Anatole France, par André Rouveyre

GOURMONT ET LE LIMAÇON

Il appelle Remy de Gourmont, un « polygraphe ».

— C'est un touche à tout, qui ne casse rien. Il y a, chez lui, du jongleur. Son prestige vient, surtout, de la rapidité avec laquelle il lance les paradoxes. Il a d'abondantes lectures. Rien ne lui est étranger. Mais il n'est préexcellent en rien. Exemple : son Latin Mystique, c'est un médiocre livre, qui n'étonne que les gens de petite latinité. Le moindre professeur de rhétorique ecclésiastique lui en remontrerait. La partie la plus originale de son œuvre, c'est, à mon gré, la Physiologie de l'amour. Il y démontre que le chef-d'œuvre de la création, c'est le limaçon. Oui-da, le limaçon ! Vous ne vous en seriez pas douté. Attendez un peu. D'abord, ce gastéropode aux belles cornes, est à la fois mâle et femelle. Il peut tâter de l'un et de l'autre sexe. C'est un grand avantage ! Il ne se décide qu'en connaissance de cause. Il met l'expérience dans l'amour. Je sais bien que quelques-uns de nos contemporains ont fait, dit-on, plusieurs études, et ont essayé de corriger l'arbitraire du Créateur. Pour moi, je suis routinier. Je me contente de suivre les voies que m'assignèrent la Providence et l'état civil. Je ne m'évade pas de mon sexe. Mais le colimaçon, à son gré, peut passer de l'un à l'autre. Ses amours durent, si je ne me trompe, cinq ou six semaines. Voilà qui vaut la peine de s'y mettre ! Pour nous autres, malheureux humains, la douleur dure un siècle, et la volupté le temps d'un éclair. C'est ce que remarquait déjà, en son temps, le capucin Barbette. « Vous, vous vous adonnez à la paillardise et à la fornication, hurlait-il, en chaire. Pauvres gens ! Vous êtes de grands benêts ! Le jeu n'en vaut pas la chandelle ! Dans l'extase du déduit, vous atteignez le septième ciel. Mais pour ce que vous y demeurez ! Si encore cela durait sept ans, sept mois, sept jours, sept heures !... Mais... Cric-crac ! vous voilà dans l'Enfer ! » Si le colimaçon va en Enfer pour sa paillardise, il y va documenté. Il pourra vivre sur ses souvenirs durant l'éternité. Heureux les colimaçons ! Mais connaissent-ils leur bonheur ? Vous me direz : « ils n'ont pas une âme immortelle ! » Grand bien leur fasse ! Ils ne la perdent point. Nous ne l'avons que pour la perdre ! Mais, au témoignage de Remy de Gourmont, ils possèdent un certain instrument excitatoire pour les bagatelles de la porte... Nous avons bien les jeux manuels ! ... Cet instrument est à pointe calcaire. Que voulez-vous de plus ? Eh oui ! mon ami ! Le limaçon est lait, visqueux, répugnant... mais il est hermaphrodite... mais ses amours durent six semaines. Mais il a un instrument excitatoire, à pointe de calcaire : cela vaut bien l'âme immortelle !

Vous connaissez Remy de Gourmont ? On le dit d'une laideur insigne. C'est le lépreux de la cité d'Aoste. Il ne sort qu'à la nuit. Le jour, il lui faudrait une crécelle. En feuilletant quelque vieux bouquin, il a attrapé une forme de la lèpre qu'on croyait perdue depuis le Moyen Age. C'est un gentil esprit, mais qui habite le plus ruineux des corps. C'est lui, la limace. Je ne dirais pas qu'il est hermaphrodite. Je ne l'ai pas vu ! Et à la vérité, peu me chaut. Chacun fait son salut comme il peut ! Mais ses amours durent six semaines, et pour l'instrument excitatoire, il en remontrerait aux colimaçons les plus cornus. C'est une compensation providentielle. Dieu lui a donné, la lèpre, la laideur. Mais aussi, la volupté...

(J.-J. Brousson, Anatole France en pantoufles, Crès, 1924, p. 326-328.)