Emile Faguet.

Les Amuseurs de Paris, Les Editions de France.


— Et nous avons connu Epicure à Montparnasse, docteur Flavius...

— Que dites-vous là, un nouvel Epicure, s'écrie notre savant ébloui.

Cet aîné ne venait pas souvent à la Rotonde, il lui eût fallu abandonner sa robe de chambre et sa calotte de prédicateur. Mais à la table de Gustave Kahn qui, lui depuis plus d'un quart de siècle, vient prendre son café à la Rotonde, le vieux maître étonnait par un visage sorti d'une peinture de Fouquet, bourgeonnant, empli de loupes. Olympien, il dominait les discussions. Cet homme se flattait, outre de continuer Epicure, d'avoir rencontré, tout ensemble, et Apollon et Jésus sous les espèces d'un promeneur coiffé d'un chapeau melon et ganté de filoselle grise, en quête d'idéal sous les frondaisons du jardin du Luxembourg.

Un zézaiement dévoyait son verbe.

— C'est Épicu... picure qui a raison... ceux qui qui nient une seule sorte de plai... de plaisir...

La main caressait la barbiche et l'arrêt tombait :

— Sont des... sont des ânes, des ânes bâtés !

Remy de Gourmont donnait ainsi le pas à Epicure et sur Jésus et sur Apollon.

Blasé sur les doctrines que les jeunes gens, autour de lui, s'envoyaient à la tête, il se tenait à un de ses aphorismes écrits.

— Qu'est-ce qu'une doctrine, sinon la traduction d'une physiologie ?

Et il ramenait l'humanité aux fatalités volontaires de la biologie.

J'adorais faire parler le vieux maître qui déterrait facilement les anecdotes sur les parlotes héroïques des cafés du quartier Latin où sa jeunesse s'était passée.

— J'ai bu au Va... au Vachette avec Ver... Verlaine... il crayonnait un dessin obscène sur un bout d'enveloppe, puis il dessinait par là-dessus une belle image de la Vierge Marie, en quelques traits... c'était jeter des... des roses, mon enfant, sur des charbons ardents...

Silence ironique. Il les avait peints, ces compagnons des cafés, alors symbolistes, en une suite de masques goguenards.

— Les ca... les cafés littéraires ont du bon... ils... ils ex... purgent !...

L'œil de Remy de Gourmont nous perçait sous les lunettes ; nous nous taisions, froissés d'être comparés aux honnêtes escargots qui, dans leur case, dégorgent. Pourtant... nous avions souvent le ventre creux comme les escargots, nous nous épurions de notre trop plein de paroles et d'idées...

— Que pensez-vous de l'agitation de la Rotonde, mon bon maître ?

— Nulle, nulle...

Impassible, il reprenait :

— Dans nos ça... cafés, c'était de l'agi... de l'agitation!... Un soir, Alfred Jarry sortit un revolver et voulut se faire la main sur un consommateur ; je crois que ce fut Rachilde, elle avait vingt ans alors, qui l'arrêta... à la terrasse. Verlaine se réfugie un matin, poursuivi par une matrone immonde... « Ce salaud a voulu m'étrangler, hurlait-elle à la foule amassée... » On eut toutes les peines du monde à l'éloigner... Qu'avez-vous fait, demandai-je à Verlaine, vous n'allez pas recommencer le geste de Bruxelles ?... » Il eut un sourire très doux. Je lui récitais la dernière scène d'Othello, me répondit-il, je la trouve splendide, elle a cru que j'allais l'étrangler... »

Remy de Gourmont, toujours olympien, tranchait :

— C'était cela de l'agi... de l'agitation !...

Et, répondant aux discussions qui, de toutes parts, bourdonnaient, il disait :

— Il n'y a pas d'école, il y a une épo... une époque... mais ceux qui sont grands ne font jamais de con... de concessions.., ja... jamais, l'époque ne concède rien, elle vit...

Il aimait répéter son opinion sur Epicure.

— Epicure avait trop de sagesse pour dédaigner aucune sorte de plaisir. Il voulut connaître et connut toutes les jouissances qui peuvent devenir des jouissances humaines, il n'abusa de rien et usa de tout dans sa vie harmonieuse...

Ainsi, près de Modigliani qui offrait un carnet de croquis pour un verre d'alcool, et de Lénine penché sur ses revues sociologiques, fermé à toute réalité de la vie, Epicure prenait place.

— Le plai... le plaisir, répétait Remy de Gourmont, fuyons le passé qui pue, ignorons l'avenir, vivons chaque minute pleinement...., elle seule appartient au sage..., le plaisir ! il n'y a pas de jouissances viles...

*

**

Mon Dieu, nous n'avons pas manqué d'agiter la retraite de l'anachorète épicurien. Dans la vieille cour d'un immeuble de la rue des Saints-Pères, grise et verte, François Bernouard avait installé sa revue Shéhérazade. Le groupe Shéhérazade, né des Ballets Russes de Serge de Diaghilew, sous !e signe de Nijinski, le dieu de la danse, d'Ida Rubinstein et de Karsavina, réunissait Dunoyer de Segonzac, Jean Cocteau, Maurice Rostand, Luc-Albert Moreau. les Bouvelet, des peintres, des musiciens, des poètes, tous vingt ans et épris de la grande bacchanale des Ballets Russes.

On ne s'embêtait pas dans les bureaux de Shéhérazade, deux chambres, une remise pour l'imprimerie et un lapin pour gardien. Le pauvre mâcha plus souvent épreuves rejetées que fraîches carottes.

pp. 278-282.

[document communiqué par Bruno Leclercq de La Ligne et le Lien


A consulter : Mercure de France n° 372