1. « Un grand Normand : Gourmont », Le Pays d'Auge, décembre 1964

2. « Notes et souvenirs sur Rémy de Gourmont », Le Pays d'Auge, avril 1965, p. 20-22


Notes et souvenirs sur Rémy de Gourmont

En 1883, quand il arrive à Paris, Gourmont a déjà publié « Merlette », premier roman qui aurait pu présenter en sous-titre : « Mœurs normandes ».

Esprit littéraire et scientifique, son auteur fréquentera encore quelques mois le quartier latin et la Bibliothèque Nationale. Il écrira ensuite cette « Sixtine » qui put faire croire à une autobiographie romancée qui, d'abord, emprunta le petit chemin de fer départemental qui dessert Bazoches-en-Houlme où Gourmont est né.

Quand paraîtra « Le Latin mystique » que l'on peut définir — roman et gothique — construit grâce aux connaissances qu'il avait de l'art et de la théologie catholique, cette œuvre, toute inspirée par l'architecture normande, semblera dédiée à la cathédrale de Coutances. Marcel Coulon écrit à ce sujet : « D'où venait donc ce nom de Sixtine que Gourmont a employé dans un roman qui rassemble la somme puissante de sa culture juvénile, après en avoir revêtu un être qui a joué un grand rôle dans sa vie et dans son art ? Eh bien ! ce rappel de papauté, l'auteur d'un second livre : « Lettres à Sixtine » l'aura découvert dans la tiare qui règne sur la façade de l'admirable basilique...

« Il n'a pas fait que d'arriver à Coutances. Il n'a cessé d'y aller et d'y revenir. Celui qui ne quittait guère, d'un bout à l'autre de l'an laborieux, son grenier de bénédictin que pour porter furtivement sa copie et sa conversation aux bureaux voisins du « Mercure de France » ne manquera jamais, aux mois de vacances, de quitter Paris pour sa province. Il venait remplir ses poumons de l'air natal et amasser la provision de nature dont son œuvre imaginative est toute nourrie. Cette manière d'Antée spirituel allait demander à sa terre non pas la force, mais la grâce. Et ses romans et ses poèmes abondent en paysages et en coins de Normandie pure : quelques-uns photographiés, comme par exemple le délicieux jardin où se dresse maintenant son buste... Si ce grand rongeur de livres n'est point livresque, c'est parce qu'il s'est toujours mis en contact avec le grand air. Le grand livre de la Nature triomphait de tous les livres quand il s'agissait de décrire et de produire des images. Or, ce grand livre de la Nature, ville et campagne, c'est dans l'édition normande qu'il l'a feuilleté... »

Le fait le plus curieux de la jeunesse de Gourmont c'est qu'il choisit à Caen, les études de droit, alors qu'il était déjà voué à l'amour exclusif des belles-lettres. Il suivit les cours du doyen Demolombe — gloire de la Faculté de Droit — et à la bibliothèque il se fit un ami d'Emile Barbé qui devait devenir conseiller à la Cour de Pondichéry. L'enseignement juridique ne plaisait ni à l'un ni à l'autre, mieux encore il les rebuta. Comme l'avoua Emile Barbé, le droit pur n'était qu'une casuistique : la plus stérile des espèces et des systèmes, ignorant la sociologie, l'histoire, le droit comparé, la diplomatique, la philosophie, tout ce qui constitue la réalité d'un enseignement vraiment supérieur. « Malgré qu'il négligeât presque complètement les études juridiques, Gourmont fut bien l'homme le plus studieux de la ville. » Mais tous deux avaient soif de grand air : il allaient admirer ensemble une ancienne demeure, une vieille église à l'autre bout de la plaine de Caen. Ils visitèrent Thaon et Fontaine-Henri et avouèrent qu'ils ne surent jamais combien de pas et de discours ils égarèrent ainsi.

Bien qu'il semble stérile de rechercher une généalogie intellectuelle à un Gourmont, il est fort possible d'invoquer à son sujet quelques noms illustres : Lucien, Erasme, Montaigne, Renan. S'il est de la lignée des sceptiques, il n'est jamais paradoxal, indifférent, injuste. « Réfugié sur les montagnes de l'ironie, je contemple les mouvements de la vie d'un œil innocent. » Il sait que la vie n'est pas faite pour être comprise, mais vécue. Trop souvent la vie telle qu'elle se présente dans les livres n'est qu'une création artificielle, la projection d'un esprit qui par besoin de logique veut étreindre les faits et les sensations. Par essence la vie est illogisme et imprévu quand elle s'évade des cadres où nous prétendons l'enfermer, et se riant de nous, nous protestons, nous crions à la trahison ou nous recherchons le vice de notre chimérique construction.

« La raison, écrit Gourmont, et surtout en de certaines natures, n'est guère servante que de la sensibilité... La logique qui nous guide n'est presque jamais, selon l'expression de M. Ribot, que la logique des sentiments... La logique est la réalité de l'esprit : quant à la vraie réalité il faut se contenter de la regarder. Elle est inviolable... quand la réalité de l'esprit entre en lutte avec la rivalité du monde, elle est toujours vaincue. Les deux logiques évoluent sur des chemins différents... »

Le journal « The Nation » avait analysé pour les Américains sa « Culture des Idées » et son critique écrivait : « L'esprit le plus varié de la France moderne, Gourmont, est si profond et tout ensemble si agréable dans tant de différents domaines de la pensée, qu'il peut être lu et goûté quelle que soit la sympathie qu'on épouse pour ses convictions dominantes. Peu d'hommes sont doués d'autant d'agréments intellectuels combinés à une pensée rigoureuse, sinon mathématique. »

Pendant la première guerre mondiale, ressentant toutes les douleurs qui déchiraient les nations belligérantes, il souffrit des progrès matériels qui allaient permettre d'anéantir tant de vies humaines : il voulait encore trouver des raisons à cette folie collective : « Idées de droit, de justice, d'héroïsme, mensonges vitaux qui plongent leurs racines dans le sang et dans la mort. »

Qu'il me soit permis, pour conclure, d'extraire du petit livre : « Dans la tourmente » (avril-juillet 1915), ces pages où sont évoqués ce que fut hier et ce que sera demain chez un écrivain pour qui la vérité est un pont qu'il faut traverser pour arriver sur l'autre rive du fleuve :

« Après huit mois d'interruption, le « Mercure de France » s'est décidé à reparaître. Ce n'est pas, je pense, qu'il prenne enfin ou déjà, son parti de la guerre — durât-elle dix ans, il ne s'y habituerait pas — mais quand on veut vivre, il faut vivre la vie telle qu'elle est. On ne lutte qu'un moment contre des vagues aussi fortes que celles où la tempête roule l'Europe et le monde. Il faut couler ou accepter le courant où qu'il nous porte... Il faut se rendre au plus pressé qui est de secourir cette civilisation qu'on a eu un instant la vision de voir tomber sous les lourdes bottes qui la piétinaient. Quand elle sera debout, bien étayée, nous chanterons encore, nous danserons encore : l'heure n'est pas venue. Les écrivains de ma génération ont eu ce privilège, dont ils ont peut-être un peu abusé, de pouvoir évoluer librement et d'aller jusqu'au bout de leurs idées et de leurs préférences. Il est à craindre, car cet état était certainement agréable, que les générations qui nous suivent ne retrouvent plus la même liberté d'allures. Aussi loin que je puisse voir dans le prochain avenir, il m'apparaît barré par de terribles préoccupations de défense, non moins que par un souvenir qui longtemps pèsera sur les volontés. Ce sera un autre monde, j'en ai conscience. Pourtant, j'espère aussi que les cauchemars seront vaincus et qu'on saura trouver une méthode où se conciliera le devoir de défendre la vie et le devoir de la vivre. »

E. d'Haussy.

[texte communiqué par Frédéric Piton, le 28.07.2002]