Essayistes, Penseurs et Philosophes

LA FEMME ET LE SENTIMENT DE L'AMOUR CHEZ REMY DE GOURMONT

Dans cet article, écrit avant la publication des Lettres à Sixtine, où Gourmont se révèle si ingénument, M. Paul Escoube met en lumière cet antagonisme, commun à ceux qui vivent avant tout par la pensée, entre un art raffiné, une pensée aristocratique, et le fonds plus banal du monde des sentiments. Il suit l'évolution de Rémy de Gourmont dans sa conception de l'amour et de la femme.

Ayant débuté par le roman chaste de Merlette, Gourmont revient finalement à ce type de jeune fille saine, après des créations artificielles. La femme, être instinctif, il en fera plus tard un être intellectuel, subtil, comme dans Les Chevaux de Diomède, et nous montrera la puissance qu'elle a sur la production intellectuelle de l'homme, en somme une véritable puissance de fécondation. Il demandera pour la femme le droit à plus de liberté : c'est la Néobelle des Chevaux de Diomède ; mais il a cependant l'amour de l'ordre, le respect de la famille, et en définitive, il reviendra à la conception de la femme, être instinctif et moins intellectuel, dont le vrai rôle est dans l'amour : aimer et être aimée, ce sera le bonheur pour la femme. La première période de Gourmont, c'est la place qu'il donne à l'esprit, à l'étrangeté, en somme à la littérature ; il est jeune, la vie lui offre l'avenir. Ses livres Le Fantôme, Phénissa, Le Pèlerin du Silence, c'est son désir de rester libre avant tout, de vivre par l'imagination et de faire des explorations dans le domaine de la sensualité.

Sixtine marque une étape dans sa pensée. Hubert d'Entragues, c'est en effet Rémy de Gourmont, qui laisse deviner sa sentimentalité et son désir déjà de chercher le bonheur dans la réalité, tandis que dans Les Chevaux de Diomède, il cherchait avant tout à éviter le « fardeau si lourd de l'esclavage sentimental »; c'est pourquoi il se réfugiait dans la sensualité, et la raffinait jusqu'à l'ironie.

Dans Le Songe d'une femme, l'artiste a fait place au penseur, qui prévoit déjà le bonheur dans le sentiment ; à côté du bonheur charnel, il ne nie plus l'amour sentimental, il se rapproche de la terre, et c'est l'origine du livre prodigieux : Physique de l'amour, essai profond sur l'instinct sexuel, qui amène de Gourmont, par l'étude du couple, à penser que la monogamie est très supérieure à la polygamie, que le mariage doit être en somme l'idéal de toute jeune fille.

Une Nuit au Luxembourg, c'est encore chez Gourmont le désir de la liberté ; il y apparaît comme un sceptique d'un genre spécial, qui affirme successivement des vérités contradictoires, parce qu'il est avant tout une sensibilité vive et curieuse.

C'est alors que le besoin de stabilité le prend à son tour et qu'il écrit Un Cœur virginal, qui nous laisse supposer qu'après la « crise sexuelle » et a « crise sensuelle » peut venir une « crise sentimentale ». Les personnages y aspirent au bonheur, le trouvent parfois en jouissant du temps présent, du moment qui passe. On songe à son aveu dans les Promenade philosophiques : « Il faut être heureux, on se doit cela, ne serait-ce que par orgueil ! ».

Gourmont a 45 ans ; il sent l'impuissance de l'esprit à combler le vide de son cœur ; il rencontre alors « l'Amazone », qui fut pour lui une nouvelle jeunesse et lui donna la gloire. Les Lettres à l'Amazone, ce n'est la plus la fierté des autres œuvres, mais plus d'abandon, plus de familiarité dans la recherche psychologique : on connaîtra ici le vrai Gourmont, avec la tendresse qui va devenir pour lui l'essence même de l'amour.

C'est l'idée trouvée dans Sixtine qui reparaît ; le grand bonheur en amour, c'est de donner du bonheur Gourmont redoute la solitude maintenant, il met en jeu toutes les finesses de son esprit pour ne pas peindre l'amour de l'Amazone, et à ces Lettres on pourrai donner le sous-titre de « Mystique de l'amour ». C'est « le son fondamental » de son âme qui y retentit ; mais comme l'esprit ne peut perdre chez lui complètement ses droits, le voilà qui s'analyse profondément et l'illusion analysée doit mener au néant ; c'est là proprement sa sentimentalité, dans ce qu'elle a d'un peu lassé, cette attente du bonheur qui ne viendra jamais.

Mais voici la guerre, à laquelle Gourmont ne croyait pas ; il en fut désemparé, mais un amour, plus fort que tous les autres, le prit pour les martyrs de la patrie. Durant sa vie, où l'illusion était entretenue par l'orgueil, il avait voulu conformer l'existence au rêve ; dans cette lutte de la pensée contre le sentiment, il sentit combien la vérité est changeante et provisoire, et toutes les fluctuations de sa pensée se résolurent dans la certitude du néant, consolation des pauvres cœurs humains que blesse la réalité. (PAUL ESCOUBE, Mercure de France, 1er et 15 octobre 1922).

Chronique des lettres françaises n°2, mars-avril 1923, pp. 257-258.