1. « Pour Rémy de Gourmont », La Dépêche, n°15630, lundi 8 mai 1911, p. 1


NOTRE EPOQUE

POUR REMY DE GOURMONT

Peut-être ne surprendrai-je pas beaucoup M. Rémy de Gourmont, qui est d'ailleurs un écrivain du plus beau talent, en lui apprenant que l'un de ses articles du « Temps », celui du 1er mai dernier, a causé dans la République des Lettres un assez violent scandale. On me l'a envoyé découpé, souligné, paraphrasé en me remettant le soin d'y répondre. C'est beaucoup d'honneur et la Rime appelait dans la lice pour la défendre des paladins à lance mieux dorée que la mienne.

M. Rémy de Gourmont ne tinte pas seulement le glas du vers classique français traditionnel, quasi officiel et pédagogique encore, mais il enterre, avec lui, le vers romantique et jette par-dessus compte le Parnassien à la fosse. Je crois que le fossoyeur va trop vite en besogne. Ces morts ne sont qu'en léthargie. Il leur oppose l'hexamètre – car il ne s'agit que de l'hexamètre, m'a-t-il semblé – symboliste, soit celui où, brisé aux douze anneaux syllabaires et césure flottante, l'alexandrin cherche sa tête de la queue ou sa queue de la tête et systématiquement s'invertèbre lui-même. Il lui fait les honneurs de l'avenir.

Cet avenir-là, mon cher confrère, nous ne le verrons ni l'un ni l'autre. Du reste, l'expérience à laquelle nous avons assisté il y a dix ou douze ans n'est pas faite pour justifier vos pronostics sur le triomphe de la prosodie amorphe. Nous avons vu chez les amorphistes des défections sonores et des palinodies qui allaient jusqu'à l'amende honorable à Boileau, pion du Parnasse. Elles ne prouvent rien en elles-mêmes, étant individuelles, je l'accorde, mais encore est-il à remarquer que le public carminolâtre leur a unanimement souri. On a même tué des veaux gras au bout des ponts pour fêter ces enfants prodigues. Direz-vous qu'en fait de poésie la voix du peuple n'est pas celle de Dieu ? Goethe que vous devez aimer, vous taxerait de blasphème.

Qu'il vous en taxe, mais causons. Un peuple a droit à sa langue, qui est aussi un territoire, et plus il vieillit plus il s'y attache. Les délimitations mêmes lui en sont chères, et vous pouvez voir à la recrudescence de tendresse respectueuse dont il entoure les académies, l'intérêt croissant où il tient gendarmes et douaniers des frontières verbales. Cet intérêt ne s'explique pas autrement, il est parallèle et conforme à celui que prend un moribond à bien dicter ses volontés posthumes. Nous croyons fermement, ou feignons de croire, que l'Académie française conserve l'idiome national et qu'il édifie le monument indestructible rêvé par le cardinal. Si les bonnes gens de France étaient déçus de cette illusion, l'institution ne durerait pas vingt-cinq minutes étant d'ailleurs antidémocratique au premier chef, et le dôme désaffecté serait attribué à quelque syndicat de syndicalisme pratique. Il ne couvre que le dictionnaire.

Or si nous nous cramponnons à cette vieille langue ancestrale, dont l'unité d'ailleurs n'est faite que d'hier et où se sont enfin fondus les dialectes et les patois de vingt races mêlées et subjuguées, il est logique que nous restions fidèles aux formes qui l'ont unifiée, grammaire, syntaxe, orthographe même et, mon cher confrère, prosodie. Tout ici est cohérent par une réciprocité d'adhérence où s'équilibre le monument. Etes-vous de ceux qui clament et clabaudent contre les vénérables coq-à-l'âne de l'orthographie et demandent à l'Etat d'en « haussmaniser » les ruelles tournantes et les impasses pittoresques ? Non, j'en suis sûr. Le culte des Lettres va jusqu'à la piété rétroactive. Théodore de Banville, que vous incriminez de l'une de ces piétés, celle de la rime riche, disait en souriant à sa foi intrépide : « Il n'y a que deux sortes de poètes, les bons et les mauvais, c'est-à-dire ceux qui écrivent lis avec un i et ceux qui l'écrivent avec un y, lys. Libre à vous de choisir. Dieu reconnaît les siens, il protège la France ! » Vous l'écrivez certainement avec l'y.

D'où il suit qu'il me demeure énigmatique que vous sonniez du tube prophétique à ceux qui, en toutes choses, l'écrivent avec un i et grattent ainsi la sainte lèpre séculaire de notre cathédrale.

Si l'on accorde, j'allais dire : décerne, à la poésie française, chant de l'idiome unifié, l'avantage dont l'enrichit la puissance de la traduction orale, il devient difficile de lui contester l'emploi des modes auxquels elle s'est arrêtée pour exprimer son lyrisme propre. Il est toujours sensible, par exemple, qu'en dépit des éclipses, notre prédilection va aux poèmes de forme fixe, sonnets, ballades, rondeaux, rondels et triolets, où s'encadrent, comme dans d'antiques bordures ouvragées, les toiles nouvelles des maîtres contemporains. Leur brevet d'origine est de n'en pas être gênés, ou, si l'on veut, d'en dompter la gêne librement, élégamment, à la française. Je défie un Anglais, un Allemand, même un Italien, que dis-je, un Provençal, de mener à bien dans sa langue le travail verbal de notre ballade, selon les règles, dans le rythme léger, allègre, et sur le contour dansant dont nos trouvères ont trouvé la forme sous les balcons des châtelaines.

Pour de pareils contextes, auxquels s'ouvrent encore toutes les oreilles d'un peuple fou de règlements, il faut, non seulement la ressource d'un lexique précis, mais un vers net, franc, solidement établi par l'usage et qui se moule de lui-même dans la conque ethnique. Un vers est attendu avant d'être entendu. On en bat d'avance la mesure, on en escompte la cadence, on en décroche mentalement la rime avant qu'elle ne tombe. Toute la joie est là. Je le répète, ce que nous aimons le plus et avant tout, en France, c'est une règle observée.

Le vers brisé ? D'abord personne ne le brisera autant, jamais, que n'a osé le faire Victor Hugo, je pense ? Eh bien, souvenez-vous en, c'est de cette liberté, prise sur la formule qu'on lui fit querelle. Elle fut le chef capital de mésintelligence entre son génie et le goût public. Quant à la critique, cela va sans dire. Son hexamètre ne se moulait plus dans la conque, et croyez bien qu'on ne « s'y fait » pas encore. Que devient alors le vers amorphe ?

Mais à mon premier étonnement s'en ajoute un deuxième, mon cher confrère, et c'est que, à vous philologue réputé et digne de l'être, le sens du mouvement symboliste ait échappé en sa signification véritable. Il n'a été qu'une poussée du cosmopolitisme et, tout pesé, pas autre chose. Il ne s'est produit qu'à Paris, grande auberge du monde et tour de Babel (car la tour de Babel n'était qu'un caravansérail) de toutes les caravanes omnilingues qui s'abattent sur la Ville-Lumière. Les symbolistes en furent les bardes à l'essai et les rapsodes d'avant-garde. Ils nous firent la grâce de nous concéder quelques mots de l'idiome unifié, comme on voit encore sur les enseignes quelques noms français entre les germains, les anglo-saxons et les israélites, et ils commençaient à s'entreprendre à notre poésie nationale. Ils n'ont pas réussi, Dieu protège la France. Ecrivons : lys.

EMILE BERGERAT.

[texte entoilé par Mikaël Lugan]