3e année. — N° 8, mai 1914

Séances générales de la Société
Congrès bas-normand
Joseph Mague : De tout mon cœur au mont Saint-Michel
Jean d'la Couplière : Restez t'cheu vous
Mme B*** : Le banquet de Querqueville
La ronde du loup, recueillie par Mme Doray, Grandcamp
Alfred Rossel : Roubari
Hubert : Coument qu'cha s'pass' à la ville
Baldric : Un bouon flip
C. Lemoyne : Euun' visite à la ferme des Rousae
A. Hérou : Mon rouet
J. Dumoncel : Les goublins d'achteu
Henri Fleuret : L'invitation du pêcheur
Vocabulaire
Nos auteurs


De tout mon Cœur au Mont Saint-Michel

Dès l'enfance amoureux de l'horizon lointain.
Que de fois, des jardins ou des remparts d'Avranches
J'ai, rêvant sur un banc caché parmi les branches,
Vu le Mont s'éveiller au soleil du matin.

Et que de fois à l'heure où cet astre qui sombre
Suit au delà des mers son éternel chemin,
J'ai vu la silhouette au profil surhumain
Du vieux Mont s'endormir dans un décor plus sombre.

Et que de fois encor, pèlerin scrupuleux,
Au péril de la mer j'ai traversé la grève
Pour venir implorer dans cette île de rêve
L'Archange qui triomphe au-dessus des flots bleus.

Ah ! je n'ai jamais vu le pied de ces tourelles,
Je n'ai jamais franchi cette Porte du Roi
Sans que l'amour déborde en mon cœur trop étroit,
Sans qu'un rayon d'extase éclaire mes prunelles.

Et je n'ai jamais pu dans mes yeux retenir
Des larmes de regret en quittant cette enceinte,
Ainsi les chevaliers sortant de Terre Sainte
En écrasant un pleur juraient d'y revenir.

Dites ! vous tous, amis de ce vieux Mont, artistes
Que conduit l'Idéal et qu'embrase la Foi,
Pourrez-vous bien, ce soir, sans vous tourner vingt fois,
Regagner en songeant vos rivages plus tristes ?

C'est qu'ici tout est saint, tout est grand, tout est beau.
Dans cette basilique et dans ce monastère
Les fervents du Passé ne peuvent que se taire
Et pleurer doucement comme auprès d'un tombeau.

Car tout est vide aussi ! Pour ce pèlerinage,
Aux yeux de tes amis montant de toutes parts,
Moines à l'abbaye et soldats aux remparts,
O Mont ! sont revenus du fond du Moyen-Age.

Avec toute sa cour et son luxe inouï
Nous avons vu François premier, le roi poète,
Passer, majestueux, entre les murs en fête
Et puis, tel un brouillard, tout s'est évanoui.

Le fantôme évoqué dans l'abîme retombe
Et dans la nuit des temps s'enfonce plus avant
Comme les corps perdus dans le sable mouvant.
Va ! les siècles passés dorment bien dans leur tombe.

Vois ! un sillon le lie aux rives de Beauvoir.
Et le siècle nouveau, d'inventions prodigue,
Fait trépider, rouler et siffler sur ta digue
Les moteurs et les trains du matin, jusqu'au soir.

Cela, c'est le Présent, frémissant d'espérance,
Plein d'admiration, c'est l'orgueilleux Progrès
Qui, comme un fils soumis, à tes pieds vient exprès
Pour mettre la Jeunesse et le cœur de la France.

Du front de ta Merveille, architectes, sculpteurs,
Du vandale et des temps ont effacé l'offense,
Les plus forts d'entre nous luttent pour ta défense
Contre les conquérants et les envahisseurs.

Nous leur avons crié d'une voix péremptoire :
N'étendez pas plus loin vos fertiles enclos.
Autour de notre Mont, laissez passer les flots,
Arrière ! Cette grève appartient à l'histoire.

Par Dieu, par Saint-Michel et par le chef d'Aubert
Nous te délivrerons malgré mainte bourrade,
Car nous voulons te voir comme un navire en rade
Fièrement, librement, te dresser sur la mer.

Pour que tu restes vierge, ô divine montagne,
Fils de d'Estouteville et fils de Du Guesclin
Nous avons allié contre l'esprit malin
La forte Normandie à la douce Bretagne.

Tout là-haut glaive au poing, notre Michel français
Qui plane sur le temple et sur la citadelle
Le Chevalier de Dieu nous groupe sous son aile
Et pour ses défenseurs présage le succès.

Quis ut Deus ? De vaincre ou de quitter la terre
Faisons, nouveaux croisés, le serment généreux,
Et tous, à deux genoux sur ce roc légendaire
Baisons les pas des saints, des savants et des preux.

Joseph MAGUE.