« Remy de Gourmont avant la lettre », Imprimerie gourmontienne, n° 4, août-sept.-oct. 1921, pp. 16-19.

Texte

Remy de Gourmont
avant la lettre.

Quand je me suis fixé à Paris, en 1874, j'ai souvent fréquenté la Bibliothèque Nationale, surtout entre cette date et 1884. A cette époque, Remy de Gourmont qui était un des sous-bibliothécaires reçut assez souvent les bulletins que je lui remettais pour les livres dont j'avais besoin. Peu à peu, je commençais à m'intéresser à ce jeune homme qui était de mon âge, et je n'avais que de 23 à 30 ans à ce moment. Mais ce n'était pas seulement notre jeunesse qui nous attirait l'un vers l'autre.

Alors je cherchais des renseignements pour un petit essai que j'étais en train d'écrire sur Maurice de Guérin et il est possible que Rémy de Gourmont ait senti un lien d'affection pour un Américain qui avait choisi comme sujet de travail un si sympathique et jeune littérateur français. Quoi qu'il en soit, nous sommes devenus tout de suite assez bons amis. Un jour, il me fit visiter l'intérieur de la Bibliothèque, et, pendant notre promenade parmi les rayons, il me donna des détails si intéressants sur les livres et les manuscrits, sur les estampes et les cartes, que tout cela me fit une excellente impression : avant de le quitter, je lui demandai s'il serait disposé à me donner, pour une revue de New-York, un petit article sur les richesses de la Bibliothèque Nationale. Ce qu'il fit un peu plus tard.

L'article était rétribué, naturellement ; une des rares occasions alors, peut-être, où Remy de Gourmont ait reçu de l'argent pour ses écrits. Quand le chèque qui, du reste, était bien modeste, fut arrivé, je le lui envoyai par la poste, et sa réponse fut la première lettre que j'ai reçu de Remy de Gourmont. Si j'avais prévu l'avenir de son auteur, je l'aurais gardée au moins comme autographe, et il est possible qu'elle aurait trouvé place parmi les lettres inédites de cette publication.

Quelques semaines plus tard, j'assistai à une réunion mondaine dans un somptueux appartement de l'avenue Kléber, dont la maîtresse était une belle et jeune Américaine qui avait épousé un riche Anglais, homme d'affaires, qui l'avait laissée veuve avec trois ravissantes jeunes filles, dont la plus âgée à peine nubile était plus belle encore que sa mère. Naturellement, elle était bien entourée, et je me suis demandé souvent si Remy de Gourmont, amené dans cette maison par Mme de Courrière, n'a pas pensé, un moment, de l'inviter d'être sa femme, son titre de comte jouant une certaine influence dans ce milieu. Quoi qu'il en soit, Remy de Gourmont venait assez souvent avenue Kléber et peu à peu était devenu si à son aise dans ce salon qu'il n'a pas hésité, finalement, à inviter à la danse même la maîtresse de la maison. Il est assez difficile, peut-être, aujourd'hui, pour les amis d'une date plus ancienne que l'époque dont je parle, de voir Remy de Gourmont valsant avec les jeunes filles de la colonie américaine de Paris. Mais il l'a fait et assez bien.

Après sa destitution par la direction de la Bibliothèque Nationale pour ses idées politiques, je ne le revis ni rue de Richelieu naturellement, ni avenue Kléber. Ce fut beaucoup plus tard que je le retrouvai dans son petit appartement de la rue de Varennes. Le jeune bibliothécaire, qui était content de faire un petit article pour quelque revue américaine, était devenu un écrivain écouté des deux côtés de l'Atlantique, et le jeune gentilhomme de la colonie américaine, avec sa physionomie si avenante, ne sortait plus guère maintenant de sa tour d'ivoire.

Quand il mourut quelques années plus tard, et j'assistai à son enterrement, mes souvenirs, pendant la triste cérémonie, ne retournaient pas à cette courte vision de lui, rue de Varennes ; je préférais me rappeler le jeune bibliothécaire assis derrière le grand bureau de la salle des imprimés, si simple et si accueillant, et le mondain de l'avenue Kléber, le marquis-écrivain, qui dirigeait avec grâce sa belle partenaire parmi les complications de la valse, vers une coupe de Champagne au buffet, et puis, un instant après, prenait part avec animation dans une discussion concernant le nouveau roman ou la plus récente poésie qui agitait en ce moment les cercles littéraires de Paris.

THÉODORE STANTON.

Strasbourg, 6 mai 1921.