« Remy de Gourmont et les symbolistes russes », La Russie et la France, trois siècles de relations (actes du colloque organisé à Saint-Lô et à l'abbaye d'Hambye par le Conseil Général de la Manche les 17 et 18 septembre 1993 pour commémorer le centenaire de l'Alliance franco-russe ; actes publiés dans La Revue Russe n°6, Institut d'Etudes Slaves, Paris, 1994).


REMY DE GOURMONT ET LES SYMBOLISTES RUSSES

Remy de Gourmont est né en 1858 à Bazoches-en-Houlme, dans l'Orne, et mort à Paris en 1915.

Après des études à l'Université de Caen, il est nommé en 1884 à la Bibliothèque Nationale, d'où il sera révoqué en 1891 pour un article jugé scandaleux sur le Joujou Patriotisme.

Il collabore, dès sa création en 1889, au Mercure de France et en devient le critique le plus autorisé.

Son œuvre de romancier, de poète et de dramaturge n'atteint pas la qualité de son œuvre critique, qui a mieux résisté au temps.

Le Livre des Masques, publié en 1896, qui dresse les portraits des écrivains de la génération symboliste, inaugure son mode d'expression privilégié, l'essai. Epilogues, Dialogues des Amateurs sur les Choses du Temps, Promenades littéraires, Promenades philosophiques, regroupent les articles publiés chaque quinzaine, de 1895 à 1913, dans le Mercure de France.

Esprit original, aimant l'érudition comme la fantaisie, R. de Gourmont a été considéré, selon les termes de T. S. Eliot, comme « la conscience critique de sa génération ».

Son frère Jean est une personnalité moins connue. Romancier (L'Art d'Aimer, La Toison d'Or) et critique littéraire (Henri de Régnier et son œuvre, Muses d'Aujourd'hui), il collabore également au Mercure de France depuis 1900.

L'un et l'autre sont devenus en 1905 les correspondants parisiens de la revue symboliste russe La Balance (Vesy) (1).

Lorsqu'en 1904, écrit G. Nivat, deux poètes, le russe Valéri Brioussov et le lituanien Jurgis Baltrusaitis, fondèrent avec Serguei Poliakov, le fils d'un marchand moscovite, la revue la Balance, une ère nouvelle s'ouvrit. Placée comme la maison d'édition Scorpion, dont elle relevait, sous le patronage du Zodiaque, graphiquement conçue avec raffinement par Léon Bakst, pourvue de correspondants illustres dans toute l'Europe (René Ghil, Remy de Gourmont en France, Papini en Italie), la revue n'eut jamais plus de 1600 abonnés mais fut, de 1904 à 1909, l'épicentre du Symbolisme (2).

La Balance n'est pas chronologiquement la première revue symboliste russe. En 1899 Diaghilev a fondé Le Monde de l'Art (Mir Iskoustva), consacré surtout à la peinture, et en 1901 Merejkovski a lancé Le Nouveau Chemin (Novy Put) orienté plutôt vers la littérature et la philosophie. Les deux revues cessent leurs publications quand La Balance commence les siennes. Mais à son tour, jugée trop conservatrice par la deuxième génération symboliste groupée autour de Blok, elle suscite en 1906 la concurrence de La Toison d'Or (Zolotoe Runo), financée par le mécène moscovite Riabouchinsky, et qui organise à Moscou en 1908 et 1909 les grandes expositions où figure tout le meilleur de l'art français du début du XXe siècle, de Cézanne à Matisse, de Bonnard à Rouault (3).

Mais le groupe de La Balance, « gardien des principes indispensables de l'art », écrit Zinaïda Hippius en 1908 dans le Mercure de France (4), représente le mouvement symboliste russe à son apogée et son rôle a été essentiel dans la définition de cette grande tendance esthétique et dans la création de la première école littéraire en Russie (5).

Le rédacteur dévoué de la revue, le grand poète Valéri Brioussov, a su nouer les contacts internationaux nécessaires à l'épanouissement de la littérature russe au début du XXe siècle car, ajoute Zinaïda Hippius, « à notre époque, tout mouvement littéraire ou scientifique étroitement national, sans de fortes attaches à la culture universelle, est condamné à rester sans réelle valeur ».

La revue est animée par un état-major d'écrivains groupés autour de Brioussov : Biély, Balmont, Soloviev, Ellis. Elle a pour illustrateurs les peintres Bakst, Vroubel, Paul Kouznetzoff, mais aussi occasionnellement le Belge James Ensor, les Français Georges de Feure et Odilon Redon, l'américain Will Bradley, et d'autres.

Ses deux critiques d'art sont à Moscou Igor Grabar et à Paris Maximilian Volochine (6) qui rend compte des expositions parisiennes et consacre deux essais à Odilon Redon.

Les deux revues symbolistes La Balance et La Toison d'Or ont fait connaître au public russe l'art occidental, et principalement français, formé le goût des amateurs et largement contribué à la constitution des grandes collections privées d'avant la Révolution.

Le modèle de La Balance est le Mercure de France auquel la revue fait fréquemment référence. Inversement le Mercure lui fait une place dans les articles de ses collaborateurs russes : Sémionov, qui publie régulièrement de 1906 à 1909 ses « Lettres Russes », et Zinaïda Hippius.

Sans négliger Wilde, Ibsen ou Nietzsche, c'est au Symbolisme français que la revue a porté le plus grand intérêt et avec les Français qu'elle a noué les relations culturelles les plus étroites. Pour preuves : la statistique des comptes rendus d'ouvrages, en 1904, première annnée de parution, 53 français, 14 allemands, 16 divers ; ou bien encore le nombre des correspondants étrangers : 1 en général par pays, 2 en Allemagne, 4 en moyenne en France, sans compter les Russes de Paris, Alexandra de Holstein et Maximilian Volochine.

Son principal correspondant français est René Ghil. Ses 48 contributions ont tenu les lecteurs au courant de toute l'activité littéraire française des décennies 1880-1910. Ses principaux articles sont consacrés à Verlaine, qu'il avait rencontré en 1886, Mallarmé, Verhaeren, Paul Claudel, Saint-Pol-Roux (7).

Les autres collaborateurs sont Adolphe Van Bever, écrivain et critique littéraire, Jean et Remy de Gourmont à partir de 1905, René Arcos à partir de 1907, enfin Jean Charpentier en 1909 (8).

Jean de Gourmont écrit pour La Balance à quatre reprises (9). Trois de ses envois sont consacrés au roman et à la nouvelle en France au début du siècle, sortes d'aperçus généraux de la littérature française, et le quatrième au prix Goncourt de 1907, occasion d'un éloge des deux frères :

A côté des romans de Zola, solides comme des maisons de rapport, les Goncourt ont introduit un style aristocratique et raffiné et ont donné au Naturalisme de la race et de la retenue.

Dans le même numéro il rédige la notice nécrologique de Huysmans (dont A Rebours a été traduit en russe l'année précédente). Enfin au terme de son dernier article, en juillet 1908, il présente Henri de Régnier (ainsi que son épouse, fille de Heredia, qui écrit sous le pseudonyme de Gérard d'Houville) et cite quelques vers des Vacances d'un Jeune Homme Sage :

Si j'ai aimé de grand amour,
Triste ou joyeux,
Ce sont tes yeux.
Si j'ai aimé de grand amour,
Ce fut ta bouche, grave et douce,
Ce fut ta bouche...

La participation de Remy de Gourmont a pris deux formes simultanées :

d'abord une forme indirecte et involontaire à travers les articles critiques qui lui sont consacrés par les collaborateurs de la revue. Celle-ci le présente à ses lecteurs dès son deuxième numéro (février 1904) en relatant sa nomination à la tête de la Revue des Idées : « ce subtil penseur, brillant critique et intéressant poète » (10).

Successivement René Ghil, René Arcos et Jean Charpentier feront son portrait à l'occasion de la publication de ses ouvrages (11).

ensuite une forme directe constituée par les envois de Remy de Gourmont à La Balance. Ils ne sont pas nombreux : sept au total, en 1905, 6, 8 et 9 ; mais forment un bon échantillon de l'art et de l'esprit de leur auteur (12).

Quel portrait de Remy de Gourmont la revue donne-t-elle au public russe ?

Pour René Ghil, rendant compte de Simone, en janvier 1908, c'est : « un philosophe ironique et sceptique ; un écrivain de la génération des Grands ; un adepte militant du symbolisme » pourtant respectueux de ses adversaires littéraires.

Sa personnalité philosophique est constituée de trois éléments : l'observation des choses de ce monde, une érudition très vaste où s'entrechoquent les idées, enfin le goût d'une ironie aiguë semblable à l'esprit raffiné de Stendhal, Chamfort et Rivarol...

Observateur attentif, spectateur sans enthousiasme comme sans indignation des moeurs et des événements... il souffre peut-être de ne pouvoir choisir entre la foi et la connaissance...

Mais en lisant le beau poème, Simone, on oublie ce philosophe habitué à juger les gens et les choses et à les trouver trop légers.

René Arcos qui, en septembre 1908 fait la critique du 2e tome des Promenades philosophiques résume d'abord les idées de l'auteur sur la stabilité de l'intelligence humaine et sa loi de la constance intellectuelle :

qualitativement le génie de notre ancêtre qui a jeté une branche sur des braises pour conserver le feu ne se distingue pas du génie de l'ingénieur contemporain... Evolution n'est pas progrès. L'évolution est un fait et le progrès un sentiment. Depuis le jour de sa création l'humanité n'a pas avancé d'un seul pas (13).

Le sceptique Remy de Gourmont, écrit Arcos, est l'un des esprits les plus avancés de notre temps, nourri des meilleurs classiques mais ennemi de l'académisme désuet et partisan des conceptions les plus audacieuses. C'est un homme hyper moderne... La fin de son livre comprend de très belles pages consacrées aux montagnes et aux fleuves de France, et d'autres consacrées à la protection du paysage.

Ce sont les essais intitulés « Idées et Commentaires », deuxième partie des Promenades philosophiques, qui révèlent un de Gourmont défenseur précoce de l'environnement et du patrimoine monumental et un promoteur du tourisme culturel.

En 1909 Jean Charpentier met l'ultime touche au portrait :

Tantôt poète, romancier, critique, essayiste, philosophe, savant, et maintenant conteur charmant de petites histoires bourgeoises dans l'esprit du 18e siècle, inondées de lumière comme les tableaux des Impressionnistes... On peut se demander si l''œuvre de Remy de Gourmont n'est pas ce petit ruisseau dont parlait Voltaire, clair parce qu'il n'est pas profond. Mais nous rétorquerons que ce petit ruisseau reflète le ciel et vient de loin. Il traverse de nombreux pays et caresse de son flot la végétation la plus variée.

En quoi consistent les envois de Remy de Gourmont à la revue ?

Le premier est, en février 1905, un large compte rendu d'un article sur « Les Civilisations pauvres » (que le Mercure fait paraître aussi dans son numéro du 1er février), suivi d'une dénonciation de la censure russe à l'encontre de la revue française (parue dans le numéro suivant du 15 février). Soit hasard administratif, soit inattention des censeurs, la critique de Remy de Gourmont est publiée in extenso dans le numéro de La Balance.

Les Américains représentent la civilisation hâtive comme les Japonais représentent la civilisation pauvre... celle où l'on peut vivre d'une poignée de riz et d'un morceau de poisson salé ... n'avoir ni chaises ni tables... et cependant de l'argent disponible pour les fusils et les canons,

quand les civilisations riches consacrent leurs dépenses au confort de l'existence.

Cette situation est pour les Nippons un avantage, mais elle représente en même temps pour les Russes, ou pour tout autre peuple qui aurait à les combattre, une injustice de fait.

Et de conclure, à l'adresse des Japonais :

Vous êtes des barbares, c'est-à-dire un de ces peuples qui demandent aux vraies civilisations ce qui accroît leur force et négligent ce qui accroîtrait leur bien-être.

Cet article est d'une importance capitale, non à cause de son contenu qui reste pourtant d'actualité, que pour expliquer la collaboration de son auteur à La Balance.

De quelle manière en effet cette collaboration s'est-elle établie ?

Les relations que R. de Gourmont a pu entretenir avec les écrivains russes de la revue restent conjecturelles du fait de la disparition de la quasi totalité de la correspondance de l'écrivain : Alexandra de Holstein, dont la maison à Paris était le lieu de rendez-vous de l'émigration russe et le centre de liaison des deux cultures ; Volochine qui, de 1901 à 1916, partage son temps entre Paris et la Crimée ; Balmont qui, compromis dans la Révolution de 1905, s'exile à Paris l'année suivante ; Brioussov, qui voyage souvent en Europe Occidentale, mais dont il n'y a pas, à ma connaissance, trace d'une rencontre avec R. de Gourmont. Du moins les deux hommes partagent-ils la même avidité de savoir et le goût de la passion amoureuse. Tandis que de Gourmont ose décrire dans un langage direct les plaisirs de l'amour par exemple dans le « Dialogue des Amateurs sur la Pornographie » que La Balance publie en 1908 Brioussov introduit dans la poésie russe la volupté de l'expérience érotique.

Défiguré par un lupus tuberculeux depuis 1891, Remy de Gourmont, reclus volontaire, ne fréquente guère les Salons et se consacre entièrement à ses écrits.

On peut raisonnablement penser que c'est la rédaction du Mercure de France dont René Ghil a d'ailleurs fait partie en 1896-97 qui a envoyé avec l'accord de l'auteur le premier article sur « Les Civilisations pauvres ». A moins que René Ghil lui-même, auquel Brioussov consacre dans le numéro de décembre 1904 de La Balance une « Etude avec portrait et autographe », n'ait mis en relation R. de Gourmont et la revue russe (14).

La sollicitation est sans doute venue de cette dernière. Elle rend compte, dès ses premiers numéros, des publications du Mercure, et en février 1904 consacre une critique aux Promenades littéraires de R. de Gourmont.

Pour celui-ci l'occasion de collaborer n'a pu être fournie que par le conflit russo-japonais qui attire son attention sur le Russie et suscite, comme on l'a vu, ses réflexions.

C'est au cours des années 1906-1909 que R. de Gourmont participe réellement à la rédaction de La Balance.

Dans le numéro de juin 1906 il y publie ses « Extraits d'un Carnet de notes sur Villiers de l'Isle-Adam », qui sont intégralement traduits en russe, ainsi qu'une courte nouvelle inédite de Villiers, Le Vieux de la Montagne :

Je connus Villiers à la Bibliothèque Nationale, où j'étais alors attaché au service public. Il y venait peu car il lisait dans son imagination plutôt que dans les livres ; mais à ce moment-là il désirait quelques notions précises sur la vie de Milton, pour ses Filles de Milton, qu'il ne devait esquisser que plus tard et qu'il me fut donné de publier après sa mort...

Les Contes Cruels (1883) sont une date littéraire. De les avoir lus, des jeunes gens se sentirent troublés. Vers le même temps on avait connu Sagesse et découvert Mallarmé. A Rebours acheva la moisson, en fournissant le lien. Il y eut une nouvelle gerbe qui se récolte encore tous les ans, il y eut une nouvelle littérature (15).

A ce long essai sur Villiers, que R. de Gourmont considérait comme son maître, font suite, dans les numéros de juillet et d'août de la même année 1906, les traductions de trois petites nouvelles qui seront deux ans plus tard rassemblées dans Couleurs : le « Blanc », le « Noir », le « Vert ».

Dans la seconde les lecteurs russes font, sans le savoir, la connaissance du jardin public de Coutances :

La plus belle fleur que Duclos avait jamais vue était un dalhia noir. C'était dans le jardin public d'une petite ville de Normandie, un jardin de tulipes, de pâquerettes, de glycines, de charmilles et d'orangers...

Un grand jardin de province où rient trois enfants, où l'ecclésiastique, qui vient d'achever son bréviaire, échange des phrases timorées avec deux vieilles dames en noir !... Ses plates-bandes et ses corbeilles dosaient avec goût les fleurs de serre qui viennent prendre l'air, et les fleurs rustiques qui couchent dehors, celles qui ferment à la nuit les yeux qu'elles ouvrent au soleil, celles qui ont toujours un nouveau sourire pour remplacer celui qui se meurt et celles qui se donnent toutes, tout d'un coup, d'un seul grand baiser.

L'année 1908 multiplie les relations entre les Français et La Balance. Jean de Gourmont présente l'activité littéraire de l'année et fait connaître Henri de Régnier. René Arcos fait la critique des nouveaux romans : Le Bourg régénéré, de Jules Romains, La 628-E8, roman de l'automobile, d'Octave Mirbeau (16). Et après avoir encore présenté André Gide « si peu connu en France, mais qui rencontre la sympathie des lecteurs de cette revue », puis L'Intelligence des fleurs de Maeterlinck, il termine en regrettant « qu'il ne reste pas de place pour jeter quelques fleurs sur la tombe d'Alfred Jarry ».

Remy de Gourmont envoie, pour le numéro de juin, un dialogue « Sur la Pornographie » (le mot doit s'entendre plutôt dans le sens actuel d'érotisme), que publie parallèlement le Mercure de France. Cet échange de vues entre MM. Delarue et Desmaisons répond à la campagne puritaine du sénateur Béranger et de la Société des Gens de Lettres qui ont entrepris de passer à la littérature le corset des bonnes mœurs :

M. Delarue : – Réjouissez-vous mon cher ami, on va pendre tous les pornographes et brûler tous leurs livres, enfin !

M. Desmaison : – Mais je ne me réjouis pas du tout, attendu que j'aime beaucoup la pornographie.

M. Delarue : – Comment, vous osez ?...

M. Desmaisons : – Oui j'ose dire que la belle pornographie me réjouit, celle de la Bible, celle d'Aristophane, celle de Martial et de tous ces solides Romains qui vitupèrent la débauche avec une précision merveilleuse, la nôtre enfin, celle qui amusa le Moyen-Age, celle de Rabelais, celle de Ronsard, celle dont Henri IV se plaignait qu'on ne lui en donnait pas assez, la pornographie éloquente du président Maynard qui mèle le train bacchant du Grand Siècle, et tout ce qui suivit jusqu'à nos derniers grands écrivains que la justice bourgeoise, comme il sied, persécuta...

Et le dialogue se termine ainsi :

M. Desmaisons : – Lisez les pornographes. Vous n'y verrez jamais que de jolies femmes soigneusement lavées, parfumées et poudrées. Rien de répugnant. Des images de volupté...

Des seins se gonflent, des arcs se bandent, des bouches se trouvent, des corps se ploient.

M. Delarue : – Vous poétisez peut-être un peu ?

M. Desmaisons : – Du tout. Je vous esquisse le tableau des divertissements qui inspirent aux anti-pornographes la plus forte haine.

M. Delarue : – Et cela se comprend bien.

En juillet 1909, dernière année de parution de La Balance, R. de Gourmont envoie sa « Glose sur le Gynécée » d'André Rouveyre, recueil de dessins que publie la Société du Mercure de France.

Un passage y est consacré à la pudeur féminine :

De ma vie je n'ai jamais vu chez les femmes ce double geste (de pudeur) des marbres grecs et André Rouveyre ne les a représentées ainsi qu'une seule fois. Peut-être parce que nous n'avons jamais surpris dans les roseaux une innocente nymphe. Car la femme moderne se déshabille plutôt au bord du lit qu'au bord de la rivière, plutôt à l'ombre des rideaux qu'à l'ombre des saules. Elle ôte méthodiquement bijoux, robe et dentelles... Elle trouve même le temps d'enfoncer un peu plus profondément ses peignes, tout comme les chevaliers fixaient un peu plus solidement leur armure avant d'aller au combat.

Cet article est la dernière contribution française à la revue. A la fin de l'année 1909 Brioussov met fin à l'existence de La Balance puisqu'elle avait rempli son contrat : faire connaître en Russie le mouvement symboliste, intégrer la littérature russe à la culture internationale.

D'autres revues largement ouvertes au Symbolisme lui succédèrent : Apollon, fondée en 1909, par Serge Makovski, et à laquelle collaborent René Ghil, Jean de Gourmont, Jean Charpentier, mais aussi André Gide et onze autres correspondants français ; puis Les Travaux et les Jours, d'Ivanov, Biély et Blok en 1911, où l'influence française déclina sans pour autant s'effacer.

L'oraison funèbre du Symbolisme fut prononcée, avant sa mort véritable, par le poète Boris Sadovskoï dans le numéro 4 des Travaux et des Jours, en octobre 1912 :

Hier encore on pouvait croire que la beauté avait vaincu. Le Monde de l'Art, la Balance, la poésie nouvelle, des mots nouveaux. Mais qu'est devenu tout cela ? Où sont disciples et héritiers ? Il n'y a personne. En vain regardons-nous derrière nous au bord de la fondrière... (17)

« Hier » en effet, une véritable école littéraire s'était créée en Russie. Et le rôle de Remy de Gourmont et de Jean et des autres a été de l'amarrer à l'Europe et à la France et de lui donner une reconnaissance et une audience internationales. Cet enrichissement mutuel, l'imposant corpus de textes littéraires et philosophiques, l'épanouissement de personnalités variées, comme Brioussov, Balmont ou Blok en Russie, ont contribué à faire de ce début du XXe siècle cet « Age d'argent » dont parle Nicolas Berdiaev.

La Balance représente tout à fait l'un des aspects du Symbolisme russe, l'européanisme, que Berdiaev baptise « la Renaissance culturelle du début du XXe siècle ».

La revue, et sa maison d'édition Scorpion, ont accompli un énorme travail de traduction et de publication des œuvres étrangères, de Strindberg et Whitman à Maeterlinck et Verhaeren.

A l'inverse les correspondants français mais aussi européens ont contribué à satisfaire la demande intellectuelle considérable des symbolistes de Moscou et de Petersbourg. Ivanov, s'adressant à Brioussov, le directeur de La Balance, le traducteur des Romances sans Paroles de Verlaine, le poète d' Urbi et Orbi, écrit :

Ton vers juste, invaincu,
Pour nous langue infaillible,
S'est vêtu d'airain nu
Et de force latine.
(Transparence)

La Balance disparaît au moment où la deuxième génération symboliste verse dans le Messianisme et dans un catastrophisme teinté de mysticisme et de slavophilie. Blok et Biely expriment, dans les années qui précèdent la guerre, un mépris de l'Occident rationnel, la perception de la fin prochaine d'une civilisation, l'appel aux forces instinctives et sauvages du peuple et au déferlement des « Scythes ». Pour eux, la mort de l'humanisme, la décomposition de la Russie civilisée, la disparition de la fragile croûte occidentale allaient donner naissance à une nouvelle Russie, populaire et barbare.

Viatcheslav Ivanov, dans son article « Sur l'Idée Russe » paru en 1909, en tire l'amère conclusion :

La Russie secréta une culture critique tout en préservant dans ses bas-fonds les vestiges vivants d'une autre culture primitive ; et nos coeurs n'en finissent pas de souffrir de cette déchirure (18).

Bernard Beck

NOTES

(1) La personnalité et l'œuvre de Remy de Gourmont ont donné lieu à de nombreuses études parmi lesquelles on retiendra :

Paul Escoube (Paul Délior) : Remy de Gourmont et son œuvre. Edit. du Mercure de France, 1909 et 1921.

Eugène Bencze : La doctrine esthétique de Remy de Gourmont. Edit. du Bon Plaisir, Toulouse, 1928.

Karl D. Uitti : La passion littéraire de Remy de Gourmont. Princeton University, New-Jersey, et PUF, Paris, 1962.

Charles Dantzig : Remy de Gourmont. Coll. Les Infréquentables, Edit. du Rocher, 1990.

Adolphe van Bever a établi en 1921, pour Paul Escoube, une bibliographie complète des écrits de Remy de Gourmont. P. Escoube, ouv. cité, p. 85, mentionne en conséquence la participation de R. de Gourmont à La Balance (sans autre précision). De même que K. Uitti, qui reprend la même source. Mais La Balance étant écrite en russe, aucun de ces deux auteurs n'a lu ou analysé les articles adressés par de Gourmont à la revue, ni les critiques de ses ouvrages faits par d'autres collaborateurs français ou russes.

(2) Georges Nivat, « Le symbolisme russe », in Histoire de la Littérature Russe : le XXe siècle, l'Age d'Argent, sous la direction de E. Etkind, G. Nivat, I. Serman et V. Strada, Paris, Fayard, 1987, p.84.

La revue La Balance (Vesy) a paru chaque mois de 1904 à 1909 (72 numéros). Ecrite en russe, elle ne transcrit en français que quelques citations, par exemple les vers d'Henri de Régnier ou ceux de Remy de Gourmont (Simone). Les bibliothèques parisiennes de L'Institut d'Etudes Slaves et de l'Ecole des Langues Orientales possèdent la collection (incomplète) de ce périodique.

(3) Igor Grabar rend compte dans le numéro 6 de 1908, pp.91-93, de cette grande exposition organisée à Moscou par La Toison d'Or, et des nouvelles tendances post-impressionnistes et « multicoloristes » de la peinture française, issues de Cézanne, Gauguin, Van Gogh : Matissistes, « synthétistes » (Valloton, Bonnard, Vuillard), solitaires (Denis, Rouault). La toile de Van Gogh, Café la nuit, peinte en Arles en 1888, y est exposée. Chagall, à qui Léon Bakst fait alors découvrir la peinture française, s'en inspira pour Sabbah, 1909.

« A côté, termine Igor Grabar, la section russe ne présentait pas le même tempérament fougueux et cette volonté de convaincre, cette confiance en soi. Au contraire on y ressentait l'indifférence et l'absence complète d'une grande foi véritable. Non qu'il n'y eût pas de talents, mais ils donnaient l'impression de mélancolie pesante qui vous anéantit et l'on avait envie de fuir pour aller chez les Français ».

(4) Zinaïda Hippius : « Notes sur la Littérature russe de notre temps », Mercure de France, 1er janvier 1908, pp.71-79.

(5) Georgette Donchin : The Influence of french Symbolism on russian poetry, chap. 2, "La Presse", S'Gravenhage, Mouton, 1958, pp. 32-75

(6) Efim Etkind : « Maximilian Volochine », in Histoire de la Littérature russe, op. cit., note 2, pp.533-553.

(7) René Ghil a apporté sa contribution à La Balance dès le second numéro (février 1904). Disciple de Mallarmé, fondateur de l'école « instrumentaliste » et de la revue Ecrits pour l'Art, il est entré en rapport avec la revue moscovite par l'intermédiaire d'Alexandra de Holstein qui tenait sa maison ouverte à tous ses amis russes et français. Il y rencontra Volochine, le critique d'art de la Balance à Paris, et un peu plus tard Balmont. Cf. Véra Adamantova, « Lettres inédites de René Ghil à Alexandra de Holstein », Revue des Etudes Slaves, t. 63, fascicule 4, 1991, pp.801-836.

(8) Adolphe van Bever (1871-1925) : écrivain et critique littéraire à qui l'on doit de pertinentes analyses de Thomas Belleau, Molière, Laclos, Rousseau, Baudelaire, Verlaine. Il a été le correspondant de la Balance de 1904 à 1908.

René Arcos (1881-1959) : poète et romancier, fondateur avec Vildrac et Duhamel du groupe de l'Abbaye en 1903, puis avec Romain Rolland de la revue Europe en 1922. En rupture avec le Symbolisme, sa poésie évolua à la veille de la première guerre mondiale vers le messianisme pacifiste.

(9) Jean de Gourmont : « Le Roman et les romanciers français », numéros 8 (1905), 10 (1906), 7 (1908), et « Autour du prix des Goncourt », numéro 6 (1907).

(10) La Balance, 2,1904, p.79.

(11) René Ghil, 2 (1904), fait la critique des Promenades littéraires de R. de Gourmont, et la revue présente l'auteur à ses lecteurs (p.79).

René Ghil, 1 (1905), critique de Simone.

René Arcos, 8 (1908), critique des Promenades philosophiques, 2e série.

Jean-Louis Charpentier, 5 (1909), critique de Couleurs suivi de Choses anciennes.

(12) L'essai sur « Les Civilisations pauvres » (la Balance, 2,1905) est paru dans le numéro du 1er fevrier 1905, pp. 422-25, du Mercure de France. Il sera ultérieurement réuni à Epilogues, réflexions sur la vie, 2e série, 1899-1910.

L'Extrait d' « Un carnet de notes sur Villiers de l'Isle-Adam » (la Balance, 6,1906, pp.44-51) sera réuni aux Promenades littéraires, 3e série, consacré au symbolisme.

Les petites nouvelles « le Blanc », « le Noir » (la Balance, 7, 1906, pp. 30-40) et « le Vert » (la Balance, 8,1906, pp.30-34), publiées parallèlement dans Le Mercure de France seront réunies plus tard sous le titre Couleurs.

« L'Essai sur la pornographie » (la Balance, 6,1908), qui paraît en même temps dans le numéro du 16 juin du Mercure de France sera réuni ensuite aux Dialogues des Amateurs sur les choses du temps, 5e série.

« La Glose sur le Gynécée » d'André Rouveyre (la Balance, 7,1909) est une préface à la publication d'un recueil de dessins d'André Rouveyre, édité en 1909 par la société du Mercure de France.

(13) Promenades philosophiques, 2e série : « une loi de constance intellectuelle ». Edit. du Mercure de France, 1908, p. 94.

(14) Véra Adamantova : « Lettres Inédites... » Revue des Etudes Slaves, op. cit., note 7 ; lettre 6 du 12 juillet 1905 (p. 808) où Ghil évoque les démarches qu'il fait auprès de Brioussov pour qu'il publie articles et comptes rendus.

(15) « Un carnet de notes sur Villiers de l'Isle-Adam » a été également publié dans le numéro 4 (1906) de la revue l'Ermitage.

(16) Jean de Gourmont, « Roman et romanciers français », la Balance 6,1908, pp.78-83.

René Arcos, « Quelques nouveaux livres français », La Balance 9, 1908, pp.77-83. La 2e série des Promenades philosophiques de R. de Gourmont y fait l'objet d'une longue analyse.

(17) Les Travaux et les Jours, numéro 4-5, octobre 1912, p.133.

(18) Cité par Georges Nivat, in Histoire de la Littérature Russe, op. cit., note 2, p. 102.

[entoilage réalisé d'après une disquette obligeamment fournie par l'auteur]