1. « Le théâtre de M. Remy de Gourmont », La Grande Revue, 18e année, n°7, 10 avril 1914, p. 474-487

Le Théâtre de
M. Remy de Gourmont

M. Albert Mariotte, l'auteur attachant d'une des deux œuvres lyriques auxquelles la Salomé d'Oscar Wilde a donné naissance, a fait représenter à Lyon, ces derniers temps, un drame lyrique : Le Vieux Roi, dont le livret est de M. Remy de Gourmont. On a annoncé également que ce même compositeur préparait à l'intention de l'Opéra-Comique, une autre œuvre plus considérable : La Création, et qui n'est autre que la Lilith de M. de Gourmont. Voilà de quoi rappeler, avec bonheur, l'attention sur des œuvres qui, pour n'être point les plus essentielles de leur auteur, ne sont pas indignes de son esprit. S'il est vrai qu'elles portent les marques, en quelques endroits, de certaines manières propres aux débuts du symbolisme, il n'en est pas moins qu'elles reflètent également une sensibilité qui ne cesse de se montrer avec charme dans tous les genres à quoi elle s'applique.

Outre Le Vieux Roi et Lilith, l'œuvre dramatique de M. de Gourmont comprend encore Théodat. C'est même la seule de ces trois œuvres qui ait été jusqu'alors représentée. Ce fut aux beaux jours lointains du « Théâtre d'Art » de Paul Fort : il y a déjà plus de vingt années de cela : le 11 décembre 1891. Lugné-Poe tenait le rôle de Théodat ; les costumes et le décor étaient de Maurice Denis. On donnait, le même jour, les premières « sans lendemain » des Aveugles de Maeterlinck, du Concile féerique de Laforgue, et du Cantique des Cantiques de Roinard.

Le petit nombre des exemplaires des trois pièces de M. de Gourmont justifie plus même que leur relative ancienneté l'ignorance où sont, de leur valeur, nombre de lettrés qui goûtent l'œuvre d'un tel écrivain. Lilith parut en 1892 aux Presses d'Art libre, tiré à cent trente-trois exemplaires ; Théodat en 1893 aux éditions du Mercure de France, à deux cent quatre-vingt-dix exemplaires ; Le Vieux Roi, en 1897, aux mêmes éditions et à trois cents exemplaires (1). C'est dire qu'il est assez malaisé de se les procurer et que l'on pourrait souhaiter de voir faire pour le « théâtre » de M. de Gourmont ce que l'on a réalisé récemment en réunissant ses poèmes, épars en diverses revues.

La Nuit au Luxembourg, Le Chemin de velours et La Culture des idées, sont plus assurés de garder la gloire de M. de Gourmont que ses ouvrages dramatiques : mais ceux-ci ont été un stade de l'évolution de ce séduisant esprit. La versatilité supérieure de sa pensée mérite qu'on n'en néglige aucune forme, si l'on en veut saisir, à travers la mobilité extrême, l'esprit constant.

I

Théodat, bien qu'il n'ait été représenté qu'en 1891 et édité en 1892, fut écrit en octobre et novembre 1888, c'est à dire qu'il est une des toutes premières œuvres de M. de Gourmont, puisque Sixtine parut en 1890.

Théodat est une simple scène qui nous montre comment un évêque gallo-romain, qui, pour obéir à la règle, a répudié sa femme, est repris par le pouvoir des caresses et de l'amour. Cette scène est toute pleine d'une majesté et d'une ardeur qui en équilibrent le ton à un diapason fort attachant : c'est à travers cette majesté épiscopale que se glissent peu à peu les tentations vivantes de l'amour.

Le goût que M. de Gourmont a montré en d'autres ouvrages pour l'art religieux et la symbolique ecclésiastique a trouvé là un sujet propice : il s'en donne à cœur joie, si l'on peut ainsi dire, dans la description du palais épiscopal, et son érudition dut réjouir profondément l'art de Maurice Denis. Mais il n'y a point dans cette scène que de l'art décoratif : l'érudition de M. de Gourmont s'entend à servir la vie et non point à la refroidir. Dans ses conclusions évasives comme dans ses propositions, la pensée de cet écrivain incline la pensée — même devant la vie. Pour lui, la vie est la seule règle infiniment mouvante, et la seule loi : les vérités, les dogmes, les théories ne sont que des béquilles provisoires que les ans ou les siècles brisent tour à tour : la seule conclusion de Théodat suffirait à donner l'assurance de cette inclination d'esprit, s'il n'était une seule page de Remy de Gourmont qui ne l'affirmât. Il y a dans maint passage de Théodat une grandeur émouvante :

Pourquoi est-ce que je ne puis prier ? Quand Prudence, neuvième successeur d'Austremoine, me consacra avant de mourir, j'abdiquai entre ses mains saintes, mes joies, toutes les joies du monde, toutes mes joies, et voici qu'elles viennent frapper à ma porte comme des exilées. Je l'avais promis, et le jour même de mon intronisation ma maison fut fermée à celle que Dieu m'avait donnée pour femme, n'étant encore qu'un clerc du Seigneur. Il y a de cela un an, jour pour jour, en la fête de saint Étienne, premier martyr de mon Christ, et depuis je n'ai pas faibli, mais je sens que mon cœur m'échappe et qu'il s'en va, comme un amant quémandeur, pleurer sur les vestiges de l'absente. Elle me pleura bien, aussi, elle, et elle me maudit. Elle pleura et je la bénis. Où est-elle maintenant ? Qu'est devenue l'épouse sans foyer, la veuve du vivant ? Si je pouvais seulement la revoir, seulement d'un regard, seulement le temps de dire un Notre Père pour éloigner la tentation. « L'évêque ne recevra point sa femme dans sa maison ». Mais hors de ma maison ? L'évêque n'a pas de femme. Il appartient à tous : s'il a été marié « que sa femme soit pour lui comme une sœur ». Cela ne se pouvait pas. La grâce de Dieu même n'aurait pas suffi à dominer une tentation de toutes les minutes. S'y exposer, cela eût été déjà un péché mortel. Elle est partie : il le fallait. Mon Dieu, que ne suis-je encore un simple prêtre, ou un humble clerc, un éternel postulant, un honnête chrétien…

L'unique scène qu'est Théodat comprend deux parties : dans la première, l'évêque de Clermont inspire aux clercs ordinands qui l'écoutent et conversent avec lui les principes du dogme et de la règle ecclésiastique : dans la seconde, Maximienne, sa femme, qui s'est introduite au palais épiscopal sous les apparences d'une mendiante, combat au nom de l'amour et de la vie les règles et le dogme qui enserrent Théodat. Il dit aux clercs, parmi d'autres paroles :

« Craignez l'Esprit, d'abord, craignez l'orgueil qui ronge comme une rouille le glaive de la Foi. »

« Crois et ne crois pas, abstiens-toi de juger… »

« Le Dieu donna à l'homme la force de souffrir plus que l'homme. Tu es subtil, Valère, défie-toi, prends garde et prenez garde, vous tous, mes enfants, qu'étant au-dessus des fidèles par le sacerdoce, vous ne vous jugiez encore au-dessus d'eux par le savoir et par la sainteté… »

« … L'expérience de la vie est difficile à acquérir, plus difficile encore à enseigner. Il faudrait se mettre soi-même à nu. Il faudrait scandaliser dans le présent, pour édifier dans l'avenir… »

Et le dialogue entre Maximienne et Théodat utilise toutes les ressources de la dialectique. En vain, Théodat oppose à sa femme le texte des commandements de l'Église, en vain il lui cite les Écritures et les Pères, c'est dans les Écritures et les Pères que Maximienne puise à son tour des arguments, mais surtout dans son irrésistible amour. Certaines réponses sont d'une réelle beauté :

Maximienne. — Voyons, donne-moi une bonne raison, une seule. Dis-moi que tu n'aimes pas, que n'aimes plus, que tu ne m'as jamais aimée ?

Théodat. — Je te hais.

Maximienne. — Ce n'est pas la même chose.

Et plus loin :

Maximienne. — Pourquoi me faire souffrir, quand j'ai le droit d'être heureuse, et le devoir…

Ou encore :

Théodat. — Ah ! Ah ! Ah ! l'Évêque en flagrant délit de péché mortel, mortel, mortel.

Maximienne. — Mes chagrins sont mortels.

C'est en vain que Théodat invoque l'énumération symbolique de sa vêture sacrée : la tentation de l'amour, cœur et chair le saisit, et il ne peut manquer de succomber, et lorsque, ayant dévêtu Maximienne, lorsque, ayant retiré les bijoux et les colliers et les bulles, et les anneaux et les bracelets, la femme apparaît dans son harmonieuse nudité, c'est enveloppée dans la grande chappe épiscopale que Théodat l'emporte vers le lit, souriante et victorieuse.

La vertu de la vie reprend ainsi ses droits sur la pensée et sur le dogme : la gravité et la défaite de Théodat, c'est le symbole le plus pur de toute la pensée de M. de Gourmont, dans sa délicieuse faiblesse passionnée en face de la vie.

II

Lilith est un drame qui peut s'apparenter à La Tentation de saint Antoine, ou plutôt à certains « mystères » : c'est une féerie sacrée. L'élément tragique s'y mêle à un comique familier : l'effroi, le sourire et le blasphème s'y combinent harmonieusement. On trouve dans Lilith un des premiers témoignages du goût que M. de Gourmont prend à sourire doucement au moment même où l'on s'attend à la gravité, et à reprendre le ton grave au moment où du sourire on allait atteindre le rire.

C'est cette attitude de son esprit, si l'on peut appeler ainsi une inclination naturelle, qui lui vaut l'antipathie des esprits qui croient avec cette croyance « sans vergogne », comme disait Schopenhauer. Il faut bien s'attendre à ce que cette façon de n'attacher à rien une extrême importance vaille longtemps encore à M. de Gourmont des inimitiés : et ces inimitiés ne se feront que plus nombreuses à mesure que s'étendra la connaissance de son œuvre. Ce n'est point pour ceux-là que M. de Gourmont a jamais songé à écrire.

Lilith n'est, à vrai dire, que l'histoire de la création et du péché originel. Ce n'est que cela. Il n'y a guère de sujet plus vaste, n'est-il pas vrai, ni dont on puisse tirer davantage de propositions différentes ; celles de M. de Gourmont sont ingénieuses et profondes en dépit de leur allure plaisante.

La scène s'y passe tour à tour dans la vallée d'Hébron, au Paradis terrestre, en Enfer, sur les bords de l'Euphrate et dans une forêt.

La joie règne dans la vallée d'Hébron où Jéhovah se promène avec tranquillité, parmi l'universel contentement, en répétant : « Mon œuvre est bonne, mon œuvre est bonne ». Autour de lui se succèdent les cantiques des Anges, des Séraphins, des Trônes, des Vertus, des Dominations, etc. ; tout le personnel séraphique au grand complet loue l'œuvre du Seigneur avec une courtisane complaisance qui fait, à juste titre, s'écrier à Satan qui rôde par là : « Que ces chœurs sont fatigants et, pendant toutes ces adorations, la pensée de mon maître échappe à ma subtilité, Seigneur. »

Jéhovah annonce alors son dessein de créer l'homme.

Gabriel, écoute-moi, je vais façonner de mes mains celui qui sera le roi du monde. Va trouver la Terre et demande-lui quelques poignées d'argile : de la blanche, de la noire, de la rouge, de la jaune et de la bleue. Avec cela je formerai le Prince Terrestre, le vrai fils de la Terre et son maître, l'Homme.

Mais la Terre, qui prévoit le mauvais usage que fera d'elle celui qui sera à la fois son fils et son maître, répond par un refus à l'envoyé du Seigneur. Michel n'en obtient rien de plus. « Il n'aura pas son argile », ricane Satan, mais Azraël, l'ange aux yeux noirs, qui se tient à la gauche de Jéhovah s'empare des argiles multicolores que l'Ouvrier divin manipule. Il compose ainsi un simulacre d'homme qui repose au fond de la vallée, en attendant que le soleil vienne le consolider ; Jéhovah cache au pied d'un figuier les déchets de l'argile, et quand le soleil est venu caresser le simulacre, les Anges manifestent leur admiration pour l'œuvre du Seigneur. « Heu, fait Satan, cela ne doit pas être très solide. »

Jéhovah insuffle la vie et l'âme à l'homme et les chœurs séraphiques reprennent en l'honneur du « vice-roi du Très-Haut ». Seul Satan à qui Jéhovah demande : « Pourquoi ne t'inclines-tu pas devant l'homme ? » répond : « Cette créature n'est pas spécialement déplaisante, mais elle sent un peu la boue. » Et Jéhovah maudit Satan qui s'éloigne suivi de ses fidèles démons, les Niphilim, non sans annoncer au Seigneur qu'il se fera désormais un devoir et un malin plaisir de traverser ses desseins. Jéhovah, pour chasser ces funestes pensées, plante alors le Paradis terrestre, qu'il achève en faisant naître un pêcher, arbre de la science, et un sycomore, les seuls arbres dont Adam doive éloigner ses désirs.

Adam est seul dans le Paradis terrestre : en vain Raziel, que Jéhovah a placé près de lui comme éducateur, lui enseigne l'agrément des choses. Adam s'ennuie. Nous retournerons alors à la vallée d'Hébron, séjour du Maître de l'Univers, qui a eu à subir l'attaque des démons que les Anges ont heureusement chassés :

Où en suis-je ? se dit Jehovah. À l'homme ! C'est la cause de lui que cette rébellion s'est soulevée… Ah, l'homme, quelle bête à chagrin ! Enfin achevons-le. Azrael m'a dit qu'il s'ennuyait, je le savais : c'était prévu… J'y pensais, il n'est pas bon que l'homme soit seul.

Et c'est pourquoi Jéhovah créa la première femme qui se nomma Lilith, comme chacun sait et comme en fait foi le Codex pseudepigraphus veteris testamenti de Jean-Albert Fabricius : c'est la version qu'adopte M. de Gourmont et sur laquelle repose cette féerie sacrée. La scène de la naissance de Lilith et son dialogue avec Jéhovah sont d'une ironie charmante qui ne peut être rapportée qu'en le citant :

Jehovah. — Lève-toi. Ton nom est Lilith !

Lilith (se dresse, et tordant gracieusement ses lourdes hanches, pressant de ses deux mains ses plaisantes mamelles). — Où est l'homme ?

Jehovah. — Déjà ?

Lilith. — L'homme, l'homme, l'homme !

Jehovah. — Tu n'as pas un regard pour moi ?

Lilith. – L'homme, l'homme !

Jehovah. — Je suis confondu… Ingrate !

Lilith (s'approche de Jehovah, calme et caressante). — Donne-le moi, dis, je serai bien aimable.

Jehovah. — Horreur, sais-tu à qui tu parles ?

Lilith. — L'homme, l'homme !

Jehovah. — Horreur ! horreur !

Lilith. — L'homme, l'homme, l'homme !

Jehovah. — Horreur, horreur, horreur !

Lilith. — Voyons, tu m'as créée pour faire l'amour, n'est-ce pas ?

Jehovah. — Je me suis déshonoré.

Lilith (s'évanouissant, avec des mines, et des petits cris plaintifs). — Ah, je meurs. Ah… au secours !…

Jehovah (la frappant de sa baguette). — Assez !… L'Homme, tu ne l'auras pas, non. Je ne puis pas le détruire, puisque tu es, mais je te maudis. Tu n'es pas la première. Va retrouver Satan, je te le donne et je te donne à lui. Vous êtes les deux erreurs de ma pensée : accouplez-vous et procréez des démons ; l'homme, tu ne l'auras pas !

Lilith. — Nous verrons bien. Tu sais, ce que femme veut…

Jehovah. — Mais tu n'es pas une femme, tu es un monstre.

Lilith (se regarde de la gorge aux pieds et dit) : — Hé, un assez joli monstre !

Azraël conduit Lilith en enfer et la remet à Satan. Suit alors une scène infernale d'amour ; de ces accouplements lubriques vont naître un fils Sodome et une fille Gomorrhe. Au Paradis terrestre, Jéhovah tente un dernier effort pour tirer Adam de sa solitude et durant le sommeil de celui-ci, il lui arrache une côte et crée la femme au nom d'Ève.

Ève n'est pas plutôt née à la splendeur du jour qu'elle assaille de questions le pauvre Adam qui n'en peut mais et qui répond tant bien que mal. « Comment était le monde avant toi ? Pourquoi la lune éclaire-t-elle moins que le soleil ? Comment marche le soleil ? Comment se fait la nuit ? Pourquoi mes yeux sont-ils bleus ? » etc. etc. tant qu'Adam finit pas répondre : « Je ne sais pas » Ève s'adresse bien un peu à l'éducateur Raziel, mais cela ne suffit pas.

C'est de cette ignorance que grandit en Ève le désir de savoir et de mordre aux fruits du pêcher défendu, et Lilith et Satan qui, du fond de l'enfer, surveillent les faits et gestes du couple humain, Lilith et Satan, rassasiés de luxure, projettent de posséder l'une Adam, et l'autre Ève, et se mettent à l'œuvre pour l'accomplissement de leur maléfique dessein.

Il règne dans la scène de la tentation une sorte de bonhomie seconde et d'ingénuité avisée qui sont proprement un charme, où l'on retrouve tout l'esprit de Remy de Gourmont, par exemple, dans cette réponse de Satan, sous les espèces du serpent :

Chers enfants. On leur fait croire tout ce qu'on veut. Je pense que Jehovah vous a légèrement raillés, mes amis : c'est un excellent esprit, mais un peu enclin à la métaphore. Voyons, raisonnons un peu…

Et le Malin triomphe en un infernal monologue de luxure et de haine, et regarde naître au cœur des primitifs époux les sept péchés capitaux. Le goût du style harmonieux et évocateur se donne libre cours dans les commandements que M. de Gourmont prête à Jéhovah à l'adresse des Anges chargés de veiller sur l'humanité déchue : c'est ainsi qu'il dit à Michel, le prince des Vertus, gardien de la Beauté :

Tu mettras un sceau sur le ventre des femmes, mères choisies, et l'enfant qui sortira d'elles aura un signe au front, et des flammes dans les yeux. De ces parangons, les uns seront doués d'une beauté apparente : les femelles ; les autres, gratifiés de la beauté intérieure : les mâles. Ceux-ci, particulièrement honnis, perpétueront, en leurs œuvres d'esprit, l'intelligence qui est la Beauté suprême. Quant à leur chair, elle sera stérile, et vaine leur semence, comme la graine des fleurs doubles, deux fois vaines. Ils vivront seuls, mais j'envelopperai leur solitude de nuages plus splendides que le cortège de mon soleil à son lever et leurs nuits seront vivifiées par de merveilleuses visions. Tu leur permettras l'orgueil afin qu'au milieu de l'ennui de vivre en un monde vil, toute joie ne leur soit point déniée…

Sous la direction de Raziel, Adam, sur la collline inclinée vers l'Euphrate, apprend peu à peu à user du feu, à construire sa cabane, à se vêtir de feuilles : c'est l'âge du bois : pendant ce temps, Ève coud ensemble des feuilles de figuier et s'occupe à diverses besognes.

M. de Gourmont a imaginé là une charmante satire contre la femme. Raziel a donné à Adam une baguette magique qui lui permet de faire réellement les êtres conçus dans sa pensée, et tandis qu'Adam, ayant touché le sol de cette baguette, fait surgir des brebis à la douce laine, Ève fait surgir tour à tour des loups ou des souris qui obligent Adam à faire naître les chiens et les chats. « Tu as la main malheureuse », dit Adam, et il fait naître une armée de poules et de coqs. « Laisse-moi faire », reprend Ève, et elle n'a pas plutôt touché le sol que voici paraître le renard.

C'est ainsi, sans cesse, au cours de cette féerie biblique, l'ironie discrète et légère dont use M. de Gourmont : jamais il ne s'y appesantit : il semble dire les mots du coin des lèvres, sans y attacher d'importance, et cependant la chose est dite.

La joie primitive fait place au désir, et le désir se lasse, l'ennui reprend Adam et Ève : pour se distraire, Adam couvre de hiéroglyphes une peau de mouton et tâche à se retirer dans le commerce de la pensée, mais « leurs joies sont si médiocres que chacun en son cœur désire obscurément des amours nouvelles ». Et le dialogue diabolique de Satan et de Lilith reprend, et c'est le moment enfin de réaliser leur double dessein : de Lilith et d'Adam vont naître les Luxures et les Luxurioles. « Moi, dit Satan, je consolerai la maternité désolée d'Ève la mal mariée : je lui ferai un fils qui vivra. » Ce sera Caïn.

« Ève la mal mariée », n'est-ce pas l'équivalent des plus heureuses trouvailles de Laforgue dans les Moralités légendaires ? Et la féerie s'achève sur la scène de la double séduction d'Adam par Lilith et d'Ève par Satan. Ces deux êtres humains, dissimulés l'un à l'autre, après ce pitoyable adultère, « rentrent tous deux dans leur cabane et se querellent, penauds devant leur foyer mort, attristés à jamais par l'évidente inutilité du second péché ».

Telle, en son indifférence d'une morale plus précise, s'achève cette féerie sacrée, ce mystère blasphématoire, cet ironique fabliau biblique. On ne peut le lire sans sourire de contentement d'y trouver tant d'ingénieuse fantaisie unie à une philosophie aussi aimable, dont on ne sait si elle est plus proche de la totale insouciance que de la passion résignée : telle qu'elle est, cette féerie dénote un goût extrêmement sûr dans l'emploi d'éléments assez malaisés à manipuler sans que que l'ennui ou le comique vulgaire ne s'y glisse. Lilith échappe continûment à ce double écueil, tant y est grande cette suprême vertu de la grâce qui est le péché capital de M. de Gourmont.

III

Le Vieux Roi est d'un tout autre ordre : cette « tragédie nouvelle » peut, au premier abord, rappeler le théâtre de Maurice Maeterlinck : les noms des personnages, l'atmosphère médiévale et une certaine manière décorative peuvent entraîner un exament hâtif vers ce rapprochement. Le fond même de cette tragédie ni l'esthétique qui la gouverne ne sont de la nature de Pelléas et Mélisande ou des Aveugles. Il y a dans Le Vieux Roi, comme dans toutes les œuvres de Remy de Gourmont, un sens, un appétit de vie, une sensualité contenue ou débordante, une joie dans la gravité, un sourire dans le tragique, une ingénuité, qui sont aux antipodes du mystère, de l'ingénuité seconde, du bégaiement, de l'hésitation, du tragique hagard qui font la puissance et tout à la fois la faiblesse des drames de Maeterlinck.

M. de Gourmont a pour la vie un goût passionné et presque serein. La mort hante les drames de l'écrivain belge : la vie submerge celui-ci, et si le personnage du vieux roi Gildas peut, tout d'abord, s'unir en notre mémoire au vieil Arkel de Pelléas et Mélisande, ne découvrirons-nous pas aussitôt que le vieil Arkel subsiste au delà du drame comme la figure mélancolique et résignée de l'inutile sagesse que tout étonne et que rien ne surprend, tandis que le Gildas de Remy de Gourmont disparaît dans le conflit des passions qu'il a prévues et qui se jouent autour de lui ; et il cède la place aux heures nouvelles de la vie qui perpétueront la pensée, la puissance et l'action sous la figure de Gautier.

Cette tragédie du Vieux Roi ne comprend qu'un acte dont les scènes étroitement unies ne portent point d'indications particulières. Il est malaisé de faire tenir en un si faible développement (quarante pages à peine) autant de sentiments adverses, exposés et résolus. L'action, de page en page, se précipite, sans que pourtant on y puisse sentir un seul instant que le drame des faits l'emporte sur le conflit intérieur, sans que la tragédie s'y abaisse au mélodrame.

Gildas, le vieux roi d'Andaine, sent que tout l'abandonne. Sa fille, Guislaine, a pris un empire extrême sur les soldats et sur le peuple. C'est en vain que le vieux roi s'essaye à organiser la résistance contre Yoland, prince de Locmaria, dont on annonce l'approche. Toutes les femmes sont éprises de cet Yoland, et Guislaine, la propre fille de Gildas, dévorée d'amour pour cet étranger, ne va point hésiter à trahir son vieux père et livrer le royaume et sa beauté au conquérant.

Cependant, Gautier, un jeune page, auquel nul ne prend garde, et que l'on considère encore comme un enfant, est devenu un homme et reste fidèle au vieux roi. Sa fidélité lui est dictée par l'amour et la haine : car il aime Floraine, la sœur de Guislaine ; mais Floraine n'aime que Yoland qu'elle veut ravir à sa sœur, et c'est entre elles deux un combat à qui s'assujettira la première aux volontés du conquérant, tandis que Gautier veut arracher Floraine à cet amour.

Un autre conflit s'ajoute à celui-ci et le dénoue. Germaine, la sœur adultérine de Guislaine, brûle pour celle-ci d'un amour pervers et dévorant et, pour l'empêcher de se donner à Yoland, elle apaise Gautier de l'indifférence que lui marque Floraine ; et, d'une illusion d'amour, elle suscite sa vaillance.

Yoland est entré dans le château avec la complicité des soldats et des gens dévoués à Guislaine, et déjà on l'acclame roi, tandis que des soldats ramènent le corps du vieux Gildas ; mais Gautier attaque Yoland et le tue, et Guislaine, désespérée autant de la mort d'Yoland que de l'avoir entendu, avant de mourir, prononcer des paroles douces pour Floraine, se perce de son épée. Gautier, proclamé roi, relève Germaine, effondrée près du cadavre de sa sœur, et la montrant aux soldats et aux serviteurs, la désigne pour reine. Floraine, elle, vivra près d'eux, esclave de son deuil, prisonnière de son amour sans espoir.

Telle, en son incohérente logique, si l'on peut ainsi dire, s'achève cette nuit tragique : la passion s'y montre sans cesse ; l'amour y déborde la haine. Chacun des personnages du drame est enfermé dans le cercle de son ardeur, entre la clairvoyance douloureuse de Gildas et la sérénité insensible d'Yoland ; l'action de Gautier traverse tout et se résout en un but différent de celui que son cœur, au début, lui assignait.

À bien regarder ce dénouement, il y a là comme une ironie secrète qui est bien dans la manière de M. de Gourmont : l'ironie de la vie qui se joue de nos drames, et qui mêle nos desseins pour n'obéir qu'au bon plaisir des forces dont nous ne sommes qu'un élément, lors même que notre arrogance prétend à s'en attribuer la conduite.

Il y a dans ce drame des passages charmants dans leur gravité même, et cette sorte de rappel de thèmes populaires où s'alimenta fréquemment la poésie de M. de Gourmont : tel ce début du drame, lorsque Floraine compte sur ses doigts, les étoiles qui apparaissent :

Un œil, deux yeux, trois yeux : un seul, c'est l'œil de Dieu : deux ce sont les yeux bleus de Jésus qui sourit à sa mère, Notre-Dame : trois, ce sont les rois Mages à genoux dans la paille et la gloire de l'étable ; un œil, deux yeux, trois yeux : les flammes tristes des lampes ont tremblé comme des âmes, quand à l'aube, l'angélus pleure de les rappeler à la prison du purgatoire.

Et ce dialogue entre Floraine et Gautier :

Gautier. — Tu fuis comme un serpent sous les ronces, comme une source. Ta main a passé à travers ma main comme de l'eau à travers des doigts. Donne-moi, ta main, Floraine, j'ai soif, je veux la boire.

Floraine. — Non, je ne veux plus jouer, j'ai réfléchi : c'est trop grave de jouer.

Gautier. — Mais je suis grave aussi moi, Floraine, quand je te regarde. Est-ce que j'ai l'air de rire ? Vois donc mes yeux, FLoraine : je veux jouer très sérieusement avec toi.

Floraine. — Comment feras-tu ?

Gautier. — Tu verras, tu verras, je te donnerai des baisers, sur les mains, sur les bras, sur les joues, sur la bouche…

Plus on relit ce drame, plus on y trouve en vérité de quoi suggérer à l'esprit d'un compositeur d'harmonieuses évocations, et les contrastes entre les héros du drame prêtent aisément à des conflits musicaux. La langue des drames de M. de Gourmont est naturellement propice à la notation musicale.

Mes yeux sont doux, mon cœur est doux comme le sourire des premières feuilles du chêne. Je suis un chêne-enfant, ma chevelure est une frondaison de désirs et de songes, où le vent de la vie se joue avec amour.

Ou ce dialogue de Floraine et de Germaine :

Floraine. — Ah comme je vais être heureuse, comme je vais courir dans la prairie de l'amour. Comme je vais jouer avec les agneaux, avec les fleurs et avec chaque brin d'herbe. On a frappé à la porte de ma prison. Entrez, beau prince, entrez, soleil. Voici mes bras, voici mes lèvres. Voici mon cœur plein de rosée. Entrez, beau prince. Entrez, soleil !

Germaine. — Pourquoi ne dis-tu pas toute la chanson, Floraine ?

Floraine. — Entrez, beau prince, entrez soleil. Voici mon cœur plein de rosée !

Germaine. — Non. Voici mes yeux tout pleins de larmes !

Floraine. — Non. Voici mon cœur plein de rosée !

Germaine. — Non. Voici mes mains toutes pleines de sang !

Le lyrisme est partout en cet acte tragique : aussi bien dans l'aveu d'amour charnel de Germaine, aussi bien dans ce cantique d'amour de Guislaine, ce cantique exaspéré d'amour pour la vie :

J'ai le droit d'être tout, puisque je suis. Je veux jouir de l'infinité des plaisirs. Je veux fleurir. Je veux que la fleur de ma hampe soit large comme le monde. un homme est à lui seul égal à tous les hommes. Mon bonheur est un droit : le nom du seul crime est sacrifice.

Et Gildas, autour de qui se noue tout ce dessein sanglant, s'exprime avec beauté dans un long monologue gravé, entrecoupé, haletant, où l'approche de la mort lutte contre le désir d'encore vivre en paix les heures dernières du jour.

Je suis le Roi, je suis tout, toute la patrie, la forêt, la rivière, le château, la ville, la tour, les hommes, les femmes et les enfants. Je suis tout et je ne suis rien : un vieux mot, un vieux roi, une torche qui va mourir. Ils ne veulent plus comprendre que les mots sont des coffres pleins de gemmes de médailles, de colliers... Ils verront, quand les coffrets seront brisés, quels trésors les hommes avaient cachés là, sous les syllabes sculptées par les siècles... Ils verront quand la cité éclatera sous leur poing et la patrie sous leurs talons… Comme je suis vieux. C'est vrai que je suis très vieux. Je ne pense presque plus, je pense toujours les mêmes choses... Oh, que je suis vieux. Vieux Roi, vieux mot, vieux coffret vermoulu et rouillé...

Ce ne sont là que des extraits de ce monologue. Mais on y peut mesurer, comme dans les autres passages cités, combien cette « tragédie nouvelle » n'a point à faire avec les drames de Maurice Maeterlinck. L'atmosphère étouffante, chargée de pressentiments, d'angoissante annonciation, ne règne point ici : l'air pur, le souffle de la vie balaye ces âmes, et c'est d'elle que leur vient leur trouble, et non point d'une crainte ; elles vont au devant de leurs destinées, poussées par la soif terrible de l'amour, par le besoin de servir, par cette passion de « se vouer » qui est en toute âme éprise de vivre.

Chaque personnage agit ici comme un ressort qui contredit ou aggrave le mouvement de l'autre : tout se détermine de proche en proche, et rien n'y est déterminé de soi-même ; tout y tient à tout et en dépend : une force épuisée cède à une force vive, et la vie se poursuit en son insensible et irrésistible cruauté, ou son indicible douleur.

Le Vieux Roi, pas plus que Théodat ni Lilith, ne doit être négligé dans l'œuvre de Remy de Gourmont : il ne lui manque, pour être « jouable » que de s'affadir en développements de rhétorique et d'exagérer ses mouvements. Les « exigences de la scène » en eussent assurément gâté la concentration dramatique : tel qu'il est, Le Vieux Roi reste un drame de la famille d'Axel ou de Tête d'Or, un de ces drames composés par des écrivains à l'intention de ceux auxquels il n'est point besoin de figurants, de machinistes, ni d'histrions pour voir revivre à leurs regards le spectacle même de la pensée.