Emile Faguet.

1. Propos littéraires, cinquième série, Lecène-Oudin, 1903.

2. « Revue des Livres : Sensations et Opinions d'un Nietzschéen, par M. Rémy de Gourmont », Les Annales politiques et littéraires, n° 1113, 23 octobre 1904.

3. « Revue des Livres : Promenades philosophiques, par M. Rémy de Gourmont », Les Annales politiques et littéraires, n° 1155, 13 août 1905.

4. « Promenades littéraires », La Revue latine, 25 août 1906.


2. « Revue des Livres : Sensations et Opinions d'un Nietzschéen, par M. Rémy de Gourmont », Les Annales politiques et littéraires, n° 1113, 23 octobre 1904, pp. 267-269.

Histoire, Morale, Philosophie

Sensations et Opinions d'un Nietzschéen, par M. RÉMY DE GOURMONT

M. Rémy de Gourmont a beaucoup d'esprit. Il court un peu après ; mais il ne faudrait pas toujours parier pour l'esprit. Il a aussi beaucoup de connaissances, souvent peu approfondies, — si j'en crois tel propos que me tint, un jour, un spécialiste sur le sujet du Latin mystique, — mais variées, curieuses, amusantes, et qui sont parfaitement suffisantes pour un publiciste.

Il a ses partis pris, et, par exemple, une horreur et un mépris indéfectibles à l'endroit des professeurs de l'Université en général et des professeurs de philosophie en particulier. Les sentiments d'inimitié personnelle qu'il nourrit à l'égard de Kant doivent lui venir de la répulsion que lui inspire M. Bontroux [Boutroux ?]. Vous me direz que c'est peut-être l'inverse. Non, non, on ne hait jamais autant le vivant à cause du mort, que le mort à cause du vivant. La haine de M. de Gourmont pour Kant doit être une haine remontante.

Il est certain, aussi, que M. Rémy de Gourmont a trop de tendresse pour le paradoxe et qu'il le cherche, évidemment, comme les pêcheurs de corail cherchent leur précieux butin. Mais ceci n'est qu'une forme de l'horreur du lieu commun et du goût que M. de Gourmont se connaît bien — il l'a analysé dans une très bonne page — pour regarder toute chose avec des yeux frais, après s'être absolument débarrassé de tout préjugé, de toute manière traditionnelle et acquise de voir, de juger et de sentir.

Seulement, qu'il y prenne garde. Il n'y a rien d'horrible comme un lieu commun. Mais le paradoxe n'est, souvent, qu'un lieu commun retourné, et, dans ce cas, il est juste aussi horrible qu'un lieu commun, et, de plus, il est prétentieux. Il y a quelques-uns de ces paradoxes qui ne sont pas sentis, qui sont simplement des lieux communs qu'on a ramassés et qu'on a présentés à l'envers au lieu de les présenter à l'endroit, exercice facile, dans les ouvrages de M. de Gourmont. Il est plus malaisé de repenser les lieux communs pour les rajeunir, que de les retourner comme de vieilles redingotes pour se donner comme habillé de neuf. La vérité n'est jamais le contraire d'un lieu commun. Elle est autre chose. Si elle en était le contraire, pardieu, il serait trop facile de la trouver.


Ces réserves faites, je confesse que j'ai lu avec beaucoup de plaisir le Livre des Masques, la Culture des Idées, le Problème du Style et le dernier écrit de M. de Gourmont : Epilogues. Pourquoi, Epilogues ? M. de Gourmont songerait-il à ne plus écrire ? Il aurait tort. Il ne me paraît pas fatigué du tout.

Les Epilogues sont une espèce de journal intellectuel. M. de Gourmont voit passer, devant lui, les événements, petits ou grands, — et les petits lui paraissent, souvent, plus intéressants et plus considérables que, les gros, et il arrive qu'il ait raison, — et sur tout cela, au jour le jour, il fait ses petites réflexions. Seulement, M. de Gourmont étant philosophe, je veux dire ayant, sinon un système philosophique, du moins un esprit philosophique et une tendance philosophique générale, ces réflexions ne laissent pas, mises bout à bout, de faire un livre.

M. Rémy de Gourmont me paraît, de tous les Français, le plus profondément pénétré des théories, des idées et, surtout, des colères de Nietzsche. C'est le plus Nietzschéen des Occidentaux, peut-être à égalité avec M. André Gide. Son fond est une espèce de scepticisme intransigeant, je ne veux pas écrire de scepticisme fanatique ; mais, enfin, il y a bien quelque chose comme cela. « L'horrible manie de la certitude », comme disait si joliment Renan, lui est absolument insupportable ; mais à ce point, car il n'a ni la main légère, ni l'esprit souple et attique de Renan, qu'il ne serait pas très loin d'avoir le scepticisme aussi impérieux et aussi dominateur que d'autres ont leur dogmatisme. Et le scepticisme dogmatique est chose qui ne laisse pas, elle aussi, d'être odieuse.

Pour mon compte, le dogmatisme intempérant m'est si antipathique, que je me défends, mais que je ne puis m'empêcher de me laisser aller un peu et d'avoir quelque faiblesse pour M. de Gourmont.

Par exemple, quand il nous dit, bien finement et fortement :

« La vérité est un mot par lequel on exprime l'accord entre l'objet et la représentation, c'est-à-dire rien qui ait un sens pénétrable à une intelligence humaine, puisque nous ne connaissons jamais un objet que selon la représentation mentale que nous nous faisons de cet objet. L'objet n'existe pas plus réellement dans la représentation qu'un arbre dans une photographie ; et, cependant, nous devons nous contenter de la représentation ; car nous ne verrons jamais l'objet ; nous ne saurons jamais s'il y a un accord et de quelle sorte, entre ce qui est et ce que nous connaissons. On ne peut donc rien prouver. Comme le dit un récent philosophe (Jules Martin : la Démonstration Philosophique), ce que nous appelons des preuves ne sont que des observations plus précises, des pensées plus logiques. En fait, on voit telles preuves, parce qu'on a telles convictions. Quand on pense une doctrine, on ne peut penser comme vraie que cette doctrine. »

Par exemple, quand il nous dit encore :

« La vérité, c'est le doute, tempéré par le mépris. (J'aimerais mieux : c'est le mépris, tempéré par le doute ; mais peut-être je ne comprends pas bien.) Il n'y a qu'un moyen de s'entendre sur la plupart des questions qui troublent l'humanité : c'est de les délaisser et de les tenir pour résolues ou pour insolubles. Faisons-nous des quadratures du cercle ! »

Comme le plus grand sceptique du monde croit encore à beaucoup de choses, c'est-à-dire a moins de « mépris » pour certaines idées que pour d'autres, tout en tempérant encore par un doute salutaire ses préférences mêmes, on peut se demander quelles sont les demi-croyances de M. Rémy de Gourmont.


Eh bien ! comme son maître Nietzsche, M. de Gourmont est un peu païen et un peu immoraliste. Il croit que le rêve de beauté et le rêve de force sont, tout au moins, la représentation du monde la meilleure, la plus salutaire, la plus conforme à sa nature, que l'humanité ait pu se donner. Il croit que la justice ne doit pas être opposée à la force, parce que la justice n'est pas autre chose qu'une force qui s'est organisée, ordonnée, et qui a pris une forme régulière. Et, par conséquent, à une nouvelle justice qui se dresse devant l'ancienne, il faut demander :

— Quelle est votre force ?

Au fond, dans l'histoire humaine, la plus grande justice fut toujours la plus grande force, en ce sens que quelque chose ressemblant à ce que l'homme a dans l'esprit quand il prononce le mot « justice », n'a jamais été réalisé, organisé et imposé au monde que par une force tellement triomphante qu'elle ne sentait plus le besoin d'être violente, d'être injuste, d'être voleuse, batailleuse et rapace et, du reste, ne permettait à personne de l'être.

M. de Gourmont dirait donc à quelqu'un, à X... :

— Soyez fort, plus fort encore, indiscutablement fort : cela vous donnera peut-être l'idée et, à coup sûr, la possibilité d'être juste ; de telle sorte que la force est peut-être la source et, à coup sûr, est la condition de la justice.

M. de Gourmont est partisan, encore, de l'immoralisme, en bon Nietzschéen, et en ce sens qu'il croit, qu'il a tendance à croire, que toute la morale consiste à faire de soi un être fort, parce qu'un être fort, c'est un être sain. Je crois entrevoir que pour lui, comme pour Nietzsche, la morale traditionnelle a ceci de désastreux qu'elle est négative, prohibitive, restrictive, qu'elle dit toujours : « Ne faites pas... », qu'elle dit toujours : « Noli » et qu'elle ne dit guère : « Velle debes. » Et il s'écrie, trop succinctement pour être assez clair et pour ne pas prêter à de fausses interprétations :

« Quand donc enseignera-t-on l'identité de la morale et de la force ? »

Il faudrait dire, selon moi :

« Quand donc enseignera-t-on que la force se fait une morale, et que la morale de la force est une morale forte et non une morale craintive et veule ? »

Mais, dans ces notes rapides jetées sur le papier, M. de Gourmont n'est pas tenu de faire, ex professo, un cours de philosophie.

Du reste, il a surtout l'instinct polémique et son livre, lui aussi, est surtout négatif. Il est une suite de satires vives, courtes et promptes — bonne manière — contre les choses que M. de Gourmont n'aime pas. Quelles sont les choses que M. de Gourmont n'aime pas ? Mon Dieu ! il en est un peu, à cet égard, des choses comme des hommes et les choses que M. de Gourmont n'aime pas, ce sont les choses qui ont eu du succès, de nos jours. Ses bêtes noires sont ce que Bacon aurait pu appeler idola temporis, les idées générales, préjugés, lieux communs et coqueluches dont nous nous sommes entêtés depuis environ un demi-siècle. Il déteste les religions, les principes de 1789, la morale de Kant, le protestantisme, l'instruction « scientifique » et la phraséologie des considérants de M. Magnaud.


Vous me direz que les religions, pour commencer par elles, sont plutôt idola præterite temporis que idola præsaclis. Je sais bien ; mais M. de Gourmont a le diagnostic aigu et il sait très bien que la plupart des idées modernes ne sont que des résidus religieux, que des croyances religieuses transformées, peu transformées, et déguisées plutôt et travesties. Il sait bien, ou croit savoir, que la Révolution française est une crise religieuse ; plus précisément, est une crise du Christianisme ; que liberté veut dire liberté chrétienne (?) ; égalité, égalité chrétienne, et fraternité, fraternité chrétienne ; que les hommes pensent et sentent, sous d'autres mots, des choses qu'ils pensent et sentent depuis très longtemps, et c'est comme phénomènes très actuels qu'il déteste les religions, « ces philosophies pensées par des imbéciles », comme il dit d'un mot qui aurait fait plaisir à Voltaire. Il déteste la morale de Kant parce qu'elle est professée par les maîtres des Universités allemandes et des Universités françaises, gens dogmatiques, didactiques et profondément ennuyeux, et parce qu'elle lui semble le dernier résumé et comme la quintessence du protestantisme.

Sur celui-ci, il ne tarit pas. Jamais il n'a plus de verve que quand il le rencontre sur son chemin. Il faut un peu l'écouter sur cette affaire :

« M. Buisson, parlant sur le Devoir présent de la Jeunesse, s'exprime ainsi, d'après un compte rendu analytique : « La poésie du régime républicain est faite de force morale, d'énergie morale, de vie. morale... », et cela dura deux heures, et, comme un glas de naufrage, on n'entendait plus que « morale, morale, morale », tombant toutes les dix secondes dans le vide des cervelles abruties. Si la jeunesse en est là de pouvoir écouter de tels croassements sans avoir envie de berner l'orateur, c'est que le protestantisme a fait de tristes progrès dans l'âme française. Que Ballier est plus sain ! (Voilà les nietzschéades un peu lourdes où M. de Gourmont se laisse trop aller.) La société de confesseurs, dont M. Buisson fut, ce jour-là, le représentant, est formée d'un redoutable mélange de tous les cléricalismes... Ces messieurs ont le dessein, paraît-il, de façonner avec les débris de leurs morales particulières, dont ils sacrifient généreusement chacun un petit morceau, une tierce morale destinée à empoisonner, sans distinction, toutes les classes de la société. Cette tierce morale serait nécessairement chrétienne ; étant chrétienne, elle serait protestante ; étant protestante, elle serait une œuvre de fanatisme religieuse, puisque le protestantisme français en est à sa période d'intolérance et d'insolence. »

Et M. de Gourmont continue avec entrain, un protestant dirait peut-être avec insolence ; mais je n'entre pas, pour aujourd'hui, dans la bataille. Il y a des moments où je suis critique.

— Le critique, a dit quelqu'un, c'est ce monsieur qui aime le billard, mais qui ne sait pas jouer au billard et qui compte les coups.

M. de Gourmont ne pouvait pas ne point s'égayer sur M. Magnaud, puisque M. Magnaud a eu du succès et a été habillé, par quelques-uns, en Tolstoï occidental, et c'est ainsi, entre autres niches et nasardes, que M. Magnaud ayant acquitté une fille-mère et infanticide, sur cette raison que « c'est la faute de la société », M. de Gourmont lui dit, avec un flegme qui a son charme :

« Monsieur, je vous ferai remarquer que mon voisin était un excellent homme et qu'il a été écrasé par un tramway électrique et que c'est aussi la faute de la société. » M. de Gourmont qui, du reste, ne se souvient pas d'avoir bu une goutte d'eau-de-vie, se demande, encore, si les ligues antialcooliques sont bien dans le vrai. Après tout, se dit-il, ou à peu près, il en va de l'alcoolisme comme du suicide. Autrefois, dit-on, on supprimait les faibles. De nos jours, on ne s'attache qu'à les sauver. Ainsi le veut l'humanitarisme. Mais les faibles, qui ont conscience de leur devoir, qui est de ne pas exister, se suppriment eux-mêmes, qui par le réchaud, qui par le revolver, qui par précipitation d'un lieu élevé. Ils sont dans le vrai. Ils sont sociaux, très correctement. Les alcooliques se suppriment, eux et leur progéniture, par l'alcool. Ils ont bien raison. Qu'est-ce qu'on devrait faire d'un homme assez faible pour boire de l'alcool et qui est, non pas faible parce qu'il est alcoolique, mais alcoolique parce qu'il est faible ? On devrait lui interdire d'avoir des enfants, puis, s'il ne guérit pas, le supprimer. Eh bien ! il se supprime lui-même et il fait des enfants qui ne vivent point. C'est très bien. Il fait ce que vous devriez faire. Il répare vos négligences ou vos erreurs. C'est le meilleur citoyen du monde.


Ainsi plaisante sinistrement et, au fond, avec beaucoup de raison, M. de Gourmont, et je n'ai pas besoin de vous rappeler que cela est du Nietzsche tout pur. Rien n'est plus intéressant, dans tout Nietzsche, ni plus original que sa théorie de la nécessité des déchéances.

Sur nos manies pseudo-scientifiques, de bonnes boutades encore dans le livre très superficiel, mais très varié et très riche, de M. de Gourmont. Je veux vous en citer une in extenso, pour vous donner une idée de la manière. Manière est le mot, je sais bien ; mais encore ce manière-là n'est pas sans ragoût. On ne peut pas toujours se satisfaire de choses absolument simples :

« Quelle est la valeur de l'instruction ? Immense, monsieur, immense, absolue ! Nous n'avons pas assez de cours, d'écoles, d'examens, de manuels, de grammaires, de lexiques. Trop peu d'enfants, mâles et femelles, vivent, de six à vingt-cinq ans, les yeux et les oreilles agrippés par la lettre imprimée, par la voix du maître. Il faut apprendre tout, n'importe quoi, sans but, sans intelligence, apprendre comme boit une éponge, comme entonne un ivrogne. Ne dit-on pas altéré de savoir ? »

Properce n'a-t-il pas écrit :

« Parle. Je te bois à pleines oreilles. Jucipe, suspensis auribus ista bibam. »

Il y a des petites filles de dix ans qu'on pourrait tordre comme un drap mouillé : il en sortirait des gouttes de science, des perles, peut-être des flaques, des perles avec leurs coquilles. Cela donne de l'espoir et fait bien augurer de l'avenir, du temps où les écolières sauront tout, exactement tout ce qui leur sera inutile au cours de la vie. On entrevoit des lueurs ; l'avenir flambe au loin. Ainsi, ces jours derniers, on a demandé aux petites élèves d'une école primaire :

— Qu'est-ce qu'un œuf, comme aliment ?

Les réponses furent unanimes :

— L'œuf appartient à la catégorie des aliments albumineux.

Voilà la science, la vraie science. Mais à cette autre question, basse et répugnante :

— Combien de temps faut-il pour cuire un œuf à la coque ?

Les réponses ne furent plus unanimes. Les jeunes adeptes firent varier leurs évaluations entre une demi-heure et trois quarts d'heure. L'une, même, affirma :

— Trois quarts d'heure, au moins.

Croyez-vous que ces gamines perdent leur à l'école et qu'on ne fait pas bien de les enlever aux jupes de leurs mères ? Albumineux !

Renan genuit Nietzsche ; Nietzsche genuit de Gourmont. Et il y a du déchet, sans doute, mais il y a encore de la race.

ÉMILE FAGUET.
de l'Académie française.

pp. 267-269


3. « Revue des Livres : Promenades philosophiques, par M. Rémy de Gourmont »,
Les Annales politiques et littéraires, n° 1155, 13 août 1905.

Histoire, Morale, Philosophie

Promenades Philosophiques, par M. RÉMY DE GOURMONT

Le dernier recueil d'articles de M. Rémy de Gourmont, comme tous les livres de cet auteur, du reste, est extrêmement curieux. Il est intitulé Promenades Philosophiques parce que, en effet, ce sont les articles de philosophie ou de psychologie qui y dominent. (François Bacon et Joseph de Maistre, le Pessimisme de Leopardi, saint François d'Assise, Idéalisme et Matérialisme, Kant, Gœthe philosophe et naturaliste, Herbert Spencer, l'Idée de temps, Nietzsche, Stendhal philosophe, etc.)

Cependant, il y a des articles purement littéraires comme celui qui porte sur Sainte-Beuve, considéré comme créateur de valeurs (c’est-à-dire comme créateur d’opinions) ; comme celui qui a trait au « goût de la perfection » ; comme celui qui prend pour sujet le « plaisir de l'eau », etc.

Et, enfin, il y a toute une partie philologique où vous trouverez, non sans plaisir, un nouvel épisode de la guerre sans merci que M. de Gourmont a déclarée à M. Albalat (c'est au cours de cette guerre que l'Académie, avec un flegme philosophe », a couronné, dans la même séance, M. Albalat et M. de Gourmont) ; un article très curieux sur les raisons pourquoi les mots sont féminins ou masculins ; toute une étude très poussée sur la réforme de l'orthographe, question sur laquelle je ne suis pas fâché de me trouver à peu près d'accord avec M. de Gourmont ; etc., etc.

Ce livre ne laisse qu'un regret, c'est à savoir que tous les articles, à l'exception de celui qui est consacré à l'orthographe, soient trop courts. Tantôt M. de Gourmont effleure, tantôt il perce, tantôt, même, il embrasse et d'une étreinte qui ne laisse pas d'être assez forte ; jamais il n'insiste, jamais il n'analyse avec patience, et les plus grands sujets, comme les plus petits, sont, pour lui, l'affaire de cinq ou six pages. J'aime un professeur qui nous dit à sa première leçon :

— Ma méthode consiste à épuiser les sujets.

La méthode de cet imbécile est parfaitement inconnue de M. Rémy de Gourmont, dont je ne songe qu'à le féliciter ; mais aussi il tombe un peu dans l'excès contraire. Il est quelque chose comme un suggéreur, et singulièrement fécond, à la rencontre ; mais, en vérité, quoique très bien mis par lui sur la voie de penser, nous voudrions souvent, presque toujours, qu'il prît la peine de penser un peu plus longtemps pour nous. Il se retire trop vite, avec une hâte de discrétion qui est de très bon goût et une confiance en nos propres forces qui est flatteuse, mais qui ne va pas, cependant, sans laisser une déception. George Sand disait d'elle-même :

« Quand j'essayais d'écrire des articles, je ne réussissais pas du tout. Lorsque j'en étais encore à commencer, c'était le moment de finir. »

M. de Gourmont, lui, finit toujours au moment où tout le monde a l'impression qu'il commence et le désir qu'il continue.

C'est, sans doute, parce que ce que nous lisons dans ses livres comme chapitres a été, d'abord, articles dans tel journal, où la place était mesurée. Fort bien ; je connais cela. Mais, s'il en est ainsi, je supplierai M. de Gourmont d'étoffer un peu pour le livre ce qu'il a laissé succinct et un peu étriqué pour le journal. Je l'avertis que, non seulement pour le plaisir, pour la sensation de plénitude, mais quelquefois même pour l'intelligibilité, c'est nécessaire..

Et maintenant que M. de Gourmont, avec les bontés familières dont il lui plut toujours de m'honorer, me réponde qu'il écrit pour des gens plus intelligents que moi et à qui il n'en faut pas tant pour qu'ils comprennent, je reconnaîtrai là sa charité, et il n'en sera pas autre chose.

Dans toutes les questions où je suis compétent, je suis très près de l'avis de M. de Gourmont et j'avertis que, dans ce volume, le péché mignon de M. de Gourmont, j'entends l'humeur paradoxale, apparaît très rarement. Son « Sainte-Beuve créateur de valeurs » est excellent. Personne n'avait mieux montré que le principal mérite de Sainte-Beuve est de solidifier en définissant ; que, grâce, à lui, l'auteur qu'il a distingué et qu'il a défini, devient, dans notre esprit, une réalité précise au lieu d'être un fantôme brillant et que c'est à la définition de Sainte-Beuve que cet auteur a pris, en quelque sorte, sa consistance.

Quelle vue juste ! Cela revient à dire qu'une pensée n'est vraiment pensée que quand elle a été repensée par un cerveau presque égal à celui qui l'a conçue. Le vers fameux, dont j'oublie l'auteur :

Vous les égalez tous, lorsque vous parlez d'eux,

est certainement une bêtise, et je ne voudrais pas qu'une admiration indiscrète le mît en épigraphe des œuvres de Sainte-Beuve ; mais, du moins, on peut dire que Sainte-Beuve donnait comme une vie nouvelle, et, sinon plus intense, du moins plus précise, aux écrivains, et, du reste, à tous les hommes dont il parlait ; et je dirai quelque chose comme ceci :

Il les crée à nouveau, quand il les définit.

J'apprécie encore singulièrement cette idée sur laquelle M. de Gourmont avait insisté déjà dans son Esthétique de la Langue Française (si je me rappelle bien), qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais, d'un côté le penseur et de l'autre l'écrivain ; qu'il n'en faut pas faire « deux », comme dit Montaigne, et que l'on est grand écrivain seulement quand on est grand penseur :

« Le fond et la forme sont inséparables..., et la littérature sans la pensée, qu'est-ce que cela ? »

C'est la vérité, il faut en être sûr, malgré les quelques exemples qu'on cite toujours comme objections. Sans doute, Auguste Comte écrit mal (et tout simplement parce qu'il écrit vite) ; mais voyez donc il écrit mal ! C'est toujours quand sa pensée n'est pas sûre du tout, quand elle flotte. Quand il arrive à ses formules, elles sont d'un style aussi sûr et aussi fort qu'il est possible. Je reconnais qu'il n'écrit bien qu'à ces moments-là. Mais c'est qu'aussi il n'est vraiment grand penseur qu'à ces moments-là. Le reste est préparation, acheminement, pénible souvent, pensée qui se cherche. S'il s'était réduit à ses pages essentielles, qui, mon Dieu, suffiraient, il serait tenu, avec raison, pour un grand écrivain.

Il faut en dire autant de Maine de Biran. — Balzac me gênerait davantage. Mais, encore, j'ai bien eu soin de dire qu'il est excellent écrivain là où il est dans l'exercice vrai de sa vraie force cérébrale. Il est, avant tout, un homme qui voit et qui entend. Quand il décrit ce qu'il a vu ou reproduit ce qu'il a entendu, il écrit très bien ; personne n'écrit mieux. Quand il se mêle de penser, il écrit mal. Eh bien ! c'est mon opinion, du moins, qu'il n'avait que des commencements de pensée, beaux commencements, sans doute, et d'où l'on a pu tirer de très belles choses, mais commencements seulement, et, dès lors, il n'est pas très étonnant qu'il balbutiât. J'indique le chemin seulement. Faites le tour, suivant cette méthode, de tous les écrivains de votre connaissance.

Je suis un peu choqué, quoique très peu kantiste, du mépris profond que M. de Gourmont professe pour Kant. Je ne tiens pas du tout à l'esthétique de Kant, objet des railleries un peu faciles de M. de Gourmont; mais je n'estime pas sa morale si surannée. M. de Gourmont me semble un peu trop sous l'influence tyrannique de Nietzsche quand il la moque allègrement.

Il bouscule d'un haussement d'épaules le fameux principe :

« Agis de telle sorte que tu désirasses que la maxime de ton action fût érigée en loi universelle. »

Sans doute, ce n'est pas là le fondement de la morale ; mais, incontestablement, c'est le signe certain de l'acte moral, et je défie, ma foi, qu'on en trouve un plus sûr. Est-il vrai que, si chacun agissait ainsi, la moralité universelle existerait ? Eh bien ! alors, c'est un admirable critérium trouvé et admirablement défini.

Et, ce qui n'est pas sans intérêt, rien ne montre mieux, en passant, que la morale est toute sociale. Qu'est-ce que c'est que l'acte moral ? C'est l'acte qui est tel qu'on le pourrait prendre pour règle sociale et qui est tel que, si tous les autres étaient modelés sur lui, la société serait admirable et, du reste, heureuse. Que veut-on de plus, et toute la moralité possible n'est-elle pas là ? Non, ce petit axiome n'est pas méprisable.

Et je veux bien que Kant ait dit lui-même (l'a-t-il bien dit ?) que ce principe ne procède pas de l'expérience ; mais, en vérité, s'il n'en procède pas, il s'y ajuste assez bien et il n'y a pas de principe plus empirique, dans le sens favorable du mot, que celui-ci.

C'est comme l'apophtegme, également célèbre :

« Ce que nous devons faire, voilà la seule chose dont nous soyons certains. »

Il a été admirablement battu en ruine par Nietzsche, je le sais bien ; mais il a encore, ce me paraît, une certaine solidité. M. de Gourmont s'écrie, résumant Nietzsche :

« Comment peut-on être certain de ce que l'on doit faire, a priori, sans avoir examiné les circonstances à mesure qu'elles se présentent ? Qu'est-ce que ce devoir en soi, cette certitude en soi ? Pure théologie. »

Personne n'est plus d'avis que moi que toute la connaissance est relative, et la connaissance morale comme tout le reste de la connaissance. Personne n'est plus d'avis que moi que l'on hésite sur le devoir, que l'on est incertain sur le devoir, souvent, exactement comme sur la couleur ou la nuance d'un objet. Je ne dirai jamais qu'il y a un absolu dans la connaissance morale. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a beaucoup plus de certitude dans la connaissance morale que dans toute autre connaissance.

Je ne me sens pas du tout obligé d'avoir une opinion sur la musique de Wagner et je me sens très bien obligé de faire le bien. Ce n'est pas, sans doute, ce que je dois faire dont je suis certain. Mais je suis certain que je dois bien faire et que je dois chercher, en toute circonstance, ce que je dois faire pour faire bien.

C'est cette obligation qui a en moi un plus grand caractère de certitude que toute autre chose, et c'est ce qui permet de dire que la connaissance morale est plus certaine que toute autre.

Mais ceci même, — non plus « ce que nous devons faire, voilà la seule chose dont nous soyons certains» ; mais : « que nous soyons obligés à bien faire, voilà la seule chose dont nous soyons certains, ou, du moins, plus certains que de toute autre chose », — ceci même est-il vrai ?

Oui, et c’est précisément ce que Nietzsche, en le combattant, a parfaitement démontré. Pourquoi, comme il l'a assez mis en lumière, pourquoi la morale est-elle la « Circé des philosophes » ? Pourquoi les charme-t-elle, les enchante-t-elle et les paralyse-t-elle comme la « large torpille » dont parle Platon ? Pourquoi tous veulent-ils aboutir à la morale, ou sont-ils forcés d'aboutir à la morale, de quelque point qu'ils partent, quelque méthode qu'ils prennent ou quelque système qu'ils embrassent ? C'est un signe, cela. Pourquoi ?

Pourquoi, sinon parce que, quand on en arrive à la morale, c'est au fond même de l'homme que l'on touche, et que c'est quand on en est là qu'on ne peut pas s'enfuir hors de l'humanité ? Au fond de l'homme, il y a précisément ceci :

— Tu es forcé d'agir et tu dois agir bien.

C'est cela qui est le plus certain ; c'est sur cela que l'homme doute le moins.

— Tu es forcé d'agir et tu dois agir bien.

— Oui ; mais où est le bien ?

C'est ici que le relativisme commence, ou, du moins, s'accuse nettement. Mais « tu es forcé d'agir et tu dois agir bien », ce n'était presque pas relatif, c'était presque l'absolu ; c'était la chose dont l'homme doute le moins.

De sorte que la morale c'est une sorte d'obéissance à ce qu'il y a de plus impérieux dans notre nature après les besoins matériels.

De sorte que vivre moralement c'est, tout simplement, nous conformer à notre nature.

De sorte que « agis moralement » et « agis conformément à ta nature » sont, d'expérience faite, des formules synonymiques.

Eh bien ! la voilà, la légitimité de la morale. La morale, c'est la conformité à notre nature, c'est ce qui s'éloigne le moins de notre nature, c'est ce dont la pratique satisfait le plus notre nature et ce dont la violation choque le plus notre nature.

Et, par conséquent, c'est, pouvant nous tromper, mais obéissant à notre nature en nous trompant, ce dont nous sommes le plus sûrs.

Voilà, à peu près, ce qu'a dit Kant. Et je ne trouvais pas cela si ridicule. Je reconnais que, comme toute chose au monde, cela peut être contesté ; mais cela reste assez fort. Il ne faut pas prendre, à l'égard de Kant, les airs de souverain mépris. En cette attitude, Nietzsche lui-même a été ridicule. Certainement, il a manqué à Kant — comme à Descartes, du reste, et, en vérité, comme à tous les philosophes jusqu'au dix-neuvième siècle — d'être un observateur, d'être un psychologue expérimental ; mais c'est, comme Descartes, un vigoureux et subtil manieur d'idées et un vigoureux et subtil logicien. Que Nietzsche sortît avant lui de la mémoire des hommes, il ne m'étonnerait pas beaucoup.

Quoique trop sommaire encore, comme toujours, et trop tranchant, comme toujours, j'aime infiniment mieux l'article de M. de Gourmont sur ce surfait, sur ce faux surhomme de Spencer... Mais j'irais loin, de ce pas, le petit volume de M. de Gourmont traitant, en les effleurant, à peu près de toutes choses, velut canis bibens ad Nilum et fugian, comme le bon chien de chasse buvant, un instant, au fleuve et reprenant sa course. Je ne voulais que signaler ce petit livre très substantiel, très divertissant et tourné en très bon style.

Car c’est mon avis que M. de Gourmont est très bon écrivain. Il écrit aussi bien, à mon avis, qu'à son avis j'écris mal, et je me porte garant que ce n'est pas peu dire. Aussi, précisément, parce qu'il sait sa langue, lui reprocherai-je des négligences comme « ne laisserait pas que d'être déprimante » ; — « malgré que Du Bellay ait donné l'exemple » ; — « jusqu'à aujourd'hui » ; — « le beau... ressort à un sens spécial. ». Ces locutions sont peut-être un peu hasardées. Elles déparent des pages très finement pensées et très délicatement écrites.

Ce n'est pas une raison pour que vous ne lisiez pas les Promenades Philosophiques. Quoiqu'elles soient trop rapides, elles vous charmeront bon gré mal gré que vous en ayez ; et, bien qu'elles soient un peu trépidantes, elles ne laissent pas d'être solides. C'est le meilleur volume, à mon gré, que M. de Gourmont ait publié jusqu'aujourd'hui et il ressortit à la haute littérature philosophique.

ÉMILE FAGUET.
de l'Académie française.

pp. 109-111


Emile Faguet, vu par Remy de Gourmont.