Remy de Gourmont vu par son médecin.

coll. Roland Digne

REMY DE GOURMONT VU PAR SON MEDECIN

Un médecin a toujours quelque scrupule à dire son mot dans la critique littéraire. Qu'adviendra-t-il au médicastre qui ne peut se contenter de respirer, comme il convient, l'encens des chapelles ? On s'interroge, risquerai-je de convaincre un écrivain d'autre chose que de mon inintelligence ? Je me risque tout de même.

Est-il besoin de remémorer que c'est auprès de nous autres médecins que les Goncourt s'instruisirent, qu'ils étaient tout heureux d'interroger les Ricord, Tardieu, Blanche, Dieulafoy et surtout Charles Robin... On peut se demander, tant l'influence de ce dernier était importante, s'il n'est pas le père ou, mieux, l'Éminence grise du naturalisme.

On sait que les Goncourt élaborèrent à la Charité Sœur Philomène d'après une histoire vraie qui leur fut racontée par Louis Brouilhet. C'est un phtisique du même hôpital qui servit de modèle au Jack de Daudet. Ne faisons que citer sans vouloir persuader davantage – je suis trop gourmontien pour imposer une idée.

Peut-être le médecin, plus que tout autre, est-il capable de mieux interpréter une œuvre. Connaître les réactions physio-psychologiques ne nuit pas. Ce n'est pas insulter une fleur que d'analyser le terreau dans lequel elle s'est épanouie, et si, derrière l'éclat et le parfum de nos plus fières fleurs spirituelles nous trouvons le terreau de nos communes misères, ce n'est pas offenser le génie humain que de l'humaniser. Rien n'est plus stupide que cet arsenal de « il ne faut pas », que maints esprits, au nom de quelles éthiques, on peut se le demander, clament chaque fois qu'on jette au vent des lettres intimes, qu'on publie de menus billets ! En veut-on à Arvède Barine d'avoir mis en sous-titre de ses plus belles études de physiologie littéraire : l'opium, l'alcool, le vin, la folie, et auriez-vous gens bien élevés, la prétention d'apprécier Quincey, Poë, Hoffmann, Nerval, sans tenir compte de leurs troubles nerveux et de leurs excès ? Bien sûr, nombreux sont les écrivains qui se retranchent (on pense à Taine) derrière le mur de la vie privée. Or, il n'y a pas d'inutiles détails dans la biographie d'un grand homme et il ne nous semble pas impossible que, dans quelques années, on puisse classer par « constitutions physiologiques » les grands génies créateurs.

Ce n'est pas un jeu de la part des critiques de toujours insister sur l'hérédité d'un écrivain. Elle lui a donné sa constitution et ses tendances. Il en est ainsi de Remy de Gourmont. Dans sa famille, il y a, dès le XVème siècle, des imprimeurs, des artistes, des prêtres (Gilles de Gourmont avait imprimé le premier livre en caractères grecs).

Henri de Gourmont, frère de Remy, a eu l'amabilité de m'écrire en 1922, une longue lettre d'où j'extrais de précieux renseignements. « Du côté paternel, soldats et magistrats, côté maternel, une ascendance assez variée mais mal connue... Sur les ascendants immédiats : mon père, né en 1829, voulait être soldat, sa famille ne le lui permit pas parce qu'il ne devait pas servir l'usurpateur : Louis Philippe. Homme très bon et très faible, très léger pour la conduite de sa fortune, vécut à la campagne, à Mesnil-Villeman dont il fut maire – charitable et donnant – d'un caractère très indécis, d'une intelligence assez futile et paresseuse à tout effort. Ma mère, violente, dominatrice, d'un caractère emporté, fort intelligente et d'une activité utile, inlassable, très religieuse, prosélyte – soignait tous les malades de la contrée. » Henri de Gourmont poursuit : « Remy en tenait beaucoup et ils se fussent parfaitement compris n'eût été la question religieuse qui les sépara vite. Elle avait l'orgueil de son fils aîné, mais le voyait avec tristesse, et même irritation, s'éloigner de sa petite religion provinciale. Ce provincialisme de petite campagne tua ma mère et elle mourut à cinquante-huit ans, diabétique, emportée par une congestion. »

Dès lors il est aisé de s'expliquer certains traits de caractère de Remy de Gourmont. Son amour des mots, ce mélange d'énergie et de mysticisme, le mépris de l'argent et le dévouement aux souffrants ; le descendant de l'aïeul sceptique qui n'accepte aucun dogme et déclare que l'illusion est vérité et la vérité illusion. Ne retrouve-t-on pas enfin cette impression profonde qu'ont eue sur son âme les paysages normands : les lys, les roses, la nature qu'il aimait tant ?

Henri de Gourmont évoque alors les paysages où se formèrent la sensibilité et l'intelligence de son frère : « ceux du château de la Motte où naquit Remy : admirable avenue de hêtres à triple colonnades, douves, maison vaste pleine de coins et recoins, bien faite pour y situer un roman libertin du dix-huitième siècle. Il vint, à huit ans, à Mesnil-Villeman, petit manoir entouré d'arbres et mêmes d'arbres rares, un étang couleur d'algues vertes, un colombier fort curieux et surtout un jardin étonnant où tout fusionnait : fleurs, fruits, légumes. »

Il narre ainsi la promenade quotidienne de Remy : « Il allait chaque jour jusqu'au petit mur du jardin qui surplombait le parc, et là, assis sur une chaise pliante, une plaque de liège sous les pieds, il étudiait la vie de sa campagne et regardait des heures le manège des fourmis. Un rosier grimpait jusqu'à la fenêtre de sa chambre, détachant sur le ciel une ou deux de ses fleurs, dont il savait si bien se faire comprendre. »

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Remy de Gourmont, tel que je l'ai connu, était robuste, musclé, peu pileux – en somme plus de tête et de muscles que de caractères vraiment sexuels. Il a été toute sa vie un sensuel, surtout un imaginatif, la chose n'est pas douteuse. Se connaissant bien, il a écrit dans Le Chemin de Velours : « On a vu des hommes auxquels l'odeur des pommes pourries donne des émotions fortes et nécessairement sexuelles. Schiller en avait toujours une provision dans le tiroir de sa table de travail. Comme il possédait un passage réfractaire où se brisaient, en grande partie, les courants émotionnels, il faisait des vers au lieu de faire l'amour. Voici donc toute une classe d'hommes chez lesquels les émotions arrêtées à moitié chemin se transforment en intelligence, en goût esthétique, en religiosité, en moralité, en cruauté, selon les milieux et les circonstances, et d'après un mode dynamique des plus obscurs. »

Quelle supériorité chez les cérébraux ! Ils ne détestent pas la femme, ne luttant pas contre leur tempérament. Ce fut le cas de Remy de Gourmont. Son iconographie est surtout féminine.

Maints littérateurs ont exagéré l'importance du drame facial de Remy de Gourmont. Il ne faudrait pas non plus nier son importance. Pour son intelligence dont la pulpe de sensibilité et de tendresse est si riche, c'est un terrible malheur de se savoir devenu un objet de pitié ou d'effroi – et l'attitude des clients du Duval demandant que notre ami cessât de se trouver devant leurs digestions, est atroce. Cette infirmité faciale l'a renfermé dans sa coquille, elle l'a calfeutré dans son nid d'oiseau blessé et son corps ne fut plus que sa « guenille ». Sa sensualité païenne ne s'extériorisant pas dans les actes, remontera vers son intelligence et son imagination, venant radioactiver et éclairer un cerveau au sujet duquel on devrait pouvoir dire à l'impersonnel : il pense. Tout comme G. de Nerval fuyant le songe et dont l'étude lui a fait dire qu'on ne « transpose pas en écriture des gestes d'abords réels. »

Mais l'imagination, même en amour, avait pour lui plus de charmes que l'action. Il y a dans Sixtine, comme dans toute son œuvre, le même désir d'un amour qui serait multiplié et sensibilisé par toutes les émotions intellectuelles, qui serait enrichi de tout l'apport mystique de l'inquiétude humaine. Dans les Lettres à l'Amazone, reprenant le même thème, il écrit : « Ce désir est une joie essentielle parce qu'il est la vie même », le désir cueilli se fane et n'a plus de parfum. Aussi comprendra-t-on l'étonnement de ses amis en lisant les Lettres à l'Amazone. Il est alors aux approches de la soixantaine et un renouveau émotif s'empare de tout son être. N'est-ce pas la période où les grands esprits ont écrit la partie la plus fraîche et la plus jeune de leur œuvre ? C'est le Shakespeare de La Tempête, le Corneille de Psyché, des Vers à la Marquise, le Rousseau des Rêveries du Promeneur solitaire. Il s'est accoutumé à son infirmité faciale ; aucune ardeur insolite ne le tracasse, il a connu les joies physiques de l'amour et de l'admiration féminine, il a goûté le bonheur complet que devrait avoir l'ami de Sixtine, si aimante, si dévouée et qu'on oublie bien facilement quand on fait de Remy un magicien « à qui la chair est interdite ». Il montre à ce moment, ce que Michel appellerait les « feux du couchant », une excitation singulière qui se traduit par des dérogations renouvelées à ses habitudes. Quel plaisir pour un vieux philosophe de jouer à l'enfant !

Cependant il est peu d'hommes qui gardent une même « constance psychologique ». Chacun de ses désirs se réfracte à l'infini, il est sensuel, à la fois pervers et chaste, les deux choses étant complémentaires et, dans sa solitude, ce cérébral tire les feux d'artifice de l'imagination.

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Une sclérose cardio-rénale terminée par une congestion cérébrale emporta ce fils de goutteux et de diabétique. Il en ressentit les premiers effets vers quarante-cinq ans. En 1902, il eut deux très légères attaques apoplectiformes qui lui causèrent un trouble de l'écriture et de la parole, d'une durée de quinze jours. Hélas, sa maladie est de celles qui ne guérissent pas. Elle évolue. Remy de Gourmont, plein de confiance et docile, continue à s'améliorer apparemment. Puis c'est la guerre de 1914. Il m'écrit : « Mon mal a bien empiré depuis l'an passé... mourir m'est indifférent. Dans ce moment surtout, où tant de vies de jeunes sont fauchées, qu'importe la mienne ? Je n'ai vraiment pas le sens de l'opportunité d'être tombé malade dans l'année peut-être la pire du siècle. » Les lettres se succèdent, on sent son désir de croire à la guérison, et dans la dernière lettre, du 10 septembre, il m'écrit : « Je me remets mais très lentement... le Docteur Bergeron m'a promis que dans cinq ou six mois je pourrais aller bouquiner sur les quais ». Trois choses me frappèrent. Il mettait au conditionnel « dans cinq ou six mois je pourrais », pour la première fois il terminait par adieu, pour la première fois encore sa signature était illisible comme si déjà elle s'effaçait. Qui dira les mystères du subconscient ? Dix-sept jours après il était mort. Sa merveilleuse intelligence fut respectée par la maladie. Quand il tomba, sur sa table étaient les premiers feuillets d'une « Physique des mœurs », à laquelle il pensait depuis longtemps. Sixtine ne songea qu'à la gloire du disparu. Elle n'avait de raison de vivre que de « servir » encore celui auquel elle donna sa vie. Puis, quelques semaines après, son destin accompli, elle tomba.

Docteur Paul Voivenel.


[texte entoilé par Vincent Gogibu].


Masque mortuaire de Remy de Gourmont.

Dans l'Archer (mai), Compagnou, à propos de l'héroïsme que montra Louis Dumur mourant, nomme des « gladiateurs », ceux qui tombèrent, comme Dumur, avec le haut souci de leur tâche :

Et songeant à ce condamné presque moribond qui travaille au prochain numéro de sa revue (d'une si vigoureuse revue qui pouvait se passer de son ultime dévouement) je me représente l'homme de lettres digne de ce nom comme un gladiateur condamné à la lutte incessante pour la création.

Gladiateur, le peintre connu qui fait attacher le pinceau a sa main défaillante et cherche encore à traduire la magie de la lumière...

Gladiateur, un Rousseau qui, dans ses jours finissants d'intoxiqué et de persécuté, trouve la sérénité et la fraîcheur des Rêveries du Promeneur solitaire...

Gladiateur, un Schumann qui fait chanter sa folie et se guérit par l'ivresse de l'inspiration de ses crises de dépression nerveuse...

Gladiateur, un Nietszsche qui, n'ayant plus dans sa démence l'usage de la prose, aligne des vers dont le rythme est la béquille de sa pensée chancelante et pose ses doigts sur le piano à la poursuite d'un nostalgique « motif » de jeunesse...

Gladiateur, ce beau Pétrarque, démantelé par deux ictus successifs, qu'on trouvera un matin assommé par l'hémorragie cérébrale, allongé, tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change...

Gladiateur, ce Louis Dumur qui, malade depuis plusieurs années, ne voulut pas désarmer, et laissa sur sa table de travail encombrée d'autant de livres et de papiers que de fioles et cuvettes le roman inachevé de la victoire...

Comme cet autre gladiateur du Mercure de France, Remy de Gourmont, y laissait les notes d'une Physique des Mœurs...

Inclinons-nous devant la noblesse d'une telle mission.

Charles-Henry Hirsch, « Les revues », Mercure de France, 1er juillet 1933 (192).