« Mon paroissien », Rémy de Gourmont ,
Revue du département de la Manche, janvier 1959, pp. 42-44


« Mon paroissien »

Rémy de Gourmont

A la fin de septembre 1929, je fus nommé curé du Mesnil-Villeman dans le canton de Gavray. Quelques jours plus tard, je reçus une lettre de Louis Beuve qui m'avait soutenu de sa bienveillante amitié pendant les deux années de mon vicariat à Notre-Dame de Saint-Lô :

« Cher Monsieur l'Abbé, vous êtes le curé de Rémy de Gourmont ».

J'en savais assez pour ne plus compter ce paroissien illustre parmi les vivants et je n'eus pas de peine à réaliser, dès ma première visite, la place que tenait encore dans les souvenirs la famille de Gourmont : M. et Mme Auguste de Gourmont, Rémy, les jumeaux Joseph et Henri, Mlle Marie et M. André.

Rémy était né à Basoches-en-Houlme, dans l'Orne, en 1858, ancien élève du Lycée de Coutances ; les autres fils, nés au Mesnil-Villeman, anciens élèves du Collège diocésain de Saint-Lô. On conservait encore à l'école communale la table qui avait servi aux jumeaux.

Leur domaine n'existait plus. Le manoir lui-même ne leur appartenait plus. Seule, au cimetière, se détachait dans sa noble simplicité la pierre tombale de Mme de Gourmont, née Mathilde de Montfort, une petite nièce de Malherbe.

J'en étais là quand, le 23 octobre, je reçus du « 15, rue des Images, à Saint-Lô », une lettre, à l'écriture bien caractérisée, qui m'apportait un véritable dossier sur mon paroissien... d'autrefois.

« J'ai jeté, ces matins derniers, un coup d'œil sur les livres et coupures que je possède, intéressant Rémy de Gourmont. J'ai copié çà et là, des notes et pris quelques extraits qui pourront vous intéresser au point de vue de l'église et du château et aider à votre acclimatation ».

Après avoir été installé par le vénérable doyen de Gavray, je l'étais donc définitivement par Louis Beuve.

Ce dossier me fut précieux. Je l'ai sauvé du feu alors que j'oubliais des papiers de famille. C'était une introduction à Rémy de Gourmont et aussi à l'âme de ma petite paroisse.

Dès ce temps, je savais que Rémy n'était pas un auteur pour bibliothèques paroissiales, mais j'ignorais à quel point il était resté paroissien, aimant sa vieille église et sa liturgie.

Louis Beuve m'avait transcrit des vers de « Simone » :

« L'église ressemble au vieux manoir.
. . . . . . . . . . . . . .
« Pendant que tu prieras, je songerai aux hommes
« Qui ont bâti ces murailles, le clocher, la tour,
« La lourde nef pareille à une bête de somme,
« Chargée du poids de nos péchés de tous les jours,
« Aux hommes qui ont taillé les pierres du portail
« Et ont mis sous le porche un grand bénitier ;
« Aux hommes qui ont peint des rois sur le vitrail
. . . . . . . . . . . . . . .
« A ceux qui ont chanté au livre du lutrin
« A ceux qui ont doré les fermoirs du missel.

C'était bien mon église avec son vitrail de 1313, son bénitier, sous le porche, et tant de souvenirs qui allaient me réserver de si pures jouissances. Les Gourmont me devenaient chaque jour plus proches. Je connaissais leurs demeures, leurs vieux et fidèles serviteurs. Louis Beuve vint lui-même ce jour, accompagné de son fils, allant reconnaître au cimetière de Gavray la tombe d'Armand Lebailly, l'ami de Lamartine.

Ensemble nous visitâmes l'église ; ensemble nous suivîmes l'avenue du « vieux manoir » que nous appelions l'« allée des songes », et nous saluâmes « la petite croix de fortune ».

En 1931, se produisit un petit événement de librairie, « Le Latin mystique » de Rémy de Gourmont fut réédité. L'hommage rendu à la liturgie romaine y est magnifique. Non seulement cela, mais le grand lettré a voulu lutter avec ses modèles. Il a réussi des traductions du Stabat mater, du Dies Irae et du Salve Regina d'une extraordinaire fidélité. C'est ainsi que l'ancien animateur du Mercure de France devint collaborateur du bulletin paroissial « Chez nous », dans lequel je publiai son Stabat Mater qui fut fort apprécié de la population, très dévote à Notre-Dame de Pitié.

« Quels yeux pourraient garder leurs larmes
« A voir la Mère de l'Adorable
« Sous le poids d'un tel supplice :
« Quel homme au monde sans se contrire
« Pourrait contempler le martyre
« De la mère et de son fils ?

On a beaucoup écrit sur les sentiments de Rémy de Gourmont à l'égard de la religion. On a expliqué son hostilité par l'opposition instinctive qui le dressa contre sa mère, sainte femme au tempérament violemment dominateur. Ce qui est certain c'est qu'il ne manquait pas d'assister à la grand'messe lors de ses séjours au Mesnil-Villeman. Nous savons aussi qu'il accompagna plusieurs fois son ami Huysmans chez l'abbé Mugnier. M. André de Gourmont nous a communiqué un souvenir très savoureux. Après la parution du « Latin mystique » Rémy était un homme heureux : « Voilà un livre, disait-il, que je pourrai offrir à mon curé ! »

L'Abbé Jean-Baptiste Anquetil, très digne prêtre, était fidèle à tous les vieux usages. Pendant l'Evangile du quatrième dimanche après Pâques il faisait vérifier la direction du vent par son bedeau, le père Beslon, et annonçait au prône les indications infaillibles de sa météorologie pour l'été ; la veille de la Saint-Jean, il bénissait un grand feu et offrait ensuite un verre de vin à l'assemblée.

Il aimait les enfants de Gourmont qui le lui rendaient bien, mais il était scrupuleux au plus haut point. Or, par habitude d'esprit ou calcul d'homme de lettres l'auteur avait truffé son gros volume de deux ou trois pages sentant le libertinage. Naturellement le bon curé Anquetil tomba d'abord sur ces passages ; et blessé il brûla le livre. Ce qui fut pour Rémy l'occasion d'un vrai chagrin.

Curé du Mesnil-Villeman, j'eus, en 1932, le plaisir d'inviter l'abbé Robert de Gourmont, nouveau prêtre, à célébrer une grand'messe dans la vieille église de ses ancêtres. Tous les siens l'accompagnaient, ce dimanche 14 septembre ; ce fut aussi pour la population une extraordinaire satisfaction. Le drapeau flottait au monument ; la tombe de Mathilde de Montfort avait été fleurie ; et les anciens tenanciers et serviteurs se pressèrent à la sortie dans un hommage affectueux à leurs anciens seigneurs.

Après les vêpres, par l'allée des songes, le cortège se dirigea vers le manoir dont les portes nous furent ouvertes avec une délicatesse extrême. M. André de Gourmont se fit redire par la maîtresse de maison tous les lieux préférés de Rémy, « Le Houx », le pré décrit dans « Merlette ». L'émotion était profonde.

Quelques semaines plus tard, je reçus de la rue des Saints-Pères, appartement occupé pendant près d'un demi-siècle par les frères de Gourmont, une lettre du survivant. Les jumeaux avaient accompagné Rémy à Paris et avaient confondu leur vie littéraire avec la sienne. Joseph était devenu le Jean de Gourmont du Mercure de France, Henri signait parfois Henri de Malherbe en souvenir du grand'oncle.

Ce mot de M. Henri très affectueux de fidélité et de reconnaissance, me paraissait avoir été écrit un peu au nom du grand-aîné. Et c'est pour cela qu'avec toute l'indulgence qui convient à un curé je puis conclure en disant : « Somme toute, Rémy de Gourmont n'était pas un trop mauvais paroissien ».

LÉON BLOUET.