Serge Leclercq |
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1. Remy de Gourmont, une critique sur le vif, D.E.A, septembre 1998. Signalons que Serge Leclerq prépare un doctorat sur Remy de Gourmont : L'esthétique de la langue française de Remy de Gourmont : éthique, politique, poétique. 2. "Remy de Gourmont et la critique littéraire de 1848 à 1914", Université Keio, Yokohama, Revue de Hiyoshi. Langue et littérature française, n°30, mars 2000. 1. Remy de Gourmont, une critique sur le vif, D.E.A., septembre 1998. Table Une critique sur le vif ? 2. "Remy de Gourmont et la critique littéraire de 1848 à 1914", Université Keio, Yokohama, Revue de Hiyoshi. Langue et littérature française, n°30, mars 2000.
Remy de Gourmont étant né en 1858, nous remonterons un peu plus avant dans le temps afin de cerner les influences diverses dans lesquelles il baigna lorsqu'il débuta dans l'activité critique. Le Second Empire entre 1851 et 1871 entend régenter toute la vie littéraire et journalistique. Rien ne peut s'imprimer qui ne passe par la censure. Une Commission est chargée de dresser la liste des livres autorisés. Flaubert est poursuivi pour Madame Bovary et Baudelaire condamné à trois mois de prison en 1857. Dans ces conditions, la Critique littéraire qui s'exprime dans Le Temps, Le Journal des Débats, La Revue des Deux Mondes, Le Moniteur ou Le Constitutionnel veille au maintien de l'ordre politique et moral et se fait l'auxiliaire de cette commission qui n'a plus qu'à sanctionner les fauteurs de troubles désignés. Louis Veuillot est de ces censeurs. "Tout est épuisé, tout est rebattu, tout montre la corde. Classiques, voltairiens, romantiques sont à vau-l'eau. L'impiété radote et le vice même devient imbécile : il n'y a plus qu'un moyen de se relever et de faire du neuf, c'est de penser et d'écrire en chrétien. " (Article de 1852) Il en appelle à une critique qui saura aller au fond de l'œuvre et il croit reconnaître en Sainte-Beuve le critique idéal. "Entre les écrivains du grand parti de l'ordre qui livrent tous les jours tant de grands combats en faveur des grands principes sociaux, M. Sainte-Beuve mérite une mention spéciale, et par sa diligence et par la qualité singulière des services qu'il rend à la vertu publique." (Article de 1850) Sainte-Beuve, qui s'était réfugié en Belgique pendant la Révolution de 1848, est de retour à Paris. Il accepterait assez bien ce rôle de censeur. "En critique, j'ai fait assez l'avocat, faisons maintenant le juge." (Cahiers, 1850) Et lui qui avait mené le combat romantique, réclamant la liberté dans l'art, devient le gardien de la Tradition. C'est du moins ce qu'il enseigne aux normaliens dans son cours d'introduction en 1858 : "La tradition consiste en un certain principe de raison et de culture qui a pénétré à la longue, pour le modifier, dans le caractère même de cette nation gauloise, et qui est entré dès longtemps jusque dans la trempe des esprits. C'est là tout ce qu'il importe de ne point laisser perdre, ce qu'il faut ne point souffrir qu'on altère - sans avertir du moins et sans s'alarmer comme dans un péril commun." (Causeries du lundi, tome XV p. 358) Il faut insister un peu sur le personnage de Sainte-Beuve. Beaucoup de critiques qui viendront après lui se réclameront de sa méthode ; mais surtout, Remy de Gourmont en fera son modèle. Nous examinerons plus tard son article "Sainte-Beuve créateur de valeurs" afin de comprendre ce qu'il lui doit sur le plan méthodologique. Ce que nous remarquons, c'est que cette police des Lettres, bien que moins virulente après la chute de Louis-Napoléon Bonaparte, n'a pas pour autant disparu. En 1891, Gourmont est renvoyé de son poste à la Bibliothèque Nationale pour avoir publié un article intitulé "Le Joujou Patriotisme" , où il dénonce l'esprit guerrier de revanche fort vivace en ces années qui précèdent l'affaire Dreyfus. En réalité, Gourmont ne retiendra pas cet aspect de Sainte-Beuve. Il ne verra que le Sainte-Beuve d'avant 1848. A cette époque, l'écrivain se livrait à la propagande romantique et à la réhabilitation du XVIe siècle. Gourmont y voit un autre lui-même, établissant un parallèle avec son combat pour le courant symboliste (ses articles au Mercure de France) et la réhabilitation de la littérature bas-latine (son ouvrage Le Latin mystique). D'autre part, Sainte-Beuve a révélé quelques aspects de la poésie latine sous le règne de Louis XIV et Gourmont reconnaît là une affinité avec celui auquel il commence à s'identifier. Parmi les autres critiques de ceux que nous surnommerons sommairement "les censeurs du Second Empire", il faut mentionner Armand de Pontmartin (1811-1850) qui publia des "Causeries du Samedi" à la Revue des Deux-Mondes et dans quelques journaux royalistes. Celui-ci s'attaque aux "fétiches littéraires" , Voltaire, Lamartine, Balzac, Hugo ... Il s'agit ici moins de critique littéraire que de dénonciation idéologique des penseurs anticléricaux, du réalisme "immoral", du romantisme "malsain", des tendances au cosmopolitisme et au libéralisme politique. Barbey d'Aurevilly (1808-1889) a certainement plus de talent et moins d'ignorance des qualités artistiques. Il écrit dans les feuilles royalistes: "La critique s'exerce en vertu d'une théorie morale plus haute qu'elle.C'est la fille légitime de l'intelligence savante et réglée et, dans une société chrétienne et française, elle a pour blason la croix, la balance et le glaive."( Les Œuvres et Les Hommes, tome IV) Il s'agit toujours d'une critique qui puise ses critères parmi des valeurs extérieures à l'activité artistique : la morale, la politique, la religion ... On peut d'autant mieux comprendre la réaction des créateurs eux-mêmes, de Baudelaire aux Parnassiens, qui répondront par une conception de "l'art pour l'art". Cette critique plus ou moins officielle ne juge essentiellement des œuvres que leur contenu, d'après son niveau de conformité à l'idéologie du pouvoir. Elle se fait l'interprète d'une société qui refuse de se reconnaître dans les œuvres qui la dépeignent (le courant réaliste) et se réfugie dans l'apologie du passé. En dehors de ce courant, Francisque Sarcey ("Notre oncle à tous" comme l'appelait Alphonse Allais) affecte la modestie. Sarcey vécut de 1827 à 1899 et écrivit dans L'Opinion Nationale et dans Le Temps. Il fait du conformisme sa ligne directrice en matière de critique. Il s'agit, pour lui, de suivre et d'exprimer les goûts du public dont il devient le "secrétaire". Cette attitude se trouve à l'opposé de celle de Gourmont qui est un découvreur de talents, un créateur de valeurs, et qui écrit pour un public choisi. Parmi les auteurs qui résistèrent à la tendance dominante et à la main mise de la critique officielle, on notera Jules Vallès, qui, dans Le Figaro et Le Progrès de Lyon se veut combatif. Il regrette que le roman soit négligé par la critique traditionnelle, au profit du théâtre. Souhaitant promouvoir le genre romanesque, il célèbre Dickens. D'une manière générale, il apprécie les fortes personnalités de la littérature, mais ne semble pas souhaiter approfondir l'étude esthétique des œuvres. Leconte de Lisle, au contraire, publie dans la revue Le Nain Jaune, en 1864, "Six études de poètes contemporains" à propos de Baudelaire, Vigny, Hugo... où il défend l'idée que le Beau est le serviteur du Vrai. C'est en poète et en écrivain qu'il traite de poésie et de littérature. On reconnaît chez lui l'influence de la philosophie idéaliste, courant de pensée qui tient une place non négligeable et s'incarne également chez Paul de Saint-Victor (1825-1881) dont les articles sur Hugo, parus dans La Presse où il prononce l'éloge de la Beauté, lui valurent une lettre de remerciement du Poète. "Vous créez sur une création, vous êtes le magnifique explicateur; vous écrivez le poème du poème, (...) Cette grande critique que vous faites est, en même temps, une grande philosophie. (...) Vous êtes un des sauveurs de l'idéal." (V. Hugo, Lettre à Saint-Victor de 1866) Les écrits de cet auteur seront réunis en recueil sous le titre Les Deux Masques. Gourmont s'inscrira également dans la tradition idéaliste (De l'Idéalisme). Au début de sa carrière de chroniqueur, il célèbre le Beau idéal que seul l'art antique sut exprimer dans sa perfection (article de 1882). Quatre ans plus tard, avec la révélation du symbolisme, il répudie toute croyance en une esthétique universellement valable. Il réfléchira simultanément sur la littérature et la philosophie (Promenades littéraires et Promenades philosophiques). Il redéfinit l'idéalisme et se réclame de Schopenhauer (Les Racines de l'Idéalisme). Chaque homme se fait une idée particulière de la beauté et le critique ne peut que tenter d'expliquer l'idéal de chaque écrivain considéré comme une manifestation unique. L'œuvre de Gourmont apparaîtra d'ailleurs comme celle d'un penseur, et la partie concernant proprement la critique littéraire ne sera qu'un des aspects de sa réflexion globale. Nous avons vu, en effet, jusqu'à présent, une critique de journalistes. Les écrits paraissent dans la presse et sont parfois réunis en recueils. Nous allons maintenant aborder le cas des maîtres à penser de l'époque, ceux qui jetèrent les bases d'une réflexion pour une critique scientifique, Taine et Renan. Gourmont baignera dans leur influence et devra se situer par rapport à eux. Taine (1828-1893) , grand admirateur de Hegel, fut jeté hors de l'Université à l'avènement de l'Empire. Il affichait un positivisme et un rationalisme intégral. La critique littéraire, selon lui, n'était qu'un élément permettant de travailler à la constitution d'une histoire naturelle des esprits. En pratique, la littérature fut son domaine de prédilection (Essai sur La Fontaine et ses fables (1853), Histoire de la Littérature anglaise et Essais de Critique et d'histoire). Il cherche à rassembler les auteurs par familles comme on classe les espèces en sciences naturelles. Il s'intéressera aux auteurs reconnus et confirmés plutôt qu'aux auteurs de second ordre. Dans son Histoire de la Littérature anglaise, il lit attentivement les principaux auteurs, esprits caractéristiques, qui rapprochés les uns des autres, lui permettent de dégager les traits à la fois généraux et particuliers du type anglais. "J'entreprends d'écrire l'histoire d'une littérature et d'y chercher la psychologie d'un peuple" Il reconnaît chez un écrivain des traits propres à telle ou telle race, qui subissent dans l'œuvre considérée une simple accommodation produite par les circonstances du moment et par le milieu. La qualité esthétique des œuvres, leur beauté, ne sont plus, dans cette perspective, que des qualités accessoires. "Le critique est le naturaliste de l'âme. Il accepte les formes diverses, il n'en condamne aucune et les décrit toutes." Trois principes dominent le système explicatif : race, milieu, moment. Sainte-Beuve reste pour lui un critique qui peint ; Taine cherche la faculté maîtresse d'un auteur. "Une fois qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'artiste entier se développer comme une fleur." Or, et l'on pourrait voir là le talon d'Achille de cet édifice rationaliste, Taine trouve cette faculté maîtresse de l'artiste par intuition. "Le critique, après avoir lu et analysé les œuvres d'un auteur, verra venir au bout de sa plume une phrase involontaire, singulièrement forte et significative, qui résumera toute son opération et mettra devant ses yeux... un certain état psychologique, dominateur et persistant, qui est celui de son auteur." (Préface de la 3e édition des Essais de Critique et d'Histoire) Un disciple de Sainte-Beuve, Scherer (1815-1889) qualifiera cette théorie de "mécaniste". "Taine a eu tort de se représenter ce qu'on appelle l'âme humaine sous la ressemblance d'un mécanisme dans lequel le mouvement de tous les rouages dépend d'un seul ressort." (Études de Littérature contemporaine, 1866) Ernest Renan (1823-1892) s'inspire de la méthodologie rigoureuse qu'il utilisait pour ses exégèses de textes religieux. Il s'agit d'une lecture attentive, sans prévention, complétée par une solide information historique. Renan ne perd jamais de vue l'ensemble de l'œuvre et y voit l'expression d'une société ou d'une époque. Cependant, cette rigueur et cette approche historique ne sont que le travail préparatoire au processus de découverte de la vérité qui, lui, s'apparente plutôt à une méditation zen. "Laisser la réalité se refléter en nous comme en la chambre noire des photographes, et assister en spectateur aux batailles intérieures que se livrent les idées au fond de sa conscience ... La production de la vérité est un phénomène objectif, étranger au moi, qui se passe en nous sans nous, une sorte de précipité chimique que nous devons nous contenter de regarder avec curiosité." (Revue des Deux Mondes, 1889) Il faut signaler la tentative d'Émile Hennequin (1858-1888) pour fonder une science du littéraire. Né la même année que Gourmont, il mourut très jeune, sans avoir pu en mener à bien le développement ou en donner quelques applications pratiques sur des textes. Il nomma sa discipline l'esthopsychologie "La science de l'œuvre d'art en tant que signe". Selon Hennequin, le critique pourrait étudier l'œuvre littéraire à la fois en tant que signe destiné à produire des émotions esthétiques (analyse esthétique), en tant que signe de l'homme qui l'a produite (analyse psychologique), et en tant que signe d'un certain milieu qui se reconnaît en elle (analyse sociologique). "C'est de l'examen seul de l'œuvre que l'analyste devra tirer les indications nécessaires pour étudier l'esprit de l'auteur ou de l'artiste qu'il veut connaître" (La critique scientifique) Quant à la typologie, Hennequin propose cette piste: "Il existe un rapport fixe entre les œuvres et certains groupes d'hommes que celles-ci attirent par l'effet d'une affinité." Brunetière (1849-1906) domine le paysage critique à l'époque de Gourmont. Il fait partie de la critique universitaire et enseigne à l'École Normale Supérieure. Il développe une théorie de l'évolution des genres en littérature qu'il décrit en terme de progression puis de décadence. Derrière cette conception évolutive de la littérature se cache un conformisme moral des plus étroits. Dans La Revue des Deux Mondes, il mène campagne contre le naturalisme dont il trouve les grossièretés révoltantes et malsaines, contre Mallarmé, Verlaine et Rimbaud qu'il juge incompréhensibles et qu'il déclare les héritiers suspects de ce "mystificateur doublé d'un maniaque obscène" qu'était Baudelaire (Nouvelles Questions de critique). Cela le conduit à une apologie du classicisme. "Équilibre de toutes les facultés qui concourent à la perfection de l'œuvre d'art." L'écrivain doit posséder un don mais il faut, pour s'épanouir pleinement, que ses aptitudes soient stimulées par la faveur d'une conjonction heureuse de plusieurs facteurs : un moment de perfection de la langue, une période d'indépendance de sa littérature nationale par rapport aux autres, une époque où le genre utilisé par l'écrivain atteint sa perfection. Toutes ses conditions se trouvèrent réunies sous Louis XIV. Certaines œuvres appartiennent à la perfection du genre et les suivantes dégénèrent. Une œuvre en inspire d'autres, fait école jusqu'au moment où apparaît une autre œuvre forte. Paul Bourget (1852-1935) reprend l'idée de Taine "La littérature est une psychologie vivante" et se livre à une série d'analyses méthodiques de plusieurs auteurs contemporains. Il s'agit des Essais de Psychologie contemporaine (Baudelaire, Renan, Flaubert, Stendhal, Taine, Dumas fils, Tourgueniev, Leconte de Lisle, Amiel, Goncourt). Il ne faut pas se soucier de jugements moraux ou de l'idée du Beau, mais "Démonter pièce à pièce le rouage compliqué de nos associations d'idées". Bourget se demande quelle est la forme de sensibilité caractéristique de chaque auteur. "Quelles images ressuscitent dans la chambre noire du cerveau d'un auteur lorsqu'il ferme les yeux ? C'est l'élément premier de tout son talent. C'est l'esprit même. Le reste n'est que la mise en œuvre." (Essais...) Un aspect original de sa méthode est de s'intéresser à l'impact de l'¦uvre sur les lecteurs. La littérature est un moyen de transmettre certaines "façons de goûter la vie". C'est l'héritage psychologique que les grands écrivains lèguent aux générations nouvelles. Malheureusement, les théories de Paul Bourget finissent par un classement entre bonnes et mauvaises œuvres, selon l'influence qu'elles sont susceptibles d'exercer sur leur public. Cela conduit naturellement à souligner l'importance de la responsabilité morale de l'écrivain selon les critères de l'église catholique. "Après avoir analysé les maladies morales, il est du devoir de l'écrivain d'indiquer le remède ; et, d'après moi, il n'y a pas de remède à ces maladies morales hors de Dieu." (Article de 1896) Ces maladies morales sont le pessimisme, le scepticisme, le dilettantisme ... Brunetière, Bourget... représentent le courant intellectualiste de la critique. Gourmont brocardera leurs préjugés mais plus profondément, il refuse leur esprit de système dans la mesure où ses auteurs en restent prisonniers et ne savent pas reconnaître la force et l'originalité d'écrivains inclassables ou tout simplement nouveaux. L'autre courant, qu'on oppose à l'intellectualisme, est celui de la critique impressionniste. Anatole France et Jules Lemaître en sont les deux critiques les plus représentatifs. On range quelquefois Gourmont sous ce label. On aperçoit là, rapidement, les limites de tels classements. En terme de tendances, il peut être utile de situer tel écrivain ou tel groupe par rapport à un autre, mais dès qu'on étudie un auteur de près, on trouve de nombreuses objections à le placer dans un mouvement dès lors que l'on sent qu'il semble y perdre ses caractéristiques propres, que l'on opère une réduction de ce qui constituait son intérêt. Voyons tout d'abord les représentants de cet impressionnisme critique avant d'examiner si nous pouvons y ranger Gourmont. Anatole France, critique au Temps, revendique un subjectivisme absolu. Ce qui compte pour lui, c'est le plaisir de lire des œuvres et les réflexions qu'elles inspirent. Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs- d'œuvre. Jules Lemaître revendique le qualificatif de dilettante. Sa méthode consiste à "commencer par une lecture sympathique de l'œuvre, afin d'arriver à une définition de ce qu'elle contient d'original et de propre à l'écrivain"(Les Contemporains). Il s'agit de "s'identifier complètement avec l'écrivain qu'on aime et à excuser ses fautes." Cependant, il éprouve certaines difficultés à s'en tenir à ce programme et condamne les naturalistes, qui ne respectent pas la vérité, et les symbolistes, si peu clairs. Ensuite, il se protège en affichant un scepticisme élégant . "Puisqu'au surplus, tout est vanité, aimons les livres qui nous plaisent sans nous soucier des classifications et des doctrines et en convenant avec nous-même que notre impression d'aujourd'hui n'engagera point celle de demain." Cependant, malgré ce relativisme de façade, il s'attaque à Rousseau, "un étranger, un perpétuel malade et un fou", puis à Chateaubriand, mais avec l'objectif de dénoncer les idées de pacifisme, de démocratie, afin de défendre les idées du public "grand bourgeois" et aristocratique. Cet impressionnisme de France et de Lemaître semble à Gourmont trop abandonné à la fantaisie. Il manque de conception artistique précise. De plus, les deux écrivains se sont permis de se moquer du symbolisme. Pour Gourmont, le critique est un intermédiaire entre l'écrivain et le lecteur. Il aide chaque génération à admirer les belles œuvres nouvelles. C'est un créateur de valeurs esthétiques. Il refuse d'incorporer dans l'art les idées parasites de moralité, de vérité et de justice. (Épilogues III). Dans le même temps, Gourmont relativise ce rôle : "les œuvres dominent les théories" (Promenades Littéraires), "Il n'y a pas de critique littéraire parce qu'il n'y a pas de code littéraire" (Dialogue des amateurs sur les choses du temps) et surtout "Nous devons admettre autant d'esthétiques qu'il y a d'esprits originaux" (Livre des masques). Et finalement, il conclut que le critique ne pouvant raisonner que sur des impressions, il doit "ériger en lois ses impressions personnelles" (Lettres à l'Amazone). D'où son étiquette de critique "impressionniste". Desservis par les uns et les autres, les écrivains font eux-mêmes ¦uvre de critique : Zola avec ce texte agressif Mes haines et également Maupassant, Huysmans, Mallarmé .... Certains fondent de petites revues: Le Décadent, La Revue Blanche... La Revue Blanche de Léon Blum sera de 1890 à 1900, le centre de ralliement de toutes les "divergences". On y lira des articles de Proust, Gide, Tristan Bernard, Jules Renard, des anarchistes, des dreyfusards ... Léon Blum qui tient la chronique de critique littéraire cherche surtout à discerner les nouveaux talents. On comprend mieux le rôle de catalyseur qu'a pu jouer Gourmont en participant au groupe fondateur du Mercure de France. Il collaborera à la revue pendant vingt-cinq ans, jusqu'à sa mort et y imprimera profondément son influence. Découvrant le symbolisme, poète lui-même, il peut s'exprimer avec toute la liberté voulue et devient le critique le plus autorisé du mouvement symboliste. Puis, dépassant cette étape, se détachant du symbolisme sans le renier, il devient "la conscience critique d'une génération" selon l'expression de T.S. Eliot. Sa liberté d'esprit lui permet de découvrir et d'apprécier les nouveaux écrivains, mais aussi de les faire découvrir aux lecteurs en expliquant leur originalité et leur talent. Sa vaste érudition lui permet d'explorer tous les champs de la littérature et de la pensée et de créer cette effervescence intellectuelle qui régnera autour du Mercure. Gourmont érudit ne voudra pas être identifié à la critique universitaire dont il n'hésite pas à se moquer de temps en temps. Les titres de ses recueils d'articles évoquent plutôt le plaisir de lire. Ce sont des Promenades. C'est Le livre des masques, au nom énigmatique, qui signale un projet littéraire personnel plus que critique. Ce sont ses Épilogues. L'esthète est présent dans le choix des titres. La critique universitaire sera représentée par Émile Faguet (1847-1916), Pierre Lacombe (1848-1921) et Gustave Lanson (1857-1934). Émile Faguet, professeur à la Sorbonne, fait l'inventaire du passé littéraire de la France. Il s'agit de préserver la tradition menacée. Cependant, arrivé au volume sur le XVIIIe siècle de ses Études Littéraires, il réagit avec beaucoup d'hostilité à la littérature de ce siècle. Sur sa méthode, il déclare: "Je reste à croire que c'est savoir qui est un moyen de sentir et notamment le seul... savoir est la condition de sentir" (La Revue des Deux Mondes, 1911). Le Beau étant un sentiment désintéressé, l'œuvre d'art possède une valeur morale en soi. Le rôle de la critique est de distinguer le Beau. Il faut donc trouver l'idée fondamentale qui domine une œuvre puis étudier les moyens utilisés par l'auteur pour y arriver. Pierre Lacombe jette un pont entre la vie affective et l'œuvre d'art. Sa réflexion tente d'expliquer les origines du génie créateur : "La tendance émotionnelle, l'affection par une émotion d'un genre, d'une nuance particulière, fait choisir le thème et devient dans tout le développement de l'œuvre, dans son exécution, le guide, l'arbitre, le principe organisateur" (Introduction à l'Histoire littéraire,1898) Faguet ou Lanson, voire même Georges Renard qui publia une Méthode scientifique de l'histoire littéraire, permettent de mieux situer l'œuvre de Gustave Lanson dans un ensemble de travaux inspirés par des préoccupations analogues. Lanson en écrivant son Histoire de la Littérature française, a pratiquement établi les programmes scolaires français pour ce qui concerne la littérature. Son travail est méthodique. "L'érudition n'est pas un but, c'est un moyen. Les fiches sont des instruments pour l'extension de la connaissance, des assurances contre l'inexactitude de la mémoire." Il étudie chaque œuvre afin de situer son apport original par rapport à l'auteur, au genre, à l'époque puis il opère des regroupements. "Nos opérations principales consistent à connaître les textes littéraires, à les comparer pour distinguer l'individuel du collectif et l'original du traditionnel, à les grouper par genres, écoles et mouvements, à déterminer enfin le rapport de ces groupes à la vie intellectuelle, morale et sociale de notre pays, comme au développement de la littérature et de la civilisation européennes." Il compare chacun avec la vie intellectuelle et sociale de son temps. Il cherche à donner un portrait objectif de l'écrivain "Notre idéal est d'arriver à construire le Bossuet et le Voltaire que ni le catholique, ni l'anticlérical ne pourront nier, de leur en fournir des figures qu'ils reconnaîtront pour vraies, et qu'ils décoreront ensuite comme ils voudront de qualificatifs sentimentaux." Que pensait Gourmont de la critique de son temps ? " Ce que nous appelons un critique aujourd'hui, c'est un ancien bon élève, qui a contracté sur les bancs du collège,puis souvent à l'École Normale, le goût des études ennuyeuses. Après avoir été quelque temps professeur, il passe dans le journalisme, apprécie les livres nouveaux. Il donne son avis, avec prudence, cite les autorités, termine en insinuant que tout cela n'a aucune importance." (Promenades philosophiques) Lanson, dans son Histoire littéraire parle de Gourmont. Nous conclurons ce panorama par cet extrait. "Remy de Gourmont a été le grand critique du mouvement symboliste. C'est un esprit très original, très curieux et très pénétrant, ayant l'horreur du convenu et du vulgaire, prenant plaisir à dissocier les vérités admises pour démontrer qu'en définitive rien ne vaut, sauf la jouissance des instincts et le culte de la beauté (Culture des idées, Promenades Littéraires). Il tient de très près au XVIIIe siècle." (Histoire de la Littérature française (illustrée), 1938) Université Keio-Hiyoshi (Japon) Septembre 1998 [entoilage réalisé d'après un mél. obligeamment envoyé par l'auteur] |