître que comme un monument de dévergondage et d'excentricité. Pour accentuer cette impression, il se trouve que le bronze posé là-bas à Gréville, sur un tertre près de l'église désolée par le vent, près de cette église dont Millet a dit toute la tristesse grise parmi la verdure pâle, il se trouve donc que cette statue est, d'après les images, une chose simple, grande, presque poignante par son accord admirable avec l'air, avec les pierres, avec la terre, avec l'église, avec les hommes de ce coin de la Hague. Ce sculpteur absurde et heureux, puisque son talent ne l'a pas fait mésestimer des comités, est un homme du même terroir que Millet et s'appelle Marcel Jacques.

Le mérite d'Abel Bergaigne est d'avoir démontré que loin d'appartenir à une antiquité fabuleuse et de représenter les premiers balbutiements, alors symbolistes (en vérité) de l'humanité, le Rig-Véda était un recueil de poèmes liturgiques relativement assez récents. Cette première manifestation de l'âme humaine est plutôt jugée maintenant comme des poèmes très raffinés, très aigus, où des prêtres subtils ont tâché d'enfermer sous des voiles assez denses une pensée sans doute assez obscure. Le livre de Bergaigne, la Religion védique était déjà un monument, mais qu'une colonne et son buste marquent son passage dans la vie, cela est très raisonnable. Il faut donc être surpris.

Et on sera encore surpris que des comités aient en peu de temps réussi leur désir ; on sera surpris, parmi nous surtout qui attendons toujours l'effigie de Baudelaire – que du reste on s'abstient maintenant de nous promettre, mais que les souscripteurs auront un jour le droit d'exiger en argent massif, et peut-être en or. On connaît l'histoire du grain de blé. La théorie de l'intérêt composé n'est pas moins inexorable. Le Balzac ne jouira pas sans doute de cette transmutation des métaux : la maison Falguière est renommée pour l'exactitude de ses livraisons (Épilogues Réflexions sur la vie 1895-1898, Paris, Mercure de France, 1903).