Auguste Dupouy

En Normandie. — [...] Parmi les précurseurs du Romantisme, elle a trois auteurs dramatiques, les Havrais Ancelot et Casimir Delavigne et Pierre Lebrun, de Tancarville, ces deux derniers poètes lyriques également ; parmi les romantiques incontestés, le Rouennais Ullric Guttinguer, auteur d'Arthur, un roman auquel Sainte-Beuve faillit collaborer, et Auguste Vacquerie, de Villequier, l'ami de Hugo et son disciple outrancier dans Tragaldabas. A cette même époque appartiennent le journaliste Armand Carrel, immortalisé par sa mort, l'historien Chéruel, élève de Michelet, et Tocqueville, né à Verneuil, presque dans l'Ile-de-France, qui étudia avec une clairvoyance inégalée la genèse de la Démocratie.

Au Réalisme, la Normandie a donné un chef, Gustave Flaubert. Son grand-père paternel et son père étaient champenois. Mais il est normand par toute son enfance et sa jeunesse, par l'Hôtel-Dieu de Rouen, par son lycée où Chéruel lui donna la passion de l'histoire, par ses amitiés de Rouennais — Busquet, Vacquerie, Le Chevalier, le mélancolique Alfred Le Poittevin, Pouchet, Bouilhet son alter ego, Maupassant son disciple choyé — et par sa chère maison de Croisset.

Louis Bouilhet a survécu grâce surtout à Flaubert, comme La Boétie grâce à Montaigne. Mais c'est lui aussi qui des deux a été le guide, lui le premier de sa classe, le poète édité à Paris, l'auteur dramatique reçu à la Comédie-Française et à l'Odéon, qui pouvait faire valoir « les 78 représentations de Montarcy, les 80 d'Hélène Peyron, les 105 de la Conjuration d'Amboise ». C'est Flaubert lui-même qui les chiffre, et certes son Candidat n'en a pas eu autant.

Dans le roman, Flaubert eut pour émule Barbey d'Aurevilly, son aîné de douze ans, qui fut aussi un poète, un critique abondant, véhément, acerbe, et l'auteur de lettres fameuses à Léon Bloy. Originaire du Cotentin, on sait comme il a su peindre son pays dans L'Ensorcelée et Le Chevalier des Touches. Près de lui, Henri Malo, né à La Bouille, et Octave Feuillet, né à Saint-Lô, se montrent bien peu sataniques. Mais Maupassant, conseillé par Flaubert et Bouilhet, a été réaliste à souhait, et, cauchois dans l'âme, a largement usé de son expérience normande. Jean Lorrain, de Fécamp, fut un artiste complaisamment pervers, et Octave Mirbeau, de Trévières, un vitupérateur passionné. Plus classique et plus strictement psychologue dans ses romans, ses essais ou ses conférences, est Gaston Rageot, d'Alençon.

En poésie, après Albert Glatigny, bohème romanesque et improvisateur virtuose, Frémine, Harel, Féret se sont montrés à coup sûr bien normands. Jules Tellier, du Havre, esprit rare dont ses amis gardèrent le culte, n'eut pas le temps d'agir sur le public. Henri de Régnier, né à Honfleur, a parfois quitté la poésie pour le roman et de plus en plus réconcilié le Symbolisme avec le Parnasse. Ce fut aussi un critique. Rémy de Gourmont en fut un autre, mais également un poète et, lui-même un peu hermétique, l'un des hommes qui ont le plus engagé leur époque dans les labyrinthes de l'art moderne. Le Havrais Paul Souday est infiniment plus clair, quoique avec une tendresse affichée pour les plumes obscures et les dissidences consacrées.

Auteur dramatique, Robert de Flers a eu la grâce et l'ironie joyeuse en partage. Et la force comique, nourrie d'une indignation toujours prête, n'a certes pas manqué à Mirbeau. Dans l'histoire, Siméon Luce, Léopold Delisle, Anatole Leroy-Beaulieu, Albert Sorel ont édifié des monuments durables. En sociologie, Frédéric Le Play, du Havre, a plaidé la cause de la tradition, et Georges Sorel, de Cherbourg, à la fois révolutionnaire et antidémocrate, a condamné de haut le marxisme, mais fait l'apologie de la violence. Que de noms encore à citer, surtout si nous faisions place aux vivants !